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[Réarmer la France] - Guerre de haute intensité en Europe : un modèle d'armée à transformer

[Réarmer la France] - Guerre de haute intensité en Europe : un modèle d'armée à transformer
 Nicolas Baverez
Auteur
Expert Associé - Défense
 Bernard Cazeneuve
Auteur
Expert Associé - Défense
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Réarmer la France

La conflictualité a changé de nature : haute intensité et capacités symétriques des adversaires contraignent les Européens à revoir leur modèle d’armée et à remettre en cause le format de corps d’armée expéditionnaire. Comment veiller à la cohérence capacitaire au regard des besoins opérationnels ? Quelles sont les évolutions économique et culturelle cruciales ? En quoi les drones sont-ils les armes décisives ? Nicolas Baverez et Bernard Cazeneuve mettent ces questions en perspective dans le 5e épisode de [Réarmer la France].

L’adaptation de notre modèle d’armée répond à des exigences majeures

Notre modèle d’armée doit garantir notre supériorité opérationnelle et préserver une capacité d’action autonome à la France, en cohérence avec les hypothèses d’engagementprobables. Cette autonomie vise à permettre au décideur politique de disposer d’options militaires crédibles, conformes à la fois à la défense de nos intérêts nationaux, à nos ambitions de puissance d’équilibre, et à nos engagements internationaux.

La perspective d’un conflit de haute intensité sur le continent constitue aujourd’hui un cadre de réflexion prioritaire pour nos armées, qui doivent se préparer à des scénarios d’engagement majeur sous le seuil nucléaire, nécessitant la capacité de tenir dans la durée face à l’attrition. Cela implique de savoir produire en masse à un coût soutenable, notamment en matière de stocks et de munitions complexes.

Notre modèle d’armée doit garantir notre supériorité opérationnelle et préserver une capacité d’action autonome à la France, en cohérence avec les hypothèses d’engagement probables.

Maintenir notre rang dans l’espace euro-atlantique, avec l’ambition d’être une nation-cadre à la tête d’un corps d’armée nécessite en outre de disposer des éléments organiques nécessaires, de maintenir dans la durée le volume de forces suffisant, d’être capable d’agréger des forces partenaires, et de répondre aux besoins de nos partenaires stratégiques.

La capacité à agir de manière autonome, y compris à distance du territoire national, dans un contexte de crises multiples, simultanées et imbriquées, suppose de disposer de moyens de projection et d’une capacité à entrer en premier, afin de préserver nos intérêts stratégiques (notre présence dans les Outre-mer, la protection des voies d’approvisionnement, le respect de nos accords de défense).

Enfin, notre modèle d’armée doit préserver notre capacité à préparer l’avenir, en intégrant les innovations technologiques issues du mondecivil, face à des cycles d’innovation de plus en plus rapides et à l’émergence de technologies de rupture, et à soutenir les exigences de la guerre hybride.

- Un modèle d’armée de corps expéditionnaire à repenser.

Depuis la fin de la Guerre froide, les engagements extérieurs de la France ont reposé sur un modèle de corps expéditionnaire, à l’image de l’armée de 1870, aguerrie par les expéditions criméenne, mexicaine et algérienne, mais basée sur la juste suffisance et une organisation de "temps de paix", qui n’avait pas préparé les troupes françaises aux grands affrontements symétriques.

Façonné par une série de conflits périphériques, de faible intensité et souvent asymétriques, le modèle expéditionnaire s’inscrivait dans le cadre de la gestion de crises, sur des périodes longues (vingt ans de présence occidentale en Afghanistan, dix ans d’opérations françaises au Sahel), avec une forte prééminence donnée à la lutte contre le terrorisme et à la protection des populations. Il reposait sur l’échelon du groupement tactique interarmes, déployé sur des zones vastes et donc fortement dilué, à la réactivité et la manœuvrabilité fortes. Ces conceptions ont structuré tant la conception des forces armées que leur doctrine d’emploi, reposant sur la technicité, la précision et la supériorité qualitative plutôt que sur le volume.

Ce modèle montre aujourd’hui ses limites. En Afrique, la montée en puissance de l’autonomie de certains États partenaires et les bouleversements politiques récents rendent obsolète la logique de projection expéditionnaire. Simultanément, le retour d’une guerre de haute intensité sur le continent européen est celui de la conflictualité symétrique, qui impose de revoir les équilibres capacitaires en réintroduisant le volume, la résilience logistique, la capacité de durer, et la profondeur stratégique au sein de l’appareil militaire.

La supériorité militaire occidentale est par ailleurs mise à l’épreuve sous l’effet de la modernisation rapide des armées de puissances non occidentales (Chine, Russie, Inde, Brésil), de l’émergence de puissances régionales (Iran, Turquie) et d’acteurs non étatiques (comme Ansarullah - les houthis) qui se dotent de capacités "égalisatrices de puissance".

Repenser notre armée conventionnelle est dès lors une obligation pour répondre à la totalité du spectre des conflits contemporains et préserver notre liberté d’action du politique face à la surprise stratégique.

La perspective majeure de la haute intensité en Europe impose d’opérer une basculer d'une logique de projection à une logique de puissance de feu

- Le défi de la haute intensité.

Les conflits symétriques impliquent ce qu’Élie Tenenbaum appelle une "haute intensité capacitaire", soit la concentration dans l’espace et le temps d’un fort niveau d’énergie cinétique, combinée à une mobilisation de technologies coûteuses et avancées. Elle se manifeste par une contestation et des potentiels d'agression dans un nombre croissant de milieux et de domaines. Le domaine terrestre est particulièrement sollicité et doit être capable d’une autonomie accrue sans tenir pour acquis les appuis interarmées qui seront de plus en plus sollicités en eux-mêmes car contestés. La haute intensité ne tolère aucune lacune capacitaire, mais nécessite d’investir certains segments en priorité.

Les conflits symétriques impliquent ce qu’Élie Tenenbaum appelle une "haute intensité capacitaire", soit la concentration dans l’espace et le temps d’un fort niveau d’énergie cinétique, combinée à une mobilisation de technologies coûteuses et avancées.

Le conflit ukrainien se déroule selon le mode d’une guerre linéaire marquée par un retour du front immobilisé, le rapprochant de celui de la Première Guerre mondiale, mais sur lequel la menace est permanente du fait de la présence des drones de surveillance et d’attaque, avec des conditions de vie éprouvantes. 

L’artillerie y joue un rôle crucial, aidée des drones et des GSM pour la reconnaissance et le ciblage, et d’une combinaison de missiles antichar et d’armes légères pour bloquer les carrefours urbains. Il confirme, tout comme le conflit au Proche-Orient, l’importance d’un entraînement à la guerre en milieu urbain, qui requiert des capacités élevées en termes de feux, d’effectifs et de logistique mais aussi de forces morales.

La question de la temporalité devient majeure : l’expérience ukrainienne nous apprend qu’il importe d’être rapide et déterminé dans les premières heures et les premiers jours de la guerre, qui concentrent notamment les salves de missiles les plus meurtrières, et capables d’être crédibles dans le temps long face à l’usure et à l’attrition. 
S’il n’est qu'à hypothétique que la France se retrouve dans le cas de l’Ukraine, elle ne peut éviter la question du dimensionnement, qui doit en outre permettre d’éluder l’alternative du tout ou rien nucléaire.

- La question des stocks et du maintien en conditions opérationnelles

Face au risque d’attrition, et afin de se doter d’un réservoir de capacités pour nos partenaires, il est nécessaire de pouvoir (re)constituer des stocks, tant de munitions (de tout type, tant simples - des balles petit calibres ou obus d’artillerie - que complexes, comme les missiles) que des pièces de rechange, permettant de consentir des pertes accrues, et améliorer le cycle de la récupération et la "survivabilité", au moyen de la protection passive du blindage, de la guerre électronique, de l’entraînement et du renseignement. Les délais de fabrication des munitions étant très longs, des solutions peu coûteuses comme les dépôts pré-positionnés permettraient d’assurer un certain niveau de soutenabilité financière, combinant une logique de flux et une logique de stocks. Les arrêtés "stocks" pris en ce sens dans le cadre de la dernière LPM sont à pérenniser dans cette optique.

La réforme du maintien en conditions opérationnelles (MCO) lancée en 2017 a amélioré la disponibilité des équipements en confiant aux industriels un soutien verticalisé et forfaitaire. Cette logique repose sur des flux tendus et une définition contractuelle de la disponibilité, et pourrait se révéler inadaptée face à un conflit de haute intensité nécessitant un usage massif, imprévu et prolongé du matériel.

Dans un futur proche, il faudra pouvoir produire des pièces de rechange au plus près du champ de bataille, ce qui suppose des évolutions économiques et culturelles profondes que pourrait appuyer le développement des technologies blockchain, assurant une garantie de redevance aux industriels.

- Quels segments capacitaires privilégier ?

1) La priorité absolue à donner aux drones

Les drones constituent une révolution dans l’art militaire. Ils sont aujourd’hui l’arme décisive, équivalente à ce que le char et l’aviation furent à la Seconde Guerre mondiale. Ils jouent un rôle central en Ukraine, au Moyen-Orient, en Asie. Les États-Unis ont ainsi décidé de leur consacrer un investissement de 38 milliards de dollars par an.

Les drones constituent une révolution dans l’art militaire. Ils sont aujourd’hui l’arme décisive, équivalente à ce que le char et l’aviation furent à la Seconde Guerre mondiale.

La France a accumulé un retard abyssal, à la fois doctrinal, technologique, industriel et opérationnel - aggravé par des contraintes réglementaires délétères - qu’elle doit combler de toute urgence.

2) Le renforcement des capacités de frappe

Des puissances comme la Russie, la Chine et l’Iran couplent un investissement massif dans les capacités de frappe diversifiées, dans la profondeur, et une stratégie de contestation et d’entrave au moyen de systèmes de défense anti-aérienne de plus en plus performants par un phénomène de rattrapage capacitaire. Le retour d’expérience ukrainien, où les capacités de frappes à longue portée sont utilisées à des fins tactiques opératives (salves de missiles balistiques et de croisière conjuguées à des drones à longue portée et des munitions guidées), tout comme les échanges massifs de salves de munitions complexes observés entre Israël et l’Iran entre avril et octobre 2024 et en juin 2025, plaident par ailleurs en faveur d’un investissement accru dans les capacités de frappes dans la profondeur. Dans ce contexte, il importe de conserver un équilibre entre les finalités offensives et défensives afin de ne pas créer d’asymétrie qui inciterait à l’attaque ou à l’escalade.

Ces retours d’expérience confirment également la pertinence d’un raisonnement en high/low mix au niveau tactico-opératif combinant un volume important de technologies moins complexes et consommables (ou pouvant être perdues) à des fins de saturation et de renseignement(en premier lieu les drones, mais aussi comme les munitions guidées à longue portée et des lance-roquettes renouvelés), tout en conservant une flexibilité tactique des emplois des munitions, permettant de réserver des capacités plus performantes et capitalistiques (missiles hypervéloces, antinavire ou de croisière) pour des actions d’ordre tactico-stratégique hors nucléaire (notamment capacité à entrer en premier). Il faut substituer à la logique du produit sur-spécifié et conçu pour une durée de vie de plusieurs décennies, une logique du "good enough" (rapides à fabriquer et consommables).

Dans la filière munitionnaire, il convient d’optimiser la létalité des vecteurs, afin de permettre d’abaisser l’effort lié au renouvellement des systèmes terrestres obsolètes - même s’il importe de combiner des engins à haute valeur ajoutée (blindés) et des plateformes moins chères et plus nombreuses conférant de la masse.

3) L’importance des capacités de défense anti-aérienne

Face aux technologies émergentes telles que les systèmes de défense sol-air avancées - comme l’opération israélienne Rising Lion l’a démontré en Iran -, le déploiement massif de systèmes autonomes, la prolifération de technologies hypersoniques et hypervéloces, le développement de la guerre électronique et de la très haute altitude, et le phénomène de rattrapage capacitaire des compétiteurs (Russie et Chine), la France fait face à un risque de vulnérabilité anti-aérienne croissant, auquel doit répondre un effort de neutralisation des défense sol-air par le développement des capacités de suppression des défenses anti-aériennes de l’ennemi(SEAD), perdues depuis les années 1990, et des moyens de défense passive. En miroir, il importe de se doter de capacités de saturation et de distribution (drones, capacités radar de veille et de contrôle et acoustique, artillerie anti-aérienne).

4) L’espace

L’espace est un pilier "critique de la guerre moderne et de la conduite des opérations militaires". Des capacités telles que les constellations de mini-satellites, solutions permettant une couverture ISR, deviennent indispensables pour conserver une liberté d’action. La note d’action de l’Institut Montaigne Puissance spatiale : le réveil de la France formule des recommandations pour renforcer la position de la France dans le domaine spatial, face à un déclin technologique et à une concurrence accrue, notamment des États-Unis et de la Chine (modernisation des capacités de défense spatiale, rattrapage des investissements dans les innovations de rupture, notamment les constellations). 

5) Le maritime

Le domaine naval redevient central dans l’affirmation de la souveraineté, comme l’illustre le retour d’expérience du conflit ukrainien (minage des approches du port d’Odessa, destruction du croiseur Moskva, prolifération des mines en mer Noire). À ces signaux s’ajoute la dynamique plus large de la contestation des espaces communs, du réarmement naval global et de l’évolution des technologies navales. Face à ces évolutions, la France doit adapter son outil naval, par le développement de sa flotte de frégate (le ministre Sébastien Lecornu ayant évoqué à de multiples reprises la nécessité de porter notre flotte de 15 à 18 puis 20 bâtiments pour faire face à la nécessité que la France soit présente en permanence dans tous ses espaces maritimes), la constitution d’un stock plus soutenu de missiles de croisière, ainsi que des drones de surface et sous-marins. Le milieu maritime demeure aussi un vecteur essentiel de mobilité stratégique, offrant à la fois une capacité d’emport, d’endurance et de projection à longue distance, indispensable à une stratégie autonome d’action globale.

6) La question des facilitateurs stratégiques

La guerre de haute intensité révèle deux besoins complémentaires essentiels à la mise en œuvre des capacités : la guerre électronique défensive et offensive, et la mobilité stratégique. D’une part, le renforcement des capacités de guerre électronique est crucial pour le renseignement et le ciblage, offrant un avantage décisif dans un environnement contesté. 

La guerre de haute intensité révèle deux besoins complémentaires essentiels à la mise en œuvre des capacités : la guerre électronique défensive et offensive, et la mobilité stratégique.

D’autre part, une mobilité militaire autonome dans les trois milieux - terrestre, aérienne et maritime - s’avère nécessaire pour assurer la logistique de théâtre et le transport stratégique. Or, cette mobilité repose encore largement sur des dispositifs en régie, les états-majors ayant compté sur les leviers de l’externalisation et de la réquisition pour répondre aux besoins. Il pourrait être nécessaire d'exploiter la dualité capacitaire entre civil et militaire et de lever les obstacles notamment réglementaires entravant les mouvements des forces armées en Europe.

Copyright image : Ludovic MARIN / AFP
Le 2e Régiment étranger de Parachutistes (2e REP) le 14 juillet 2025.

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