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25/03/2025

Relations commerciales Chine-Europe : sortir de l’impasse

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Relations commerciales Chine-Europe : sortir de l’impasse
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

L'Europe peut-elle éviter une spirale protectionniste? Les États-Unis ont lancé une guerre commerciale presque tous azimuts avec des barrières douanières aux justifications diverses. La Chine, dont la croissance dépend de ses exportations, dévie celles-ci vers d'autres marchés. L'Union européenne, entre les surcapacités chinoises et le protectionnisme américain, peut être tentée d'adopter la même stratégie que les États-Unis, enterrant entre ces trois blocs la libre-concurrence et le multilatéralisme jadis au cœur de son projet. Domino fatal ? François Godement trace une autre perspective : faire en Europe ce que Deng Xiaoping a fait en Chine, en 1978, en favorisant les investissements étrangers et notamment les coentreprises (JV), mais en exigeant des entreprises étrangères, et d'abord chinoises, des garanties de localisation et un partage de technologies. Cela implique que la Chine renonce à sa stratégie de conquête à 100 % de créneaux industriels, en comprenant l'impasse politique à laquelle mène ce projet. L'Europe pourrait intégrer ces associations à sa propre stratégie de réindustrialisation. Un "Deng Xiaoping inversé" exige des compromis. Mais il est la meilleure des options pour les deux parties, comme le démontre cette tribune.

L'Europe est prise dans une nasse  commerciale. Mais la Chine risque également de voir son  expansion économique internationale se heurter à des obstacles croissants.

Commençons par l’Europe.

Les États-Unis multiplient les barrières commerciales, quoique de façon différenciée selon les pays partenaires auxquels ils ont affaire. Quand bien même l’Europe ne souffrirait pas des plus fortes hausses de droits de douane et autres restrictions, elle pâtira de toute façon indirectement du détournement des échanges avec États-Unis vers son marché. Les conséquences s’en feront sentir avec d’autant plus de violence que les États-Unis réussiront à se découpler de la Chine pour leurs exportations dans certains secteurs : automobiles, technologies vertes, télécommunications et peut-être d'autres.

Les autres secteurs chinois qui exportent traditionnellement vers les États-Unis seront également découragés par la généralisation de droits de douane élevés ou, à défaut, par des accords commerciaux aux clauses restrictives, comme on l’a vu après 2018 : entre 2019 et 2024, l'excédent commercial de la Chine avec les États-Unis est passé de 295 milliards à 273 milliards d'euros (à taux de change annuel moyen avec le dollar américain égal), alors qu'il a presque doublé avec l'Union européenne, passant de 164 milliards d'euros à 305 milliards d'euros. Un tel détournement des échanges et un tel dumping des prix sur le marché européen sont susceptibles de se reproduire. En réalité, on le voit d’ores et déjà avec la déflation des prix à la production en Chine et la quasi stabilité du taux de change du yuan. En considérant les exportations chinoises vers l'Europe en volume, et non en valeur, leur augmentation est encore plus nette.

La nouvelle stratégie tarifaire de Trump est le miroir de cette politique d'exportation de la Chine. Toutes deux ont des stratégies gagnant/perdant (win/lose). En contrôlant ses marchés de capitaux, la Chine cherche à empêcher un réajustement monétaire de son excédent commercial, qui est en constante augmentation. En cinq ans, de fin 2019 (dernière année avant la pandémie) à fin 2024, l'excédent commercial de la Chine avec le reste du monde est passé de 352 milliards d'euros à 918 milliards d'euros, un quasi triplement. Dans le même temps, le yuan n'a augmenté que de 1 % par rapport au dollar et de 5 % par rapport à l'euro.

Quand bien même l’Europe ne souffrirait pas des plus fortes hausses de droits de douane et autres restrictions, elle pâtira de toute façon indirectement du détournement des échanges avec États-Unis vers son marché.

La situation risque encore de s’aggraver : en effet, alors que l'Europe n'a pas renoncé à son objectif de verdissement et de décarbonation (concernant les véhicules électriques, l’énergie solaire ou éolienne et peut-être d'autres secteurs allant du nucléaire à l'hydrogène), l'administration Trump, qui accélère la résurrection des énergies fossiles, est très loin de faire de la décarbonation sa priorité.

Cette décarbonation n’est d'ailleurs pas la seule priorité européenne.: la nécessité de renforcer la défense s'ajoute désormais à la volonté de maintenir un niveau ambitieux de protection et d’État-providence. Elle ne peut donc se permettre d’ignorer le coût de la transition énergétique, ce qui implique à court terme une dépendance encore plus grande à l’égard des produits chinois, presque entièrement importés plutôt que fabriqués en Europe. La Chine est une source d'approvisionnement nécessaire. Mais dépendre d'un seul producteur extérieur à l'UE pour les infrastructures ou même les biens de consommation de base pose les mêmes problèmes de sécurité que la dépendance à l’égard des matériaux critiques. Quand bien même on mettrait de côté la question de la sécurité des approvisionnements, la position quasi monopolistique de la Chine risque d’avoir plus tard un effet néfaste sur les prix.

L'Europe sera donc confrontée à un choix difficile. Deux directions s’offrent à elle.

L'Europe pourrait recourir elle aussi au protectionnisme

La première consiste à s'aligner sur les mesures de restrictions et les droits de douane américains en ce qui concerne les importations en provenance de pays tiers, afin d'éviter de devenir le marché de dernier recours pour les exportations chinoises qui ne trouvent pas d'autres débouchés. C'est déjà le cas pour l'aluminium, où les droits de douane supplémentaires imposés par les États-Unis ont provoqué un afflux vers l'Europe, principalement de la part des fabricants chinois. Une enquête de la Commission devrait aboutir à des droits de douane supplémentaires. Les producteurs et investisseurs chinois devraient donc réfléchir à deux fois avant d'orienter leurs IDE vers des pays intermédiaires, de l'Asie du Sud-Est à l'Afrique du Nord, voire la Turquie.

Ironiquement, cela reviendrait à conclure de fait une alliance commerciale négative avec les États-Unis, résultat d'un alignement de mesures protectionnistes plutôt que de la promotion d'accords de libre-échange. Une telle convergence avec les États-Unis irait à l'encontre des intérêts fondamentaux de l'Union européenne, qui reste le premier promoteur mondial de ces accords. Toutefois, dans un monde commercial en pleine fragmentation, ce mimétisme peut devenir inévitable. Il est incontestable que les deux économies mondiales qui ont le plus bénéficié des règles de l'OMC, la Chine et les États-Unis, sont en train de détruire le système construit sur ces règles. La Chine le fait déjà depuis longtemps, en usant et abusant de son statut d'"économie en développement" bien après que celui-ci soit devenu obsolète . Les États-Unis s’y mettent aussi, par un choix idéologique de principe qui signifie en pratique un retour à l’ère mercantiliste et isolationniste.

Tout cela ne sera pas sans conséquence politique. La Chine doit s’attendre à ce que les obstacles à son expansion économique à l'étranger aillent se multipliant.

Contestée simultanément par ses deux principaux partenaires commerciaux, l'Europe est donc tentée d'adopter son propre bouclier protectionniste, qui pourrait inclure des mesures de représailles en réplique à celles décidées de l'autre côté de l'Atlantique. Mais ce bouclier devrait surtout viser l'énorme déséquilibre commercial de l’Europe vis-à-vis de la Chine. Il répondra alors à l’entreprise chinoise de conquête de tous les secteurs industriels, les uns après les autres.

Un autre choix est possible : un "Deng Xiaoping inversé" entre l’Europe et la Chine

Une autre orientation est possible pour l’Europe et la Chine. Elle requiert un changement de paradigme dans la stratégie commerciale et d’investissement de la Chine à l’égard de l’Europe, ainsi qu’un compromis de la part de l’Europe.

Cela suppose une compréhension politique réaliste de la part de la Chine, ce qui est loin d’être acquis. En effet, de nombreux producteurs chinois ont atteint un niveau de compétitivité sans précédent dans les technologies de pointe, et les dirigeants chinois peuvent se prévaloir de ces succès et de "l’avantage ricardien" qu’ils leur confèrent pour ignorer la dimension politique d’un fort déséquilibre des échanges. La négociation  est sans doute plus facile à accepter pour les Européens, qui sont sont par tradition plus enclins à chercher le compromis avec la Chine, généralement sans succès.

Un "Deng Xiaoping inversé" a des arguments historiques. Il y a environ 45 ans, la Chine a mené à bien une ambitieuse politique de réforme et d'ouverture grâce au choix de Deng Xiaoping de créer des zones économiques spéciales et de favoriser les entreprises mixtes (joint-ventures ou JV) pour attirer des capitaux et des technologies étrangers. Un tel programme a conduit au "miracle chinois": un essor économique sans précédent dans l'histoire, même si l'on tient compte du succès du Japon et des quatre dragons (Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong Kong) après la Seconde Guerre mondiale.

Ce qui précède est bien connu. On sait moins que la fenêtre d’opportunité pour les investisseurs étrangers s'est refermée en Chine durant cette dernière décennie, sous le coup de la stratégie d’autosuffisance économique  et d’indigénisation des technologies étrangères conduite par Xi Jinping. En 2024 (chiffres des dix premiers mois), les entreprises à capitaux étrangers ne représentaient plus que 22,7 % des exportations chinoises, contre 58 % en 2005. Les entreprises privées chinoises – ou considérées comme telles – ont atteint ce même pourcentage historique de 58 % en 2024. Entre ces deux dates, une économie développée et diversifiée est apparue en Chine.

Un "Deng Xiaoping inversé" doit renverser les rôles entre l'Europe et la Chine. Les entreprises formeraient des  coentreprises avec leurs partenaires européens. Ceci implique, comme ce fut le cas en Chine, que les technologies et procédés de fabrication puissent être transférés à terme. Si les entreprises chinoises acceptaient un tel partage de technologie, les exigences en matière d'approvisionnement et de sous-traitants en Europe pourraient être légères. Si ces entreprises chinoises n’acceptent pas ce transfert, elles pourraient créer des filiales détenues à 100 %, mais avec des conditions supplémentaires concernant l’approvisionnement et la localisation des fournisseurs. Cela permettrait de veiller à ce que les arrivants chinois contribuent positivement à l’économie européenne, au lieu de freiner sa croissance.

Un "Deng Xiaoping inversé" doit renverser les rôles entre l'Europe et la Chine. Les entreprises formeraient des  coentreprises avec leurs partenaires européens.

Dans certains domaines sensibles, se pose évidemment la question de la sécurité, par exemple concernant les logiciels automobiles et, plus généralement, les technologies numériques où existe un risque de détournement de données, de piratage informatique ou de déni de service

Les entreprises chinoises pourraient faire en Europe exactement ce que certaines entreprises européennes acceptent de faire en Chine. Daimler et BMW, par exemple, utilisent spécifiquement des logiciels chinois pour leurs voitures produites en Chine. Étendue à leurs ventes mondiales, l’utilisation de logiciels chinois deviendrait un problème de sécurité majeur. On assiste, de façon plus générale, à la fragmentation inévitable du monde numérique sous la contrainte des impératifs de sécurité. Cette réalité est également reconnue à l’égard des États-Unis, notamment pour l’industrie européenne de l’armement et pour le stockage de données.

Plus globalement, le principe directeur de la Chine pour l’IDE en Chine – "En Chine pour la Chine" – pourrait trouver son équivalent dans un "en Europe pour l’Europe". La politique de l’Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis, conjuguée aux mesures plus directes proposées par l’administration Trump, instaure un principe de "in America for America". Pour rivaliser avec les États-Unis et la Chine, l’Union européenne doit à son tour mettre en place des politiques industrielles inclusives, et les entreprises chinoises – comme américaines – pourraient en faire partie, à condition de respecter nos règles et de servir nos intérêts. Pour concurrencer les États-Unis, l'Union européenne doit donc jouer cette carte de l’inclusivité. Les entreprises chinoises - ainsi qu'américaines - pourraient en faire partie si elles respectent nos règles et répondent à nos intérêts.

Conjuguer réalisme économique européen et réalisme politique chinois

Cette conversion est possible du côté européen. L'Union européenne ne cherche pas à découpler son économie en ciblant spécifiquement la Chine, mais d’une façon générale à assurer sa sécurité économique et réduire sa vulnérabilité aux risques. Cette différence d’approche n’est pas officiellement prise en compte par les responsables chinois, qui se focalisent sur les nouvelles mesures de sécurité économique prises par l’Union européenne : le contrôle des investissements étrangers, le contrôle envisagé sur  les exportations au niveau européen, la prévention des cyber-risques et les mesures de dissuasion face à la coercition commerciale figurent en effet à l'ordre du jour européen.

L'Europe doit donc procéder à son propre examen. Oui, le soutien par l'État sous toutes ses formes est le péché originel des politiques économiques chinoises, et on a raison d'appeler à des mesures défensives. Mais il est également vrai que près de cinquante ans de construction d'une base technologique grâce aux politiques héritées de Deng et accélérées par Xi ont porté leurs fruits. Des règles asymétriques demeurent en Chine en matière de commerce international et d'investissement, et on doit s’y opposer. Mais il n’en demeure pas moins que de nombreuses entreprises chinoises, grandes ou petites, pourraient se passer du soutien étatique. Les mesures européennes de défense commerciale sont justifiées en raison des politiques industrielles menées par la Chine. Mais elles ne suffiront pas, à moins de leur adjoindre une stratégie de découplage économique.

Autre postulat des grandes économies occidentales de marché : lorsque les perspectives commerciales avec la Chine se sont assombries, on a expliqué les revers des firmes étrangères en Chine par la domination du Parti-État, le soutien massif aux entreprises publiques, l’accroissement des subventions, ainsi que le maintien du statut largement outrepassé de "pays en développement" depuis son adhésion à l’OMC en 2001. De fait, l’absence de conditions de concurrence équitable, les subventions publiques massives aux niveaux central et local, la coercition sur les transferts de technologie et le non-respect de la propriété intellectuelle ont joué un rôle central. D’où la priorité accordée dans la négociation avec la Chine à une concurrence équitable sur son marché, souvent au détriment des questions géopolitiques. Il faut persévérer dans cette revendication, en s’adossant sur des mesures défensives. Mais cela ne suffira pas, car égaliser les conditions de concurrence nécessite des changements politiques majeurs en Chine. Ils ne sont pas à l’ordre du jour.

L'Union européenne ne cherche pas à découpler son économie en ciblant spécifiquement la Chine, mais d’une façon générale à assurer sa sécurité économique et réduire sa vulnérabilité aux risques.

Les bénéfices financiers sont de moins en moins partagés avec d’autres pays et entreprises, hormis pour les fournisseurs d’énergie et de matières premières, secteurs dans lesquels la Chine reste déficitaire. D’où le virage initié par les États-Unis vers des politiques protectionnistes.

La Chine devrait accepter les réalités politiques du commerce international dont elle a tiré avantage pour elle-même. Elle devrait accepter qu'il est maintenant temps de réaliser avec l'Europe ce que l'on pourrait appeler un "Deng Xiaoping inversé". L’alternative pour l'Europe est de suivre la voie protectionniste et de financer à grande échelle ses propres politiques industrielles, quel qu'en soit le coût d’entrée. Le désir chinois de gagner sur tous les plans, dans tous les secteurs industriels, est politiquement irréalisable. Certes, des économies plus petites, ayant une base industrielle limitée, peuvent trouver avantageux de bénéficier d’importations peu chères, mais de tels marchés ne représentent qu'une infime partie du marché mondial.

À court terme, la stratégie d'exportation industrielle de la Chine est en contradiction avec la nécessité de diversifier ses participations financières au-delà de son marché intérieur et en dehors des États-Unis. On ne peut pas mettre en faillite des économies où l’on investit dans le même temps ! Or c’est ce que suppose la stratégie chinoise du 100 % gagnant. Et on ne peut pas devenir le propriétaire absent de l’économie mondiale sans offrir de "biens publics" au sens large. Pour les États-Unis, il s’agissait d’un mélange de garanties de sécurité et de règles communes. La Chine ne propose rien de tel et ne cherche pas à assumer ce que l’Amérique considère désormais comme le "fardeau" dont elle veut se libérer.

Il y a une cinquantaine d'années, la Chine aurait pu céder à la tentation des importations à bas coût, en profitant des voitures et des appareils électroménagers japonais : ces importations ont massivement augmenté, légalement ou non, durant une brève période entre 1978 et 1980. Le pays a alors mis en place des mesures visant à inciter - et réglementer - les investissements directs étrangers. Il s'agissait en pratique de susciter une production endogène qui se substitue aux importations, avant l’accroissement de ses propres exportations. Aujourd'hui, sur les 25 millions de voitures vendues en Chine, 800 000 seulement sont importées. De même, les consommateurs européens pourraient se laisser tenter par les avantages en pouvoir d'achat qu’offrent les voitures chinoises. C’est effectivement ce qui se passe, en gros, dans de petits marchés dépourvus de producteurs nationaux. Mais il est politiquement peu vraisemblable que cela se produise sur un marché de 450 millions de consommateurs, où l’impact d’une désindustrialisation serait dévastateur.

Le même raisonnement s’applique à d’autres secteurs industriels. Les responsables chinois, qui font passer la politique avant l’économie, sont bien placés pour le savoir.

Jusqu’ici, l’Union européenne s’en est tenue à des mesures soigneusement évaluées et justifiées, plutôt qu’à des décisions soudaines et à une escalade, ou à des liens avec d’autres enjeux (sauf ceux relatifs à "l’ordre public" ou, au niveau national, à la sécurité nationale). La Chine a pu voir dans cette modération un signe de faiblesse et concentrer ses efforts sur la négociation avec son principal concurrent stratégique, les États-Unis. Aujourd'hui, le système multilatéral de règles auquel l’Europe se conforme est remis en question de toutes parts. Les États-Unis se détournent du système commercial multilatéral et cherchent à imposer un rapport de force à tous leurs partenaires. Eux comme la Chine ont adopté une stratégie du "gagnant/perdant" (win/lose).

Cette évolution reviendra comme un boomerang vers la Chine . Elle est devenue la plus dépendante des grandes économies vis-à-vis des exportations (hormis des pays beaucoup plus petits essentiellement tournés vers la réexportation). Elle va se heurter aux États-Unis à une porte fermée, ou entrouverte à un coût prohibitif. La Chine ne peut plus espérer, à ce stade, que ses appels à un multilatéralisme de pure forme suffiront, alors qu’elle inonde le marché européen de ses produits et réduit ses importations. Politiquement, cela ne passera pas.

La Chine n'a jamais été une adepte inconditionnelle du libre-échange. Elle est bien placée pour savoir que le libre-échange, qui ne signifie pas l’absence de règles, ne peut perdurer qu’à condition de profiter à toutes les parties, ou du moins qu’à condition que le ratio coûts/bénéfices ne soit pas durablement défavorable à l'une d'entre elles. Les économistes libéraux considèrent en général que le libre échange s’équilibre à long terme, notamment par des ajustements monétaires. Mais la réalité remet en cause cette vision.

Certains font une analogie avec la montée en puissance du commerce japonais dans les années 1980. Cette comparaison recèle quelques points communs – la déflation des prix en Chine et le piège de la dette qui en découle – mais elle néglige la différence d’échelle. Mais comme alors, nous pouvons et devons résister au glissement vers un protectionnisme généralisé et à l’abandon des règles commerciales et d’investissement.

Cette évolution reviendra comme un boomerang vers la Chine . Elle est devenue la plus dépendante des grandes économies vis-à-vis des exportations.

Pour un accord équilibré

Nous avons besoin de solutions qui soient dans l’intérêt des deux parties. Pour la Chine, cela implique la diversification financière et la poursuite de son succès industriel et innovant à l’étranger. Pour l'Europe, cela signifie la préservation de la sécurité nationale et de la sécurité économique. Cela nécessite de poser des limites aux investissements chinois et de demander aux entreprises chinoises d’avoir des sites localisés en Europe et d’accepter, dans une certaine mesure, un partage de technologies ou, à défaut, d’avoir un pourcentage élevé de fournitures et de composants d'origine locale. Ces règles ne peuvent être édictées directement par les États membres, sous peine de se cannibaliser dans une course au plus offrant. Du point de vue de la Chine, elle a besoin de maintenir son accès au plus grand marché mondial qu’est l’Europe, surtout dans le contexte global actuel.

L'auteur de cet article est pleinement conscient des objections qu’on ne manquera pas de formuler contre l’hypothèse d’un "Deng Xiaoping inversé". D’abord, un tel programme suppose d’aller beaucoup plus loin que ne le faisait l'accord global sur les investissements (CAI) de 2020 entre la Chine et l'UE, accord qui lui-même n'a jamais pu être confirmé.

Une autre objection tient au fait d’interpréter à la place de la Chine ce que sont ses propres intérêts. De fait, la stratégie géopolitique peut l’emporter sur tout le reste. Il faut être deux pour danser le tango. La proposition d’un "Deng Xiaoping inversé" suppose que la Chine révise l’évaluation de ses intérêts propres.

Une troisième objection est qu’un tel projet présuppose un accord européen sur les règles et limites des coentreprises, voire des filiales à 100 %, dans plusieurs secteurs industriels. Le secteur automobile serait probablement un test. Non seulement cela exclut la possibilité de. brader les installations (comme l’a fait la Hongrie), mais encore cela pose de redoutables questions de mise en œuvre et de gestion des divers intérêts nationaux ou chez les fabricants.

Il faut aussi prendre en compte la légalité de nouvelles règles contraignantes pour l’investissement direct étranger (et particulièrement s’il devait concerner la Chine seule) au regard du droit communautaire et des règles de l’OMC. C’est un sujet complexe, qu’on ne peut pas traiter en quelques lignes.

Notons que le Clean Industrial Deal proposé par la Commission, reconnaît de manière explicite que "les États membres pourraient examiner collectivement des conditions telles que la propriété des équipements, les intrants provenant de l'UE, le recrutement de personnel basé dans l'UE, la nécessité de coentreprises ou de transferts de propriété intellectuelle, en commençant par certains secteurs stratégiques, tels que, par exemple, l'automobile ou les énergies renouvelables".

L'investissement étranger relève désormais d’une compétence exclusive de l'UE, bien que cette compétence soit peu délimitée. Les États membres auront un rôle décisif à jouer face à une innovation d’une telle ampleur, dans un domaine qui relève du vote à la  majorité qualifiée (VMQ). Ensuite, les règles de l'OMC rendent hautement préférable la conclusion d'un accord avec la Chine, afin d'éviter les s juridiques qui ne manqueront pas de survenir autrement. L'Accord sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce (TRIMS) et l'Accord général sur le commerce des services (GATS) interdisent tous deux les discriminations en matière de traitement national, le TRIMS interdisant également les quotas d’importations. Les accords bilatéraux d'investissement signés précédemment par les États membres avec la Chine peuvent également constituer un obstacle. En général, l'esprit de l'OMC - et l’approche qui a jusqu’à maintenant prévalu en Europe - tendent à réduire la conditionnalité des investissements, plutôt qu'à l'augmenter.

Cependant, il y a au moins trois choses auxquelles la Chine serait avisée de prendre garde. Sa stratégie ne fonctionne que parce qu’elle profite encore de son statut obsolète d'économie "en développement". Les États-Unis font désormais prévaloir l'interprétation, la plus large des considérations de sécurité nationale dans leurs politiques commerciales et d'investissement. L'Union européenne elle-même, notamment avec son Cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers de 2019, déploie une clause de "sécurité publique" qui n'est peut-être pas encore entièrement définie et qui pourrait être élargie dans un contexte conflictuel. Que la Chine campe sur ses positions conduirait l'Europe à suivre la nouvelle voie américaine. Il est même possible que l'Europe généralise ses règles pour les investissements étrangers dans certains secteurs spécifiques, sans adopter d’approche différenciée par pays, ce qui rendrait ces règles plus conformes à l'OMC.

L’Europe peut donc faire pression autant qu’utiliser certains arguments incitatifs qui iraient dans le sens d’un "Deng Xiaoping inversé". Dans un contexte de tension mondiale, la Chine y verra-t-elle son propre intérêt ?

En conclusion, un accord de "Deng Xiaoping inversé" entre la Chine et l’Union européenne est peut-être la pire des perspectives, à l’exception de toutes les autres.

Copyright image : AFP

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