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08/04/2025

Relation UE-Inde : la coopération technologique comme moteur du partenariat ?

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Relation UE-Inde : la coopération technologique comme moteur du partenariat ?
 Amaia Sánchez-Cacicedo
Auteur
Experte Associée - Asie, Inde

La deuxième réunion ministérielle du Conseil du commerce et des technologies UE-Inde (TTC) s’est tenue à New Delhi le 28 février 2025. Dans un contexte géopolitique critique, fait de guerre commerciale américaine et de menace chinoise en Indopacifique, Bruxelles comme Delhi sont conscientes de l'importance de nouer un partenariat en matière de technologies stratégiques, de défense et de commerce. Quelles sont les initiatives qui existent et comment les faire monter en puissance ? Dans quelle mesure le partenariat stratégique entre Washington et Delhi peut-il servir de modèle aux Européens ? Dans cette analyse, Amaia Sánchez-Cacicedo appelle l'Union européenne et l'Inde à donner une traduction plus opérationnelle à leur partenariat stratégique et à adopter une vision intégrée reliant commerce, technologies critiques et défense afin d’encourager les synergies entre ces pans cruciaux de la coopération UE-Inde.

Il semblerait que la volonté politique visant à donner une traduction stratégique aux relations entre l'Union européenne (UE) et l'Inde se soit enfin concrétisée. La déclaration publiée à l’issue de la visite d’Ursula von der Leyen et de la délégation du collège des commissaires européens à New Delhi en février dernier souligne que les deux parties se retrouvent désormais dans des intérêts qui dépassent les seules dimensions commerciales ou économiques de leur relation. Cette visite, programmée à une époque où le fossé euro-atlantique ne s’était pas encore creusé dans les proportions qu’on connaît, avait depuis pris une importance accrue pour les deux parties, en cela qu’elles cherchent toutes deux, face à un ordre mondial de plus en plus imprévisible, à consolider des partenariats diversifiés. Selon les mots du ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishankar, prononcés lors de la 10e édition du Dialogue Raisina à Delhi, le monde entier est aujourd’hui au cœur d’une “renégociation énorme” dans les rapports de force.

Les deux partenaires ont affirmé de manière explicite leur détermination à conclure l’accord de libre-échange UE-Inde, dont les négociations se tiennent depuis dix ans. L'Inde poursuit certes des négociations commerciales parallèles avec les États-Unis et le Royaume-Uni dans le cadre de l'accord de libre-échange Inde-Royaume-Uni et de l'accord commercial bilatéral Inde-États-Unis, mais les consultations entre l'UE et l'Inde ont largement dépassé le cadre des simples échanges commerciaux.

Les technologies critiques et émergentes sont devenues la pierre angulaire de l’approfondissement de la relation entre les deux parties, des semi-conducteurs à l’intelligence artificielle (IA) en passant par la 6G, les infrastructures publiques numériques ou encore les supercalculateurs et l'espace. Les transferts de technologie nécessaires aux transitions industrielles numérique et verte, y compris les composants à potentiel double usage, ont une place de choix au sein des trois groupes de travail du Conseil du commerce et des technologies (TTC) UE-Inde (transition verte ; transition numérique ; commerce et chaînes de valeur). Créé à l'origine pour relever ensemble les principaux défis que partagent l’Europe et l’Inde en matière de commerce, de technologies et de sécurité, le TTC s’est réuni une seconde fois dans un format ministériel à Delhi dans le cadre de la visite officielle de l'UE, après sa réunion inaugurale de mai 2023. Mais à présent que la volonté politique est indubitable, comment exploiter pleinement le potentiel du partenariat UE-Inde en matière de technologies critiques et émergentes ?

Coopération États-Unis - Inde : un modèle à suivre ?

Malgré les bouleversements continus de l'ordre international - y compris ceux actuellement provoqués par la deuxième administration Trump - la relation entre les États-Unis et l'Inde a jusqu’à présent connu des avancées régulières. Le Premier ministre Narendra Modi a été le quatrième dirigeant étranger à rendre visite au président Trump après l’entrée en fonction de ce dernier en janvier dernier. Cette visite a permis des accords importants en matière de technologies critiques, s’ajoutant à l'Initiative sur les technologies critiques et émergentes (Initiative on Critical and Emerging Technologies, ICET) initiée par l'administration Biden en mai 2022. L’ICET fait figure de cadre pour le moins unique de coopération technologique et économique entre les deux parties. S’il ne se distingue pas sensiblement du TTC UE-Inde dans sa conception, il en diffère grandement dans son opérationnalisation et sa portée potentielle. Delhi estime que la relation techno-stratégique que l’Inde a ainsi nouée avec les États-Unis constitue un modèle que l'UE devrait s'efforcer de reproduire.

Malgré les bouleversements continus de l'ordre international - y compris ceux actuellement provoqués par la deuxième administration Trump - la relation entre les États-Unis et l'Inde a jusqu’à présent connu des avancées régulières.

L'ICET relève à la fois du secrétariat du Conseil de sécurité nationale indien (NSCS) et du Conseil de sécurité nationale américain et bénéficie en outre d'un soutien important du ministère des Affaires étrangères à Delhi et du département d'État à Washington. Le Royaume-Uni suit pour sa part un modèle très similaire, à travers l'initiative technologique et de sécurité Inde-Royaume-Uni (TSI) annoncée en juin 2024.

Dans ces deux instances de coopération, la technologie est appréhendée en lien avec des considérations commerciales et de sécurité, une approche qui permet de surmonter les obstacles liés aux enjeux de licences ou de normes susceptibles de freiner la coopération.

Dans le cas précis du partenariat entre les États-Unis et l’Inde, l'ICET s’est révélé un catalyseur crucial pour l'intégration des secteurs technologiques et de défense américains et indiens, dans leur quête partagée de technologies stratégiques sûres, fiables et compétitives en termes de coûts. L'ICET englobe de nombreux secteurs stratégiques comme l'IA, l'espace, les semi-conducteurs, les télécommunications avancées, l’informatique quantique, la biotechnologie, les matières premières critiques et les énergies propres. L'initiative a également permis la création de "ponts de l'innovation" dans certains secteurs clés, à travers des expositions, des hackathons et des opérations de sensibilisation, avec pour objectif de promouvoir l'intégration du secteur privé et des start-ups des deux pays, comme l'illustrent les exemples de l'IA et du secteur de la défense.

L'ICET s’appuie aussi sur la plateforme U.S.-India Defense Acceleration Ecosystem (INDUS-X), une initiative destinée à renforcer des alliances technologiques stratégiques dans le domaine de l'innovation de pointe et à resserrer la coopération industrielle en matière de défense. INDUS-X réunit avec succès des représentants gouvernementaux, des industriels et des universitaires issus des deux pays. Des unités dédiées au sein du ministère indien de la Défense (Innovations for Defence Excellence - IDEX) et du département américain de la Défense (Office of the Secretary of Defense - ODS) ont été désignées pour diriger cette plateforme, autorisant des avancées faciles à actionner et à évaluer. Les contributions des investisseurs, des chercheurs, des start-ups/PME et des accélérateurs/incubateurs ont été suivies d’un Senior Leaders Forum et d’un Senior Advisory Group. INDUS-X a par ailleurs été autorisé à participer à des forums multilatéraux comme le Quad (dialogue quadrilatéral pour la sécurité, groupe de coopération militaire et diplomatique informelle entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie).

L’idée était que l’ICET soit mis à profit pour mieux ouvrir la voie à des efforts de coopération industrielle en matière de défense dans le cadre des accords fondamentaux de défense passés entre les deux pays, accords notamment issus de la déclaration conjointe de 2013 sur la coopération en matière de défense et du cadre de 2015 pour les relations de défense entre les États-Unis et l'Inde. Mais cette initiative est aussi le fruit de plusieurs décennies d'investissement des entreprises américaines dans l'écosystème de défense indien. Il s’agit désormais pour les États-Unis d'accroître les ventes et la coproduction avec l’Inde dans le domaine de la défense afin de renforcer l'interopérabilité et la coopération industrielle à l’intérieur d'un nouveau cadre décennal pour le partenariat majeur entre les États-Unis et l'Inde en matière de défense au XXIe siècle, qui sera signé dans le courant de l'année.

Lors de la visite du Premier ministre Modi à Washington, les deux partenaires ont signé l'US-India Catalyzing Opportunities for Military Partnership, Accelerated Commerce & Technology for the 21st Century (COMPACT), initiative conçue pour transformer de manière substantielle leur coopération dans certains domaines clés. L'initiative TRUST (Transforming the Relationship Utilizing Strategic Technology), lancée à cette occasion, vise plus spécifiquement l’approfondissement de la collaboration entre les gouvernements, les universités et le secteur privé dans les champs d’application des technologies de pointe ayant trait à la défense, à l'IA, aux semi-conducteurs, au quantique, à la biotechnologie, à l'énergie ou à l'espace, tout en garantissant la protection des technologies sensibles.

L'IA occupe une place importante dans le projet TRUST : il s’agit de générer des partenariats industriels et des investissements dans le développement et l'innovation en matière d'IA tout en réduisant les obstacles réglementaires. Après le succès de la plateforme INDUS-X, c’est le programme INDUS Innovation qui a été annoncé : il doit faire progresser les partenariats industriels et universitaires entre les États-Unis et l'Inde tout en encourageant les investissements dans le spatial, l’énergie et dans d’autres secteurs de pointe. L'administration Trump milite aujourd’hui en faveur de l'adhésion pleine et entière de l'Inde à l'Agence internationale de l'énergie tout en poursuivant ses projets de construction de réacteurs nucléaires américains en Inde dans le cadre de l’Accord 123, accord de coopération nucléaire civile entré en vigueur en 2008.

Néanmoins, le Framework for AI Diffusion, cadre établi par le président Biden à quelques jours de la fin de son mandat, a instauré des contrôles à l'exportation de l'IA, jusqu’à présent non révoqués par l'administration Trump. L'Inde y figure dans la catégorie des pays de niveau 2, celle des pays considérés comme des voies indirectes que les adversaires des États-Unis sont susceptibles d’emprunter pour acheter des puces américaines.

L'Inde y figure dans la catégorie des pays de niveau 2, celle des pays considérés comme des voies indirectes que les adversaires des États-Unis sont susceptibles d’emprunter pour acheter des puces américaines.

Cela se traduit concrètement par la nécessité pour l'Inde de faire autoriser ses centres de données et d’obtenir du Bureau de l'industrie et de la sécurité (BIS), avant toute coopération avec des entreprises américaines de l'IA, des licences individuelles certifiant la mise en place de garanties contre l'ingérence des pays de niveau 3, c'est-à-dire contre des pays comme la Chine, l'Iran, la Corée du Nord et la Russie.

Il convient de souligner que les accords évoqués plus haut ont été conclus dans le contexte de la reconnaissance de l'Inde par Washington comme partenaire majeur en matière de défense, bénéficiant en tant que tel du statut de Strategic Trade Authorization-1 (STA-1) - et comme partenaire majeur du Quad. Cela a contribué à lever les inquiétudes des deux partenaires sur la vente de produits co-développés ou co-produits soumis aux lois et réglementations nationales de contrôle des exportations dans chaque pays, ainsi que sur leur utilisation finale. L'Inde et les États-Unis ont en outre conclu un accord de sécurité d'approvisionnement (SOSA) en août 2024, qui les assure mutuellement d’une livraison prioritaire de certains articles de défense en cas de perturbations imprévues qui pourraient toucher les chaînes d'approvisionnement. Un accord de passation réciproque de marchés de défense (Reciprocal Defense Procurement, RDP) n'a pas encore été signé, mais des négociations ont été lancées.

Ce que l’UE peut en apprendre

Gardons-nous de tirer trop directement les leçons de la relation entre les États-Unis et l’Inde : transposer un tel modèle à une entité politique et supranationale comme l’Union européenne exige une certaine prudence. L’UE réunit 27 États-nations qui avancent à des rythmes différents dans des domaines de compétence spécifiques comme la mobilité de la main-d'œuvre et l'intégration monétaire au sein de la zone euro. Qui plus est, la majorité des compétences de l’UE ne lui sont pas exclusives, mais sont soit partagées avec les États membres, soit qualifiées de compétences d’appui, pour lesquelles les États membres ont le dernier mot. Pour compliquer encore les choses, la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'UE est considérée comme une compétence spéciale, restant largement du ressort des États membres sous la supervision du président du Conseil et du Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, également vice-président de la Commission européenne (HR/VP).

Cette répartition des compétences explique que certains États membres, en particulier la France et l'Allemagne, aient une longueur d'avance dans le développement d'une relation stratégique solide avec l'Inde. Paris est en passe de consolider sa feuille de route pour l'industrie de la défense (adoptée avec l’Inde en 2024) sur le fondement d’une coopération aérienne et maritime accrue avec New Delhi, notamment à travers la production conjointe d'équipements de défense. Le lancement de la France-India Defense Startup Excellence (FRIND-X) en 2024 s'inspire étroitement du cas d'INDUS-X. Il existe un fort potentiel de collaboration franco-indienne dans d'autres secteurs clés comme l'énergie nucléaire, l'espace et l'IA, comme le montre la coprésidence, à forte portée symbolique, du Sommet international sur l'IA.

Si la France est devenue le premier partenaire européen de l'Inde en matière de sécurité, l'Allemagne est en tête sur le plan commercial. Berlin était le premier partenaire commercial de New Delhi en Europe en 2022 et se classait 7e en matière d’investissements directs étrangers en Inde. L’Inde suscite beaucoup d’attente en Allemagne, en particulier du côté des entreprises : 78 % des entreprises allemandes opérant en Inde prévoient d'y augmenter leurs revenus et 55 % leurs bénéfices, selon une enquête de 2024. L'Allemagne entend également devenir un "partenaire de sécurité fiable" pour l'Inde, à travers des efforts accrus de coopération en matière d'armement et de coproduction d'équipements de défense.

Ces deux cas illustrent le fait que de solides relations bilatérales stratégiques existent déjà entre New Delhi et certains partenaires européens dans le domaine de la défense et des échanges commerciaux.

Ces deux cas illustrent le fait que de solides relations bilatérales stratégiques existent déjà entre New Delhi et certains partenaires européens dans le domaine de la défense et des échanges commerciaux. Il s’agit désormais de tirer parti de ces relations, de créer des synergies entre elles et de les déployer à l’échelle de l’UE. C’est précisément sur ce front que Bruxelles gagnerait à s’inspirer de la relation stratégique qui unit les États-Unis à l'Inde en matière de technologies critiques, ce d'autant plus dans un contexte où l'Europe est poussée, contre son gré, vers une guerre commerciale potentielle avec les États-Unis et où un bond en avant en matière de défense européenne commune devient indispensable

Que l’Europe se félicite de n’être pas seule à devoir affronter ces défis : l’Inde est de même sur le qui-vive après l’annonce, par Donald Trump, de droits de douane de 26 % sur les importations en provenance de l'Inde. New Delhi espère encore que les négociations commerciales en cours avec Washington lui permettront d’obtenir un traitement de faveur et fait valoir qu’elle constitue un contrepoids indispensable à l’influence de la Chine dans l’économie et la sécurité mondiales.

Les défis posés par la technologie sont, dans le monde actuel, inextricablement liés aux considérations commerciales, de défense et de sécurité. Par conséquent, l’approche en silos qui structure aujourd’hui les trois groupes de travail du TTC UE-Inde est artificielle et peu susceptible de favoriser les synergies entre les intérêts qu’ont en commun l’Europe et l’Inde en matière de technologies émergentes. Dans ce contexte brûlant où la finalisation d’un accord de libre-échange UE-Inde devrait survenir d’ici 12 à 18 mois, il est nécessaire d’intégrer au TTC d’autres aspects des intérêts commerciaux qu’en ont commun les deux parties et vice versa. En l’état, en absence d’un accord de libre-échange, le commerce bilatéral entre l'UE et l'Inde en matière numérique repose pour l’heure sur des principes non-contraignants - et non sur des règles. Il faudrait par conséquent qu’au sein de la Commission européenne, la communication entre la DG CNECT (Direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies) et la DG TRADE (commerce) soit plus fluide pour davantage relier les discussions numériques et commerciales au sein du TTC.

Le succès de l'ICET repose en grande partie sur les avancées de la relation entre les États-Unis et l'Inde en matière de défense, renforcée au fil des décennies et ce, au-delà du simple niveau institutionnel ; l'industrie a ainsi joué un rôle crucial dans la réussite de la plateforme INDUS-X, désormais étendue à INDUS Innovation. Tout au long de ce processus, le secteur privé, le gouvernement, les chercheurs et les investisseurs ont œuvré de concert. Or nous avons vu combien la capacité de l'initiative européenne Next Generation Internet (NGI) à s’appuyer sur des financements consentis par la Commission européenne et à faire monter à bord des entités capables d'opérationnaliser les projets a permis de mobiliser des investissements importants dans les technologies ; cette réussite a également renforcé notre coopération avec les États-Unis et le Canada en la matière. Il est même maintenant proposé d'étendre l'initiative pour y inclure un "Fonds public pour les technologies" en collaboration avec une Agence publique pour les infrastructures numériques.

Cette démarche, fondée sur la recherche de constructions d’écosystèmes, gagnerait à s’étendre aux secteurs stratégiques clés au sein du TTC UE-Inde, afin de joindre aux efforts les gouvernements, les acteurs industriels, les chercheurs et les investisseurs volontaires dans toute l'UE par le biais d'un processus de marchés publics. Une bonne approche serait de commencer par les domaines où l'intérêt mutuel est le plus avéré, tels qu’identifiés lors de la deuxième réunion du TTC à Delhi : l'IA, les semi-conducteurs, les technologies 6G, les infrastructures publiques numériques, le calcul haute performance ou la production d'hydrogène renouvelable et le recyclage des batteries pour les véhicules électriques.

Il ne suffit pas de signer des protocoles d'accord comme celui scellé entre l’association européenne 6GSmart Networks and Services Industry Association et l’entité indienne Bharat 6G Alliance. La volonté politique, même quand elle émane du plus haut niveau, doit aller de pair avec des organes fonctionnels qui assurent l’opérationnalisation des processus. L'interopérabilité et la création de normes communes ont émergé des discussions comme des sujets prioritaires méritant une attention spéciale, tout particulièrement pour les infrastructures publiques numériques (reconnaissance mutuelle des signatures électroniques par exemple) ou pour les technologies de l'information et le secteur des télécommunications. Permettre au secteur privé, dès les phases initiales, de prendre part aux efforts aux côtés des décideurs politiques pourrait faciliter ce processus, compte tenu notamment de l'approche techno-nationaliste de l'Inde et de la sensibilité croissante de l'Europe sur ce sujet.

L'approfondissement de la coopération entre le Bureau européen de l'IA et la Mission indienne de l'IA est un bon début. Elle devrait permettre la création d'un écosystème d'innovation et d'échange d'informations sur le développement d'une IA digne de confiance. Les dirigeants européens et indiens sont également convenus de renforcer leur coopération en matière de grands modèles de langage (LLM) et d'exploiter le potentiel de l'IA par le biais de projets communs, au service de l’émergence d’une IA éthique et responsable.

L'approfondissement de la coopération entre le Bureau européen de l'IA et la Mission indienne de l'IA est un bon début.

Ces projets s'appuieront sur la collaboration en matière de R&D sur les applications HPC (High Performance Computing) dans les domaines des risques naturels, du changement climatique et de la bioinformatique. L'engagement pris par l'Inde pour soutenir le projet GANANA, nouveau projet EuroHPC (coordination européenne en matière de supercalculateurs) qui vise à soutenir le développement de logiciels pour les applications HPC en se fondant sur la coopération entre les centres d'excellence HPC européens et cinq institutions indiennes, constitue une autre évolution positive. Le projet sera financé conjointement par l'UE et l'Inde.

Des progrès tangibles ont également été réalisés dans le domaine des semi-conducteurs, grâce à des activités conjointes de recherche et développement sur les puces et sur l'intégration hétérogène - et grâce au renforcement des liens entre les écosystèmes européens et indiens. L’objectif est ici double : améliorer les capacités technologiques et assurer la résilience de la chaîne d'approvisionnement des semi-conducteurs. Ce rapprochement inclut un accord en vue de la mise en place d’un programme spécifique destiné à promouvoir les échanges de talents et à développer les compétences en matière de semi-conducteurs chez les étudiants et les jeunes professionnels. L’Inde a rappelé la nécessité de mettre en place une reconnaissance mutuelle des certifications et de promouvoir les parcours juridiques des professionnels qualifiés, conformément à sa vision d'un "marché du travail mondial".

Côté européen, il serait par ailleurs utile de désigner un groupe de hauts responsables issus des directions générales (DG) de la Commission européenne concernées, ainsi que du Conseil européen et du cabinet du HR/VP, pour superviser les progrès du TTC et leur mise en œuvre effective. Cela doit se faire à la fois au niveau du management et au niveau opérationnel afin de s’assurer que la vision stratégique de l'UE se traduise efficacement au sein de ses partenaires opérationnels - instituts de recherche, industrie et investisseurs. Sans compter qu’une telle démarche améliorera sans doute la qualité des discussions avec les homologues indiens, souvent quelque peu perdus dans le labyrinthe bureaucratique de l'UE.

Il vaut la peine de puiser dans la riche expérience de l'Inde en matière de création d'un écosystème numérique et des technologies de l'information, au sein duquel le gouvernement et ses institutions dédiées (National Information Utilities, NIUs) parviennent à mettre autour d’une même table le secteur public, le secteur privé et le monde académique. Dans un même ordre d’idée, l’Inde abrite de prestigieux instituts technologiques (Indian Institutes of Technology, IITs) et un écosystème dynamique de start-ups, qui peuvent nous inspirer. Enfin, l'UE et l'Inde pourraient envisager de s’associer ensemble à des partenaires de confiance communs, comme l'Australie ou le Japon, dans le développement conjoint de partenariats technologiques.

Affaire à suivre

À lire la déclaration conjointe du 28 février 2025, l'UE et l'Inde expriment un intérêt renforcé pour une coopération accrue dans les secteurs spatial et géospatial, ainsi que dans celui de la défense. L’ambition d’explorer ce qui pourrait être un partenariat de sécurité et de défense a été particulièrement mise en avant. Cela explique l'intérêt de l'Inde à entamer des négociations en vue d'un accord sur la sécurité de l'information (SoIA) qui pourrait, à moyen ou long terme, permettre à New Delhi de rejoindre les projets de coopération structurée permanente (PESCO) de l'UE. L’Inde et l’Europe partagent par exemple des préoccupations communes en matière de sécurité et de sûreté maritimes dans l’Indopacifique : le défi pour l'UE sera de porter ce sujet au-delà du niveau de compétence des États membres.

Des projets communs d'approvisionnement en matière de défense sont actuellement menés entre des entreprises indiennes et européennes au niveau bilatéral : la production conjointe d'avions entre Airbus Espagne et Tata Advanced Systems Limited pour l'armée de l'air indienne en est un bon exemple. Pourquoi ne pas chercher à reproduire ce modèle au niveau de l'UE, à une époque où une force commune de défense européenne est plus nécessaire que jamais ? L'UE vient de rejoindre l’Indo-Pacific Oceans Initiative (IPOI) indienne, dont les sept piliers sont répartis entre plusieurs partenaires, parmi lesquels figurent déjà la France et l'Italie au sein des États membres de l'UE, ainsi que l'Australie et l'Indonésie.

Le risque de fuite de transferts de technologie et la nécessité de contrôler les exportations demeurent un sujet d’inquiétude.

Tout comme au sein de la relation entre les États-Unis et l'Inde, le risque de fuite de transferts de technologie et la nécessité de contrôler les exportations demeurent un sujet d’inquiétude, ce pour nombre de domaines de coopération. Il serait donc utile de travailler sur un ensemble de mécanismes de confiance et de garanties de sécurité afin que cet enjeu n’entrave pas les progrès de la coopération bilatérale UE-Inde en matière de technologies.

De même, l'interopérabilité reste un obstacle majeur. La recherche d’une meilleure harmonisation des réglementations et des normes entourant la protection des données et la propriété intellectuelle doit demeurer une priorité dans les discussions bilatérales. Là aussi, les dernières évolutions de la relation entre les États-Unis et l’Inde en matière de défense et de sécurité sont riches d’enseignements pour les Européens.

Conclusion

La recherche, l'innovation et le développement conjoint de technologies dans des secteurs stratégiques représentent l'une des voies les plus prometteuses pour la coopération Europe-Inde. Malgré des nuances notables, le partenariat entre les États-Unis et l'Inde peut servir de point de référence utile aux efforts de l'UE, au moment où celle-ci cherche à approfondir ses liens stratégiques avec l'Inde. Plus important encore, ne négligeons pas l’importance du contexte géopolitique - et ce qu’il a à offrir. La concurrence entre les États-Unis et la Chine, les tensions actuelles entre les États-Unis et l'Europe et l'ambition poursuivie par l'Inde pour s'intégrer davantage dans les chaînes d'approvisionnement mondiales à travers l’Indopacifique laissent entrevoir une occasion unique pour l’épanouissement de l'engagement stratégique entre l'UE et l'Inde.

Copyright image : Money SHARMA / AFP

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