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18/12/2024

Sur écoute : Trump et le renseignement, entretien avec la CIA

Sur écoute : Trump et le renseignement, entretien avec la CIA
 Charleyne Biondi
Auteur
Experte Associée - Numérique
 Marc Lowenthal
Auteur
Expert - Renseignement, ancien directeur adjoint de la CIA

Quelle a été la relation de Donald Trump avec le renseignement durant son premier mandat et quelles leçons en tirer pour les années à venir ? Comment s’articulent les liens entre renseignement et politique et que change la personnalisation du pouvoir ? Quelle est l’incidence du style "fact-free" du futur président sur les services de renseignement américains ? En quoi la relation de coopération avec les alliés des États-Unis, notamment européens, pourrait-elle en être affectée ? Après la nomination controversée à la tête de la CIA de John Ratcliffe, ex Directeur du renseignement national (DNI) en 2020-2021, et celle de Tulsi Gabbard au poste de DNI, Charleyne Biondi s’entretient avec l'ancien directeur de l'Analyse à la CIA, Mark Lowenthal, et éclaire sous le jour d’une approche historique les scénarios qui se dessinent pour le second mandat de Donald Trump.

Charleyne Biondi (CB) : La rhétorique de Donald Trump a souvent reflété un certain scepticisme à l'égard de ce qu'il a appelé "l'État profond", laissant entendre que les agences fédérales, y compris au sein de la communauté du renseignement, travaillaient contre lui. Il a, ce faisant, suscité de vives inquiétudes quant à l’avenir de ses relations avec les services de renseignement. Sur la base de son premier mandat, que savons-nous de la relation de Donald Trump avec la communauté du renseignement, en particulier en ce qui concerne la manière dont il a reçu et traité les "President's Daily Briefs" (rapports quotidiens du président) ? En quoi son approche diffère-t-elle de celle de ses prédécesseurs ?

Mark Lowenthal (ML) : Dans les années 1960, Lyndon B. Johnson a été le premier président à recevoir chaque matin une note d'information personnalisée des services de renseignement, ce qui a donné naissance au President Daily Brief (PDB) tel que nous le connaissons aujourd'hui. Le nom laisse entendre que le président le reçoit quotidiennement mais la fréquence dépend en réalité des préférences de chaque président. George W. Bush exigeait d’être briefé six jours par semaine. Barack Obama préférait un rythme de cinq jours par semaine, tandis que Bill Clinton et Donald Trump ne le demandaient que quelques jours par semaine. Il n'y a pas de règle fixe, tout dépend du président et de la manière dont il choisit d’interagir avec ses officiers de renseignement. Le PBD, quoique structuré comme un document écrit, est susceptible d’être présenté de multiples manières. Trump, par exemple, n'aimait pas le lire lui-même et préférait qu’on lui résume par un topo, rien qu’un topo. Le président Bush souhaitait lire le rapport et être briefé oralement en même temps. Obama quant à lui prenait connaissance du PBD en amont, puis discutait de son contenu lors de la réunion avec ses officiers de renseignement.Aujourd’hui, c’est le service du directeur du renseignement national qui supervise le processus du PDB. Depuis l'administration Bush, le directeur du renseignement national assiste également à ces réunions afin de fournir un contexte supplémentaire et, surtout, de comprendre quelles sont les préoccupations prioritaires du président. Sous la présidence de Donald Trump, non seulement les réunions d'information étaient moins fréquentes, mais elles étaient aussi plus contraintes par les exigences du président. En particulier, Donald Trump demandait des rapports sur la façon dont on parlait de lui à l'étranger et sur la perception que les gens avaient de lui.

De nombreux présidents ont préféré garder leurs distances. Mais Trump est arrivé au pouvoir avec une grande hostilité à l’égard des services, et son attitude n’a pas beaucoup évolué au cours des quatre années de son premier mandat.

Ces contraintes ont pesé sur le PBD lors de l’entrée en fonction de Donald Trump. Cela dit, rien n’oblige un président à apprécier la communauté du renseignement. De nombreux présidents ont préféré garder leurs distances. Mais Trump est arrivé au pouvoir avec une grande hostilité à l’égard des services, et son attitude n’a pas beaucoup évolué au cours des quatre années de son premier mandat.

CB : Le style de communication particulier de Donald Trump a souvent soulevé des interrogations, pour ne pas dire des inquiétudes, quant aux rapports qu’il entretient avec les faits, avec l'information. Cela est d’autant plus problématique lorsque les informations en question relèvent du renseignement. Pensez-vous que la méfiance de Trump à l’égard du renseignement en tant qu’institution s’applique également au renseignement en tant que discipline?

ML : Oui. Je crois que Trump ne comprend pas le renseignement. La plupart des présidents entrent en fonction sans réelle expérience du renseignement. Depuis la création des services modernes, en 1947, seuls Eisenhower, Nixon et George H.W. Bush en avaient une connaissance nette avant leur élection. Les autres présidents ne l’avaient pratiqué ni de près ni de loin. Pourquoi en irait-il autrement ? Il n’y a pas de raison pour qu’un sénateur, un gouverneur ou un homme d'affaires soit familier avec ce domaine. Mais la différence est que Donald Trump, lui, ne comprenait pas du tout ce que signifiait le renseignement. Avant sa première investiture, il a déclaré : "Je suis quelqu’un d’intelligent, je n'ai pas besoin d'être briefé sur les mêmes choses tous les jours - mettez-moi simplement au courant en cas de crise". Mais ce n'est pas ainsi que fonctionne le renseignement, qui est un processus cumulatif, fonctionnant par strates successives afin que la compréhension d’un sujet se construise au fil du temps. On ne peut pas se contenter de rattraper son retard au beau milieu d'une crise - ce n'est tout simplement pas ainsi que les choses fonctionnent. Trump n'aimait pas non plus le renseignement humain. Lors d'une des premières réunions d'information, il a déclaré, au sujet des analystes, "ces gens-là sont payés - ils vous disent simplement ce que vous voulez entendre"; témoignant de sa grande méfiance envers tout le processus. Et cela n’a pas changé. Au cours des quatre années de sa première présidence, il semblerait qu’il n’ait jamais réussi à appréhender la matière du renseignement, qu’il ne s’en soit jamais fait une idée juste.

CB : Les commentaires de Trump que vous venez de citer semblent suggérer une forme de mépris pour les renseignements qui lui ont été fournis. Pouvez-vous expliquer comment cela s'est manifesté au cours de son premier mandat, en particulier dans les cas où les renseignements qu'on lui présentait se heurtaient à ses croyances personnelles ou son programme politique ?

ML : L'exemple le plus parlant date de 2019. Chaque année, le directeur du Renseignement national, DNI ("Director of National Intelligence"), ainsi que les chefs des autres agences de renseignement, exposent au Congrès une séance d'information publique au sujet de leur "Worldwide Threat Assessment", un rapport sur l’évaluation de la menace mondiale. Ces réunions ont lieu depuis les années 1990. Le directeur y expose les principales préoccupations du renseignement et ce qu’il considère représenter des menaces majeures. À l'époque, Dan Coats était le DNI, et c'est lui qui était chargé de cet exposé. Il a déclenché la fureur de M. Trump en déclarant qu'il était peu probable que la Corée du Nord renonce à ses armes nucléaires - ce qui fait consensus pour la plupart d'entre nous, car la majeure partie des moyens de pression de la Corée du Nord dépendent de ses armes. M. Coats a également déclaré que même si les États-Unis s'étaient retirés de l'accord sur le nucléaire iranien, l'Iran en respectait toujours les termes. Exaspéré par ces déclarations, Trump a alors convoqué Coats, Gina Haspel (alors directrice de la CIA) et Christopher Wray (directeur du FBI) dans le Bureau ovale - une photo d'eux assis devant le Resolute Desk en témoigne - pour les réprimander comme s’ils étaient des enfants. Il leur a passé un savon, déclarant qu'ils étaient naïfs, qu'ils feraient mieux de retourner à l'école, tout en prétendant que, sans doute, les propos qu’on lui avait rapportés n’étaient pas exactement ceux qu’ils avaient tenus. Mais si, de fait, c’était exactement ce qu’ils avaient dit, exactement les conclusions du rapport. Trump a ensuite fini par démettre Coats et son adjointe, Sue Gordon, une professionnelle du renseignement.

Le problème ici est que Trump n’a pas compris que ces experts du renseignements ne cherchaient pas à mettre en cause ses choix politiques, mais simplement à dresser un état des lieux des affaires internationales. Mais Trump l’a pris comme un affront personnel, d'autant plus qu'il tenait à négocier un accord avec Kim Jong Un. Cette séquence est un exemple parlant. Après cet incident, M. Trump a nommé successivement plusieurs directeurs du renseignement national, et la fonction est devenue de plus en plus politisée.

Le problème ici est que Trump n’a pas compris que ces experts du renseignements ne cherchaient pas à mettre en cause ses choix politiques, mais simplement à dresser un état des lieux des affaires internationales.

Le dernier DNI de son mandat, John Ratcliffe (qui a maintenant été nommé futur directeur de la CIA) a même annoncé qu'il n'y aurait plus de séance publique pour exposer l’Évaluation de la menace mondiale. Aujourd'hui, le Congrès démocrate a adopté une loi qui oblige à produire un compte rendu public de ce rapport sur l'évaluation de la menace mondiale. Il sera intéressant de voir comment le nouveau DNI fera face à cette pression contradictoire, lui qui sera pris en étau entre un Donald Trump qui refuse de rendre publique cette réunion et un Congrès qui en a fait une obligation légale. Le conflit est inévitable.

CB : En ce qui concerne la politisation du renseignement, au cours du premier mandat de Trump, nous avons assisté à des nominations importantes, comme celle de Mike Pompeo à la CIA, ou celle de John Ratcliffe, qui a remplacé Dan Coats au poste de DNI. Ratcliffe, qui sera à la tête de la CIA sous la prochaine administration Trump, n'a aucune expérience en tant qu'agent de renseignement. De telles nominations politiques ne sont-elles pas fortement préjudiciables à l’efficacité des renseignements américains ?

ML : Il n’existe pas de nomination qui ne soit pas politique. Selon moi, il n’est pas nécessaire de disposer d’une expérience dans le renseignement pour bien diriger une agence. Par exemple, Bill Burns, le directeur sortant de la CIA, était un diplomate de carrière mais a été l'un des plus efficaces directeurs que nous ayons eus. De même, mon patron au département d'État, Mort Abramowitz, qui vient de décéder, était également diplomate et a fait un excellent travail à la tête des services de renseignement du département d'État. L'essentiel n'est pas d'avoir une formation en matière de renseignement, mais de comprendre comment façonner le travail de l'agence pour servir efficacement les décideurs politiques. Ce qui me préoccupe avec Ratcliffe, c'est qu'il a déjà politisé le renseignement à la demande de Trump. Et cela n'augure rien de bon s'il dirige la CIA. Encore une fois, ma méfiance n’est pas de principe, au nom d’une carrière qui ne serait pas la bonne, mais je m'inquiète de ses performances passées.

CB : En tant qu'ancien responsable de l'analyse à la CIA, pensez-vous que le fait d'avoir quelqu'un comme Ratcliffe - perçu comme un loyaliste du président - à la tête de la CIA pourrait constituer une menace pour l'objectivité ou la qualité de l'analyse des renseignements ?

ML : C'est une source d’inquiétude, oui. Comment les analystes professionnels réagiront-ils si leur directeur tente de promouvoir un programme politique, et comment le directeur et le président réagiront-ils lorsque les analystes leur apporteront des éléments exacts mais non conformes à ce que les dirigeants veulent entendre ? À l’évidence, le conflit est inévitable.

CB : Et en ce qui concerne les processus institutionnels au sein de l'agence, existe-t-il des garde-fous pour protéger les analystes de l'ingérence politique ?

ML : Non, il n'y en a pas beaucoup. En fait, la CIA est exemptée de la plupart des protections de la fonction publique, vous pouvez être licencié à loisir par le directeur, les analystes sont donc dans une position difficile. Les préoccupations ne sont pas dénuées de fondement.

CB : J'imagine que certains sujets, certains types de renseignements risquent plus que d'autres d'être politisés. Par exemple, il y a des domaines comme le contre-terrorisme qui sont plutôt "consensuels", politiquement parlant. Et puis il y a des sujets comme le renseignement politique sur les pays étrangers qui sont par nature plus conflictuels, plus susceptibles d’être mal interprétés. Vous avez mentionné précédemment son indignation face aux conclusions de l'évaluation de la menace mondiale sur la Corée du Nord et l'Iran. Son habitude de tout politiser, de tout ramener à une affaire personnelle, l'empêche-t-elle d'être réceptif aux rapports de renseignement sur les questions étrangères ?

ML : Donald Trump a sciemment ignoré les renseignements qui lui ont été fournis à propos de l'ingérence russe lors de l'élection de 2016. Par "ignorer", je veux dire qu'il en a publiquement rejeté les conclusions lors d’une conférence de presse qu’il tenait aux côtés de Poutine à Helsinki en juillet 2018.

CB : Il a certes rejeté les conclusions des services de renseignement américains en public, mais n’était-ce pas seulement pour la forme ? Les a-t-il également ignorées en privé ? 

Les hommes politiques sont, par définition, des personnalités très sûres d'elles-mêmes. C’est pourquoi, chaque fois que j’ai affaire à l’une d’entre elles, je me demande toujours : cet homme politique sait-il ce qu'il ne sait pas ?

ML : Oui, absolument. Donald Trump ne comprend pas que notre travail ne consiste pas à dire aux décideurs politiques ce qu'ils veulent entendre, mais à leur fournir les informations dont ils ont besoin pour être conscients des menaces et prendre de meilleures décisions. Même si nous ne faisons pas de recommandation politique, nous voulons que les décideurs disposent des meilleures informations possibles pour agir en connaissance de cause. Trump ne semble pas saisir cela. Les hommes politiques sont, par définition, des personnalités très sûres d'elles-mêmes. C’est pourquoi, chaque fois que j’ai affaire à l’une d’entre elles, je me demande toujours : cet homme politique sait-il ce qu'il ne sait pas ?

CB : "Il y a le connu connu, il y a l’inconnu connu…...", c'était Rumsfeld [ancien secrétaire à la Défense des États-Unis de 2001 à 2006, ndlr] ?

ML : Tout à fait. Et Trump ne semble pas comprendre qu'il y a des choses qu'il ne sait pas et qu’il existe des domaines dans lesquels il a besoin de conseils. Il est très sûr de lui, il sait ce qu'il veut faire. Cela rend les choses difficiles. Je pense qu'il y a certaines questions - comme l'Ukraine, Israël ou la politique économique - où surviendra une confrontation directe entre ce qu'il juge être la bonne ligne de conduite et la manière dont les analystes du renseignement évaluent les situations.

CB : Les inconnues inconnues. Il ne s'agit donc pas d'une simple comédie, il ne sait donc vraiment pas qu'il ne sait pas…?

ML : Non. Je ne crois pas.

CB : Et si l’on aborde le sujet de l'autonomie institutionnelle par rapport à l'influence présidentielle : on a souvent évoqué le style très personnalisé avec lequel Donald Trump exerçait le pouvoir, et sa tendance à centraliser la prise de décision et à faire primer la loyauté sur toute autre considération. Dans le contexte du renseignement, comment cette approche pourrait-elle influer sur l'autonomie d'agences comme la CIA ? Par exemple, lorsque la CIA traite de questions complexes telles que le conflit israélo-palestinien, nous avons vu ses directeurs assumer des missions qui vont au-delà du travail de renseignement traditionnel, comme l'élaboration de plans d'action pour la paix, des rôles qui sortent du strict cadre de travail du renseignement traditionnel : celui de médiateur ou de négociateur, en s'engageant avec le Hamas lorsque les diplomates et les politiciens ne pouvaient pas se le permettre. Pensez-vous que le pouvoir tel que Trump le pratique irait dans le sens d’un tel élargissement ou l’entraverait pour le directeur de la CIA à l'avenir ?

ML : C’est difficile à dire avec certitude. William Burns n'est pas le premier directeur de la CIA à avoir été utilisé comme médiateur. George Tenet [directeur de la CIA de 1997 à 2004] a été utilisé de la même manière par Bill Clinton lors des négociations entre Israéliens et Palestiniens. Il est possible que M. Trump estime que quelqu'un comme M. Ratcliff sera plus maniable et réactif que le département d'État, qui est une bureaucratie très, très lourde. Ce réflexe est habituel aux présidents. Dans le cas de Trump, il s'est appuyé sur Mike Pompeo, alors directeur de la CIA, pour gérer l'ouverture vers la Corée du Nord, plutôt que sur Rex Tillerson au département d'État. Car la CIA ne travaille que pour une seule personne : le président des États-Unis.

CB : Passons à la politique étrangère et à la relation entre le renseignement américain et ses alliés. Si l'on considère le premier mandat de Trump, sa présidence a-t-elle eu un impact tangible sur la coopération en matière de renseignement entre les agences américaines et leurs homologues au sein d'alliances telles que les Five Eyes [qui lie les services de renseignement de l'Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis], ou au sein de l'UE, en particulier dans des pays tels que la France ?

ML : Sans trop en dire, certains échos me sont parvenus, faisant état des inquiétudes qui sont celles des partenaires des Five Eyes à l'idée de partager des renseignements avec les États-Unis. Les Five Eyes, c'est connu, sont une institution très solide, mais cela n’empêche pas les réserves qui sont celles des partenaires. Trump s'est montré quelque peu cavalier dans son utilisation des renseignements. Il n'y a pas de règle stricte sur ce qu'un président peut ou ne peut pas dire - c'est le président, après tout. Mais il est arrivé que l’on juge que Donald Trump avait usé des informations sensibles avec légèreté ou négligence et cela, - à juste titre - a rendu certains alliés nerveux. Certes, à un certain niveau, les alliances de renseignement peuvent fonctionner indépendamment de la personne qui siège à la Maison-Blanche mais face à ce que d’aucuns ont jugé comme un manque de prudence de la part de Donald Trump, le sort de certaines des informations fournies par les agents de liaison peut susciter la méfiance, comme quand par exemple un incident a impliqué les images classifiées d'un site iranien. Mais encore une fois, c'est le président qui décide, en dernier ressort, de la manière de traiter ce type de document.

CB : Outre les préoccupations des alliés concernant sa gestion des informations sensibles, j'aimerais aborder l'approche transactionnelle de Trump en matière de politique étrangère en général. Comme vous l'avez mentionné précédemment, il semble croire qu'il peut négocier presque n'importe quoi, et nous l'avons d'ailleurs constaté avec l'OTAN et d'autres accords internationaux. Jugez-vous probable un scénario dans lequel la coopération américaine en matière de renseignement pourrait également devenir transactionnelle ? Par exemple, des alliés tels que la France pourraient-ils un jour être contraints de payer littéralement pour bénéficier de la coopération des États-Unis en matière de renseignement ?

ML : Sans doute pas d'un paiement au sens strict du terme, mais il pourrait y avoir davantage de donnant-donnant. Toutes les relations de renseignement sont fondées sur des contreparties, sur l'idée d'un échange mutuel : je te donne ça, à condition que tu partages ceci. La différence avec Trump, c’est qu’il pourrait imposer des conditions plus dures. Et si le DNI ou le directeur de la CIA recevaient l'ordre explicite de ne pas divulguer de renseignements sans que certaines conditions ne soient remplies, ce serait un changement, c’est certain.

CB : Quelles seraient les conséquences pour les services européens et français ?

Le renseignement est une activité profondément nationale, et il existe de très importantes divergences entre les niveaux de compétence et les réglementations régissant ce que les renseignements peuvent faire.

ML : Ils seraient davantage livrés à eux-mêmes. Les partenaires de l'UE ont déployé des efforts importants pour mettre en place un cadre européen unifié en matière de renseignement, mais il est peu probable que cela aboutisse un jour. Le renseignement est une activité profondément nationale, et il existe de très importantes divergences entre les niveaux de compétence et les réglementations régissant ce que les renseignements peuvent faire. Par exemple, le service de renseignement français est beaucoup plus puissant et dispose d'une plus grande liberté d'action que son homologue allemand.

C'est la réalité. Je ne vois pas comment un service de renseignement européen véritablement intégré pourrait voir le jour. Cela n'arrivera jamais. Dont acte. Certains services de renseignements, comme ceux de la France, choisiront probablement de monter en puissance par eux-mêmes et de renforcer des réseaux alternatifs.

CB : Pour que la coopération entre les agences, et en particulier entre les pays étrangers, soit efficace, le facteur clé est la confiance : on doit être convaincu que les informations échangées sont factuelles, impartiales et non politisées. Pensez-vous que la politisation des fonctions clés du renseignement sous Trump, comme la nomination de Ratcliffe, pourrait nuire à la crédibilité du renseignement américain ?

ML : À un niveau très élevé, oui. Au niveau opérationnel, non. Au niveau opérationnel, les agents travaillent entre agents, les officiers travaillent entre officiers. Les relations de liaison s'établissent à de multiples niveaux. Par conséquent, même si des collaborations fructueuses peuvent se poursuivre à un niveau inférieur, la façon dont les choses sont gérées au sommet peut susciter des questions et des inquiétudes.

CB : Cela s’entend. Un mot de la fin ? 

ML : Il reste la question des nominations. Ratcliffe sera probablement confirmé, mais la probabilité qu’il en aille de même avec la nomination de Tulsi Gabbard au poste de DNI semble beaucoup plus faible. Le Sénat pourrait s’y opposer. Les inconnues demeurent nombreuses.

Copyright image : Mark WILSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
Le secrétaire d'État américain Mike Pompeo, Gina Haspel et le président Donald Trump assistent à la cérémonie de prestation de serment de Mme Haspel en tant que directrice de la CIA au siège de l'agence, le 21 mai 2018 à Langley, en Virginie.

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