Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
02/10/2024

Élections américaines : le monde après le 5 novembre 2024

Élections américaines : le monde après le 5 novembre 2024
 Soli Özel
Auteur
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie

Est-ce à une désorganisation accrue de l’ordre international qu’il faut que le monde se prépare, après les élections américaines ? À quoi ressembleront les relations transatlantiques ? Peut-on prévoir l’émergence de la nouvelle grande puissance destinée à stabiliser la multipolarité asymétrique actuelle ? De quoi les guerres au Proche-Orient et en Ukraine sont-elles révélatrices ? Kamala Harris et Donald Trump ont-ils des visions nettement distinctes de ce que doit être la suprématie américaine ? À partir d’une variation sur le connu connu, le connu inconnu, l'inconnu connu et l'inconnu inconnu, Soli Ozel nous propose une réflexion panoramique et prospective stimulante.

Avec les élections présidentielles qui auront lieu aux États-Unis le 5 novembre 2024, cette "année électorale", au cours de laquelle la moitié de la population mondiale s'est rendue aux urnes et a souvent pris par surprise experts, analystes et autres sommités de la vie politique, connaîtra son apothéose. Les conséquences de ces élections sur les relations transatlantiques et l'ordre mondial auront fait couler beaucoup d'encre. Entre les impulsions isolationnistes et la recherche unilatérale de la suprématie, une administration Trump aura le potentiel de bouleverser davantage "l'ordre mondial libéral" déjà affaibli, délégitimé et institutionnellement érodé qui protégeait l'hégémonie occidentale. L'administration Harris, tout aussi axée sur la recherche de suprématie américaine mais plus encline au multilatéralisme, tentera de contenir l'érosion de cet ordre et de le reconstruire d'une manière plus inclusive, bien que la prééminence américaine soit son objectif déclaré.

Le rétablissement de cette prééminence - que ce soit dans sa version unilatérale plus agressive ou dans sa version internationaliste aux dehors plus accorts - sera toutefois difficile. Le déplacement du pouvoir économique vers l'Asie, avec la Chine comme principal adversaire géopolitique des États-Unis, modifie la dynamique de l'ordre mondial par rapport à sa configuration d'après la Seconde Guerre mondiale et certainement d'après la Guerre froide. La formation d'axes ad hoc de puissances révisionnistes ou subversives et d'organisations alternatives telles que les BRICS ou l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui attirent les puissances montantes ainsi que celles qui cherchent à se prémunir avant que l'ordre multipolaire asymétrique émergent ne se stabilise, remet en cause le paradigme d'un ordre dirigé par l'Occident ou spécifiquement par les États-Unis à l'avenir

Savoir ou ne pas savoir

Le connu connu, le connu inconnu, l'inconnu connu et l'inconnu inconnu : cette catégorisation, introduite pour la première fois par l'ancien secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, en 2002, peut être d’un utile secours dans la réflexion qui nous occupe. Au cours de l'une de ses conférences de presse, un peu plus d'un an avant l'invasion de l'Irak, Donald Rumsfeld a identifié ces quatre états de certitude pour faciliter la capacité à se diriger dans les défis auxquels tout pays est confronté à un moment donné.

Donald Rumsfeld a identifié ces quatre états de certitude pour faciliter la capacité à se diriger dans les défis auxquels tout pays est confronté à un moment donné.

Le connu connu, c'est que l'ordre mondial mis en place sur le plan économique et stratégique par les États-Unis, qui ont également créé les institutions et conçu les règles présidant au fonctionnement de cet ordre, est en train de se détériorer, de s'effilocher, et qu’il est, ou n’est pas encore, trop tard pour le réparer. Il semble clair que cet ordre doit être dépassé et remplacé.

Non seulement parce que les circonstances sous lesquelles il a vu le jour ont changé, mais aussi parce que ceux qui devaient le garder ne jugent désormais plus prioritaire d’en faire respecter les limites, occupés ailleurs par le défi frontal que représente l'essor économique et géopolitique de l'Asie en général et de la Chine en particulier.

Revenir à Henry Kissinger, qui estimait qu'un ordre international devait être légitime, mais pas nécessairement juste ou équitable, s’avère également fécond. L'ordre actuel a perdu sa légitimité aux yeux de nombre de ses participants, notamment parce que le soi-disant "ordre international fondé sur des règles" a été violé par les États-Unis, ceux-là mêmes qui en étaient les gardiens, alors qu’il se trouvait au sommet de sa puissance. Il est à présent attaqué par une puissance révisionniste réactionnaire et en déclin et défié par une puissance montante déterminée à effacer les traces de ce qu'elle considère comme "un siècle d'humiliation".

L'inconnu connu, c’est la manière dont l'avenir sera façonné, car il n'existe aucun moyen absolu de prédire, sur la base de critères objectifs, la montée inévitable d'une nouvelle puissance ayant la capacité de définir, de façonner et de rendre opérant un nouvel ordre. La Chine a trop de faiblesses pour y parvenir et, de surcroît, elle n'est ni seule au monde ni dotée d'alliés naturels ou de voisins rangés à son côté. Voilà donc l'inconnu connu : un nouvel ordre étant nécessaire, quelle puissance ou quel ensemble de puissances en seront les architectes et les ingénieurs ? Quelle sera la boussole idéologique ou morale qui guidera cet ordre émergent face à une monde entièrement décolonisé et dans lequel de nombreuses autres puissances aspirantes, même si leur statut de puissance est incomplet, souhaitent avoir davantage leur mot à dire ?

L'inconnu inconnu, à ce stade de la réflexion, est la part d'accidents, d'erreurs de calcul, de faux pas, d'hubris qui pourrait entraîner le monde dans une conflagration majeure ou le conduire vers un avenir chaotique, sans gouvernail ni repère, parce que les États font ce qu'ils sont censés faire, c'est-à-dire agir de manière égoïste pour se protéger. Il n’en résulte pas une hiérarchie fondée sur la répartition relative du pouvoir, mais un environnement qui détruit les institutions et les règles et ouvre la voie à une violence intrinsèque.

En raison de leur taille, de leur poids et des capacités encore considérables qui sont les leurs, les États-Unis, aussi dysfonctionnel soient-ils, détermineront la manière dont cette transition vers un nouveau type d'ordre, ou un ordre dont la légitimité ne sera pas contestée, est censée se matérialiser. Ils ne seront toutefois pas les seuls dans ce cas. C'est la raison pour laquelle le 5 novembre, tant pour l'ordre intérieur américain que pour le système international, s'annonce comme une date critique, pour ne pas dire cruciale.

Un monde de multipolarité asymétrique

Le monde qui se dessine sera probablement celui où prévaudra une multipolarité asymétrique. D'aucuns pensent en termes d'apolarité, d'entropie, de multipolarité, de multiplexe, etc. Il est clair qu'en cette période de transition, de nombreux pays préfèrent se protéger et les candidatures à des plateformes internationales alternatives ou à des organisations/institutions dominées par des puissances non occidentales, telles que les BRICS, l'OCS (Shanghai Security Organization) et d'autres, se multiplient. Le minilatéralisme semble être un moyen attrayant de relever les défis actuels, en les abordant dans un contexte régional et par le biais de la coopération régionale.

Quel que soit le candidat qui l’emportera, les États-Unis voudront conserver leur suprématie. Désireux de rester premiers, ils ne peuvent ni tolérer un concurrent de rang égal, ni s'accommoder d'un concurrent susceptible de le devenir. L'isolationnisme est le choix par défaut de la politique étrangère américaine depuis la fondation des États-Unis, encore qu’on puisse contester l’idée "d’isolationnisme", dès lors qu’on se souvient de ce que fut l'expansion continentale américaine vers l'ouest et de ses relations avec l'Amérique latine depuis la doctrine Monroe, en vertu de laquelle les puissances européennes du XIXe siècle étaient menacées des pires rétorsions en cas d’incursion sur la "chasse gardée" de l'Amérique.

L'inconnu inconnu, à ce stade de la réflexion, est la part d'accidents, d'erreurs de calcul, de faux pas, d'hubris qui pourrait entraîner le monde dans une conflagration majeure ou le conduire vers un avenir chaotique

L’instinct unilatéral de la puissance américaine la conduit à refuser toute contrainte émanant des institutions multilatérales et de leurs règles, pourtant créées par Washington pour répondre aux nécessités d'une époque différente, dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale. La guerre contre l'Irak a été l’incarnation de cet instinct unilatéraliste, la plus notable mais non la seule, puisque l'administration Bush a fait fi du mandat du Conseil de sécurité de l'ONU pour attaquer.

Cette tendance est également de plus en plus répandue dans la poursuite des politiques économiques telles que celles de l'ordre économique libéral défini en 1944, conforté en 1971 et reconfiguré par le paradigme néolibéral qu’incarna le duo Thatcher-Reagan, qui a pleinement dominé une période d'après-Guerre froide faite d’une mondialisation ou marchandisation effrénée et sans entraves. Historiquement, cette ère a pris fin en 2008-2009, mais ses résultats concrets n’ont été visibles qu’après quelques années, quand les coûts sociologiques et politiques de cette expérience devinrent évidents pour les pays occidentaux développés. Alors que les pays qui étaient les premiers bénéficiaires de la mondialisation, qui profitaient des flux d'investissements directs étrangers et du libre-échange, commençaient à remettre en question la domination occidentale sur l'économie mondiale et que l'écart de revenus entre les pays développés et les pays sous-développés se réduisait progressivement, les acteurs historiquement dominants ont commencé à changer les règles du jeu au milieu de la partie. Une nouvelle doctrine stratégique se fit jour, au nom de laquelle les politiques économiques devaient privilégier les sanctions, le protectionnisme, la politique industrielle, les droits de douane élevés et le contrôle des flux de capitaux plutôt que la logique du marché. Tel est l'arrière-plan économique des défis stratégiques ou géopolitiques de notre époque, alors que l'économie mondiale se transforme à nouveau.

Deux candidats, deux vision de la suprématie américaine

La quête de la suprématie se lit dans la vision du monde des deux candidats et de leurs partis, ainsi que dans celle des élites américaines. Tous deux se montrent beaucoup plus prudents - voire, dans le cas de Trump, le refuse carrément - à l’égard du type d'interventionnisme libéral exubérant ou de l’orgueil néoconservateur qui a défini la politique étrangère américaine dans les années 1990 et au cours de la première décennie du XXIe siècle.

Alors que Donald Trump privilégie une approche isolationniste/unilatéraliste qui semble bénéficier de la sympathie et du soutien d'une grande partie de l'opinion publique américaine, Kamala Harris recherche la suprématie tout en maintenant, voire en renforçant, le réseau d'alliances de l'Amérique et un certain degré de multilatéralisme.

Il reste à voir comment cela s'accordera avec les politiques économiques susmentionnées, car dans leur désir de contrebalancer et de contenir la puissance chinoise, les États-Unis auront besoin que de nombreux pays d'Asie et d'ailleurs se rangent de leur côté sur le plan stratégique. Donald Trump ne manifeste aucun intérêt pour les institutions multilatérales et, au-delà de ses idiosyncrasies, les déterminants structurels d'une politique étrangère suprémaciste pourraient façonner son mandat. En ce qui concerne Kamala Harris, une adhésion, même de pure forme, au multilatéralisme nécessiterait de réformer nombre d’institutions créées à la suite de la Seconde Guerre mondiale, afin de répartir de façon plus équitable le pouvoir à l'échelle mondiale ou au sein de ces institutions.

En ce qui concerne Kamala Harris, une adhésion, même de pure forme, au multilatéralisme nécessiterait de réformer nombre d’institutions créées à la suite de la Seconde Guerre mondiale.

Sous Donald Trump, le nationalisme chrétien jouerait un rôle idéologique accru dans l'élaboration des choix de politique étrangère, selon la vision d’un monde segmenté en civilisations qu’invoquent les dirigeants actuels de la Chine et de l'Inde. La géographie de l'Islam, qui manque de centre ou de porte-parole, ne se trouvera peut-être pas de leader à même d’articuler une vision selon ces principes,  bien que le président turc y aspire de tout son être.

Gaza, Ukraine : révélateurs d’un monde désaxé

Il est désormais évident que le soutien à l'effort de guerre de l'Ukraine ne pourra pas être maintenu au même niveau à l’issue du mandat du président Biden, quel que soit le candidat finalement élu. Une différence cruciale existe néanmoins entre les positions de Donald Trump et celles de Kamala Harris. Alors que la lassitude de la guerre s'installe chez les Ukrainiens, que les partis d'extrême droite et certains partis de gauche qui s'opposent à l'aide à l'Ukraine sont en pleine ascension électorale en Europe et que les espoirs de repousser la Russie ont considérablement diminué, l'Occident cherche désormais à trouver un accord. Pour Donald Trump, cela s'apparente à demander une capitulation de l'Ukraine et sa soumission aux exigences de Vladimir Poutine. Ses collaborateurs ont suggéré de proposer un deal à Volodimir Zelensky et de demander à l'Ukraine de trouver un accord, avant que Poutine n’entame des négociations. S'il refuse, a suggéré l'un des conseillers de Trump, l'ex-président pourrait alors envisager de continuer à soutenir l'Ukraine. Cela semble peu probable, surtout après la visite de Volodimir Zelensky aux États-Unis à l’occasion de l'Assemblée générale des Nations unies : il a froissé les républicains en semblant se ranger du côté des démocrates, lorsqu'il s'est rendu en Pennsylvanie et qu'il a rencontré des politiciens démocrates. Kamala Harris devrait poursuivre la politique de Joe Biden, mais là aussi, le souhait d'un règlement qui concède à la Russie les territoires qu’elle occupe - sans en accepter formellement l'annexion - se fait de plus en plus manifeste. La seule issue pourrait être de proposer à l'Ukraine une adhésion à l'OTAN, afin d’apaiser le gouvernement ukrainien actuel et de l’amener à renoncer à son exigence de retrait total des troupes russes de son territoire. Les Russes s’y opposeraient très fortement, ce qui serait un facteur de rupture. Une telle perspective n’en demeure pas moins hautement improbable, voire totalement impossible, compte tenu de l'équilibre des forces en présence.

Sur l'autre question brûlante de la politique mondiale, Gaza, la gestion du conflit par l'administration Biden a été jugée tout à fait exécrable pour la majeure partie du monde. Elle a montré que l’Occident en général, et les États-Unis en particulier, qui ont soutenu les efforts de guerre israéliens, avaient deux poids, deux mesures, et faisaient montre d’hypocrisie. Il ne fait pas de doute que le discours déployé, sur le chapitre humanitaire, à propos de la conduite de la guerre menée par la Russie en Ukraine  d’une part et à propos de celle menée par Israël à Gaza d’autre part sont radicalement opposés. Cette perception est partagée non seulement dans la majeure partie du monde mais même au sein d'une partie des populations occidentales. Au lendemain des élections, il faut s’attendre à un changement d'approche, de rhétorique et peut-être d'intentions sur la question d'Israël et de Gaza. D’un côté, Kamala Harris se contentera au moins d'un discours sur l'insaisissable "solution à deux États", et a eu la décence d'évoquer la catastrophe humanitaire qui s’est abattue sur la population civile palestinienne. Elle reste toutefois silencieuse sur l'accaparement des terres et la violence des colons en Cisjordanie. La crise de la politique étrangère américaine dans cette région a été aggravée par la défiance du Premier ministre israélien Bibi Netanyahu qui, à plusieurs reprises, a doublé le président Biden et humilié le président américain dans sa recherche d'un cessez-le-feu à Gaza. Plus récemment, Benjamin Netanyahou a réitéré cette attitude en se retirant d'un plan américano-français prévoyant un cessez-le-feu - qu’il avait pourtant en partie appelé de ses vœux - de trois semaines pour éviter une guerre régionale. Et puis est survenu l’assassinat d’Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, au coeur du quartier général du mouvement islamiste.

On ne sait pas encore, au moment où nous couchons ces lignes sur le papier, si Israël continuera à défier les États-Unis, qui se sont opposés à une guerre au Liban, et s'il franchira la frontière pour mener une guerre terrestre qui, selon la plupart des analystes, favoriserait le Hezbollah, quoique ce dernier a perdu un grand nombre de ses commandants principaux à la suite des assassinats israéliens. Kamala Harris reste silencieuse sur ces questions, les mains liées par les impératifs de sa campagne. Pour Donald Trump, malgré son antipathie déclarée pour Netanyahou, le déploiement de la puissance de feu israélienne et les problèmes moraux que cela engendre au sein de la classe politique américaine n'auraient pas d'importance. Il reviendrait également à la politique de pression maximale sur l'Iran et abandonnerait la délicate gestion menée par l'administration Biden dans ses relations avec l'Iran. Après l'assassinat par Israël de commandants des Gardiens de la révolution en avril et, plus récemment, l'assassinat à Téhéran d'Ismail Haniyeh, apparemment l'interlocuteur d'Israël dans les négociations de cessez-le-feu, l'administration Biden a réussi à contenir l'Iran et à éviter une guerre entre les deux rivaux/ennemis. Il est plausible que les faiblesses de l'Iran l'aient empêché de réagir à l'embarrassante opération israélienne à Téhéran et de s'engager avec force dans l'escalade de la confrontation entre Israël et le Hezbollah, surtout après la mort de Nasrallah. Cependant, l'approche conciliante du nouveau président iranien Masoud Pezeshkian à l'égard des États-Unis a également joué un rôle dans le calme qui a suivi l'incident de Haniyeh. Il est peu probable que Trump saisisse l'occasion de traiter avec Pezeshkian qui, pendant sa campagne, a exprimé sa volonté de négocier avec Washington et a récemment déclaré que les États-Unis n'étaient plus leur ennemi.

La grande question qui préoccupe non seulement les Européens, dont les intérêts sont bien plus directement affectés que les autres, mais aussi l'ensemble du réseau d'alliances des États-Unis, est celle des priorités géostratégiques qui seront celles du nouveau président et de la manière dont il les mettra en œuvre. La Chine est désignée comme le rival ou l'ennemi numéro un ; la contenir est donc la priorité numéro un. La question qui se pose est de savoir si cela se fera au détriment de l'Europe et du Moyen-Orient ou par une montée en puissance des capacités de l'Amérique.

Sur l'autre question brûlante de la politique mondiale, Gaza, la gestion du conflit par l'administration Biden a été jugée tout à fait exécrable pour la majeure partie du monde.

En 2050, un quart de la population mondiale vivra en Afrique. Les richesses minérales de ce continent, dont l'accès conditionne déjà la concurrence entre les puissances occidentales, la Chine et la Russie, en feront, avec l'Amérique latine qui détient la moitié des réserves mondiales de lithium et de cuivre, le continent le plus convoité. Le fait que l'Afrique et l'Asie du Sud-Ouest (communément rangé sous la bannière "Moyen-Orient") soient également les continents qui enverront le plus grand nombre de migrants vers le Nord risque d'exacerber le problème de l'immigration qui, pour l'Europe, est un sujet hautement sensible en dépit du fait que l'immigration en soi s’avère indispensable si le vieux continent veut résoudre un problème démographique et donc de croissance.

Ce que la Chine attend d'un nouvel ordre demeure incertain. Elle veut que les États-Unis quittent l'Asie où, en tant qu'Empire du Milieu, elle s'estime en droit de jouer un rôle hégémonique et souhaite dominer économiquement l'Afrique tout en restant présente économiquement et, de plus en plus, militairement dans le Pacifique occidental. Dans quel dessein ? Quelles promesses de la Chine seraient susceptibles d’attirer le reste du monde, des pays qui, s’ils accueillent favorablement son aide économique et ses investissements, ne sont pas particulièrement soucieux de s’inféoder à une autre puissance hégémonique ?

En fait, tant que deux camps ne seront pas clairement établis au sein d’un ordre mondial nouvellement constitué, la plupart des pays préfèreront se protéger ou ne pas s'engager dans un camp tout en veillant à garder suffisamment de marge pour ce que l'on appelle "l'autonomie stratégique". La question sera de savoir si les grandes puissances, et la grande puissance aspirante du passé, désormais affaiblie, à savoir la Russie, supporteront cette aspiration à plus d'égalité dans le système mondial, aspiration qui non seulement est légitime, mais aussi plus juste et plus égalitaire.

C'est aussi le défi de l'Europe telle que je la conçois. Elle peut se proposer en troisième équilibre continental dans l'ordre mondial et agir comme une grande puissance moyenne si elle parvient à maintenir la cohésion de l'Union européenne et à produire une réflexion stratégique. Cela nécessiterait de changer d'approche à l'égard de ses anciennes colonies et de l'immigration et de repenser, peut-être de façon radicalement différente, sa structure politique. Reste à savoir si cela est ne serait-ce que plausible.

Copyright image : Brendan SMIALOWSKI / AFP
Joe Biden et Xi Jinping durant un sommet de la Coopération économique pour l'Asie-Pacifique  en Californie, le 15 novembre 2023.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne