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21/01/2025

Sauver le multilatéralisme : pour une OCDE géopolitique ?

Sauver le multilatéralisme : pour une OCDE géopolitique ?
 Georges Prévélakis
Auteur
Professeur émérite de géopolitique, ancien ambassadeur de Grèce auprès de l’OCDE

Face à une remise en cause frontale du multilatéralisme et devant le révisionnisme décomplexé qui s'affirme au sein de puissances telles que la Chine ou la Russie, voire aux États-Unis depuis la cérémonie d'investiture de Donald Trump lundi 20 janvier, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) peut-elle défendre un ordre international fondé sur le droit ? Au travers d'une approche historique, Georges Prévélakis questionne les mutations d'une institution indispensable mais de plus en plus contestée, y compris par ses propres membres. À quelles conditions peut-elle jouer un rôle stabilisateur ? Quels sont ses atouts face à d’autres organisations multilatérales comparables ? Comment équilibrer ses missions économiques et géopolitiques ?

Les événements marquants de l’année 2024, des guerres en Ukraine et au Moyen-Orient à l’élection de Donald Trump, annoncent des ruptures profondes. Ils imposent, plus encore qu’auparavant, une réflexion sur le rôle des organisations internationales, et en particulier de l’OCDE. Depuis le discours du Secrétaire d’État Warren Christopher à l’OCDE le 8 juin 1994, la mission de cette organisation était clairement définie : promouvoir l’intégration mondiale, lutter contre le protectionnisme et lever tous les obstacles à la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes.

Cependant, le retour de Donald Trump au pouvoir, cette fois avec une détermination accrue par rapport à son premier mandat, remet en question cette vision. Sa politique s’inscrit dans des tendances mondiales marquées par la fermeture, le remplacement de la valeur de liberté par celle de sécurité, la constitution de grands blocs régionaux, une nouvelle "Doctrine Monroe" et une diplomatie axée sur des négociations directes avec les puissances mondiales.

La mission de cette organisation était clairement définie : promouvoir l’intégration mondiale, lutter contre le protectionnisme et lever tous les obstacles à la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes.

Dans ce contexte, quel pourrait être le rôle d’une organisation comme l’OCDE dans un "nouveau monde" organisé selon des principes diamétralement opposés à ceux qui ont guidé son fonctionnement jusqu’à présent ? Est-elle condamnée à péricliter, marginalisée par la perte d’intérêt et de soutien de l’État à l’origine de sa création et de son épanouissement durant les décennies passées ?
Rien n’est certain. Lors des dernières élections au poste de Secrétaire général en 2021, Donald Trump avait désigné son proche collaborateur Christopher Liddell comme candidat des États-Unis.

Ce geste représentait une marque de soutien explicite à l’Organisation, comme en témoignaient les déclarations accompagnant cette candidature. Pourtant, pour rester pertinente dans une réalité remodelée par les tendances profondes accentuées par la deuxième présidence Trump, l’OCDE doit impérativement évoluer. Dans un monde en pleine recomposition, l’Organisation doit redéfinir sa mission. Une réflexion innovante, remettant en cause les idées reçues sur son rôle et son fonctionnement, est aujourd’hui indispensable.

Organisation discrète, l’OCDE n’est pas seulement ce qu’elle semble être. Derrière une mission apparemment technique - principalement économique - se dissimule un rôle géopolitique essentiel. C’est ce rôle qui pourrait lui permettre de rester pertinente, malgré l’obsolescence des cadres conceptuels et politiques qui ont façonné son fonctionnement quotidien depuis au moins trois décennies.

L’année 2025 sera cruciale à cet égard, car le Conseil de l’OCDE devra discuter des orientations stratégiques de l’Organisation, dans la perspective de la fin du mandat actuel de son Secrétaire général, l’Australien Mathias Cormann, prévue pour mai 2026.

De la guerre froide à la mondialisation

L’Organisation européenne de coopération économique (OECE) fut l’ancêtre de l’OCDE. Créée en 1948 pour gérer le Plan Marshall, elle a survécu à ce dernier pendant presque dix ans, avant d’être transformée en Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en 1961.

Le rôle géopolitique du Plan Marshall et de l’OECE ne fait guère de doute. La poussée soviétique vers l’Europe centrale et orientale, ainsi que la faiblesse d’une Europe occidentale dévastée par la Seconde Guerre mondiale, ravivaient le cauchemar de la constitution d’un bloc continental eurasiatique. L’avertissement emblématique de Halford Mackinder redevenait pertinent : il fallait à tout prix "endiguer" l’Union soviétique.

En 1949, la création de l’OTAN marqua la volonté de résister à une éventuelle avancée militaire soviétique. Cependant, comme l’avait soutenu George Kennan, diplomate américain à Moscou, dans son célèbre "long télégramme" de 1946 [c’est dans ce télégramme, remarquable par une longueur inhabituelle, que le diplomate américain en poste à Moscou alerte sa hiérarchie sur l’expansionnisme de l’URSS et amène Truman à mettre en place la doctrine de containment, ndlr], les Soviétiques misaient sur des soulèvements provoqués par les mauvaises conditions de vie en Europe occidentale. Encadrés par les partis communistes locaux, avec le soutien discret mais efficace de Moscou, ces soulèvements "populaires" auraient permis l’imposition de dictatures communistes et l’expansion de la sphère d’influence soviétique.

Le Plan Marshall et l’OECE représentaient ainsi la réponse occidentale à cette stratégie. Leur succès, en stabilisant les économies et les sociétés ouest-européennes, a conduit à s’interroger sur la nécessité de maintenir l’OECE. La décision de la préserver, tout en la réorientant à travers sa transformation en OCDE, traduisait une prise de conscience : la confrontation Est-Ouest avait changé d’échelle. La vague de décolonisation, soutenue et instrumentalisée par l’Union soviétique, l’avait étendue du cadre européen à une dimension mondiale.

Le changement de nom de l’organisation reflétait sa nouvelle mission géopolitique. En intégrant le concept de "développement", l’OCDE s’ouvrait au monde "sous-développé". Un "Centre de développement" fut créé en son sein. Par ailleurs, l’organisation cessait d’être exclusivement européenne : aux anciens membres de l’OECE s’ajoutèrent, dès 1961, le Canada et les États-Unis, suivis par le Japon (1964), l’Australie (1971) et la Nouvelle-Zélande (1973). Le Finlande a rejoint aussi l’OCDE pendant cette période (en 1969).

La poussée soviétique vers l’Europe centrale et orientale, ainsi que la faiblesse d’une Europe occidentale dévastée par la Seconde Guerre mondiale, ravivaient le cauchemar de la constitution d’un bloc continental eurasiatique

Après la fin de la guerre froide, dans le contexte idéologique de la "fin des frontières", du néolibéralisme et de la mondialisation, l’OCDE entra dans une nouvelle phase, apparemment moins géopolitique. Sa mission devint de faciliter la circulation mondiale des capitaux, des marchandises et des personnes. Cependant, en parallèle de cette fonction, présentée comme apolitique, l’OCDE joua un rôle actif dans l’extension de l’influence occidentale en Europe post-communiste. Entre 1995 et 2018, sept pays de l’ancienne Europe de l’Est ont rejoint l’organisation. Ce mouvement, perçu par la Russie comme une provocation, était clairement géopolitique.

Sauver le multilatéralisme pour une OCD géopolitique- Carte 1

Les étapes d'extension de l'OCDE

La crise des années 2010 constitua un choc. Comment n’avoir pas anticipé un tel séisme économique ? Contestée dans sa fonction légitimatrice, l’OCDE, sous l’impulsion de son secrétaire général charismatique, le Mexicain Angel Gurria, s’est tournée vers de nouveaux domaines pour démontrer son utilité : environnement, éducation, santé. La dimension géopolitique demeura un sujet tabou. Pourtant, avec sa condamnation de l’invasion russe en Ukraine et la suspension immédiate de toute coopération avec la Russie, décidées par le Conseil du 25 février 2022, dès le lendemain de l’attaque, l’OCDE entra dans une nouvelle phase, cette fois explicitement géopolitique.

Depuis les débuts de la guerre froide jusqu’à l’invasion russe en Ukraine, l’OECE, puis l’OCDE, ont joué un rôle géopolitique européen et international crucial, sans pour autant développer une pensée, un discours ou même des analyses géopolitiques.

Face à l’entropie

Si un certain consensus existe sur le fait que nous assistons à un changement d’ère, l’ampleur de ce changement et les configurations à venir demeurent sujettes à débat. Sommes-nous témoins d’une fragmentation du monde, marquée par l’émergence de nouvelles puissances dont l’ambition géopolitique a été nourrie par des transformations géoéconomiques profondes ces dernières décennies ? L’apparition d’un "Sud global" (ou d’un "Est global") est-elle une réalité, une illusion, ou simplement un instrument de propagande ? Ou bien assistons-nous à une division du monde entre "l’Occident et le reste" ?

L’apparition d’un "Sud global" (ou d’un "Est global") est-elle une réalité, une illusion, ou simplement un instrument de propagande ? Ou bien assistons-nous à une division du monde entre "l’Occident et le reste" ?

Aucun de ces schémas ne capture pleinement la complexité de cette période de transition. Nous évoluons entre un "cloisonnement du monde", autrefois structuré par l’hyperpuissance américaine mais affaibli par des recompositions géoéconomiques et des excès répétés, et un nouveau "re-cloisonnement" où les facteurs culturels joueront un rôle renouvelé. Cette étape intermédiaire se caractérise par une instabilité et une imprévisibilité accrues. Dans ce contexte, toute institution capable de réduire l’entropie du système mondial mérite d’être soutenue. L’OCDE dispose d’atouts significatifs pour devenir un pôle de stabilité dans un monde en flux.

Une grande cohérence

Avec ses 38 États membres, l’OCDE bénéficie d’une taille optimale, ni trop grande ni trop petite, permettant un fonctionnement efficace. Ses membres partagent une importante communauté de culture et de valeurs. Au fil de son histoire, l’OCDE a constitué un cadre de collaboration qui a tissé des liens étroits entre les représentants de ses membres à plusieurs niveaux : responsables politiques, diplomates, experts participant aux nombreuses commissions actives, etc. Ce réseau en fait un instrument efficace pour construire des consensus et prendre des décisions. Si ses procédures sont généralement lentes, une culture commune permet aussi de réagir rapidement en cas d’urgence.

Un instrument complet et intégré

Contrairement à des forums tels que le G7 ou le G20, l’OCDE dispose d’un secrétariat puissant qui assure la préparation technique et scientifique des discussions et décisions. Ce secrétariat soutient à la fois le Conseil, qui définit les grandes orientations de l’organisation, et les commissions sectorielles, qui élaborent des politiques, évaluent celles des États membres, et parfois de pays tiers. L’OCDE apparaît ainsi comme un instrument très complet, capable de gérer l’élaboration de décisions communes, depuis les travaux administratifs jusqu’aux débats au niveau ministériel.
Le Secrétaire général joue un rôle central, dirigeant le secrétariat, représentant l’OCDE à l’international, lançant de nouvelles initiatives et facilitant le consensus au sein du Conseil.

Le Secrétaire général joue un rôle central, dirigeant le secrétariat, représentant l’OCDE à l’international, lançant de nouvelles initiatives et facilitant le consensus au sein du Conseil.

Une organisation en réseau

Sauver le multilatéralisme pour une OCD géopolitique- Carte 2

L’OCDE ne se limite pas à son Conseil, son Secrétariat et ses Commissions. Elle est au centre d’une "sphère" plus large, incluant des structures comme le Centre de développement (carte ci-dessus) ou l’Agence internationale de l’énergie, qui regroupent à la fois des États membres et des non-membres.

L’OCDE ne se limite pas à son Conseil, son Secrétariat et ses Commissions. Elle est au centre d’une "sphère" plus large, incluant des structures comme le Centre de développement (carte 2) ou l’Agence internationale de l’énergie, qui regroupent à la fois des États membres et des non-membres. Elle entretient également diverses formes de collaboration avec des pays partenaires et mène des programmes ciblant des zones géographiques spécifiques. Loin d’être repliée sur elle-même, l’OCDE agit comme une interface entre un certain "Occident" et d’autres régions du monde

Loin d’être repliée sur elle-même, l’OCDE agit comme une interface entre un certain "Occident" et d’autres régions du monde

Sauver le multilatéralisme pour une OCD géopolitique- Carte 3

Loin d’être repliée sur elle-même, l’OCDE agit comme une interface entre un certain "Occident" et d’autres régions du monde.

Occident et Europe

La carte des membres de l’OCDE montre qu’elle correspond, grosso modo, à ce que l’on appelle "l’Occident". Aucune autre organisation internationale ne reflète aussi clairement cette configuration (cartes 4 et 5). La plus proche, l’OTAN, manque d’une dimension extra-transatlantique et, en tant qu’alliance militaire, elle n’a pas la même capacité à "conquérir les esprits et les cœurs", pour reprendre un énoncé cher à la doctrine militaire.

Sauver le multilatéralisme pour une OCDE geopolitique - Carte 4

La carte des membres de l’OCDE montre qu’elle correspond, grosso modo, à ce que l’on appelle "l’Occident". Aucune autre organisation internationale ne reflète aussi clairement cette configuration.

Sauver le mutlilatéralisme pour une OCDE geopolitique - Carte 5

La carte des membres de l’OCDE montre qu’elle correspond, grosso modo, à ce que l’on appelle "l’Occident". Aucune autre organisation internationale ne reflète aussi clairement cette configuration (cartes 4 et 5). La plus proche, l’OTAN, manque d’une dimension extra-transatlantique et, en tant qu’alliance militaire, elle n’a pas la même capacité à "conquérir les esprits et les cœurs", pour reprendre un énoncé cher à la doctrine militaire.

À une époque marquée par une agressivité croissante à l’encontre de cet “Occident”, l’OCDE constitue un cadre privilégié pour l’élaboration d’une approche collective, qui pourrait combler le vide créé par les tendances isolationnistes exprimées par le nouveau Président américain. En l’absence d’un leadership américain fort, il reste l’organisation en réseau, s’inscrivant dans un cadre souple, capable de garantir l’unité tout en évitant les fractures.

Par ailleurs, l’OCDE pourrait être un forum de réflexion sur les erreurs tactiques et stratégiques ayant conduit à l’actuelle tension entre les pays historiquement développés et les autres. La diminution de la part des membres de l’OCDE dans l’économie mondiale (passant de 62 % du PIB mondial en 1990 à 46 % en 2021) conduit à une certaine modestie, qui pourrait contribuer à une ambiance internationale plus apaisée.

L’élaboration d’un discours cohérent permettrait ensuite de s’adresser au reste du monde. Les structures existantes, comme les initiatives régionales ou le Centre de développement, pourraient être renforcées et adaptées à une réalité géoéconomique en constante évolution. Des nouvelles initiatives et orientations devraient les accompagner. Ainsi, se tourner plus vers les mers et océans et s’intéresser à la géographie des populations permettrait d’aborder des enjeux qui gagnent constamment en importance et qui intéressent le monde entier, au-delà du cercle réduit des pays occidentaux.

L’OCDE pourrait également jouer un rôle crucial dans la nouvelle géopolitique européenne. Renforcer cette organisation et l’orienter vers une perspective plus maritime et moins strictement continentale dans sa Weltanschauung (représentation du monde) permettrait à l’Europe de maintenir des liens solides avec les espaces atlantique et indo-pacifique, ainsi qu’avec les océans.

Cette orientation permettrait également à l’Europe de mieux relever les défis posés par le retour anticipé de la Russie dans les affaires européennes après la fin de la guerre, marqué par une double stratégie combinant intimidation et "offensive d’amitié".

Cette orientation permettrait également à l’Europe de mieux relever les défis posés par le retour anticipé de la Russie dans les affaires européennes après la fin de la guerre, marqué par une double stratégie combinant intimidation et "offensive d’amitié", conformément à la doctrine de la "Maison commune européenne". Les États-Unis sous Donald Trump pourraient peut-être résister moins qu’auparavant à une telle perspective. L’OECE, prédécesseur de l’OCDE, a joué un rôle clé au début du processus d’intégration européenne, dans une période marquée par des défis similaires après la Seconde Guerre mondiale.

 

Aujourd’hui, l’OCDE pourrait de nouveau contribuer à aider l’Union européenne à relever ces mêmes types de risques et à formuler des réponses adaptées aux enjeux actuels.

Copyright image : JAPAN POOL / POOL / AFP
Une réunion des dirigeants d’États membres de l’OCDE à Hiroshima, en juin 2023. (à droite : l secrétaire général, Mathias Corman).

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