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[Réarmer la France] - La défense de l’Europe

[Réarmer la France] - La défense de l’Europe
 Nicolas Baverez
Auteur
Expert Associé - Défense
 Bernard Cazeneuve
Auteur
Expert Associé - Défense
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notre série 
Réarmer la France

Face au retrait des États-Unis, comment les Européens peuvent-ils organiser leur défense et concrétiser davantage l'autonomie stratégique défendue par la France, tant au sein d'un pilier européen de l'OTAN que de l'Union européenne ? Dans quelle mesure les formats à géométrie variable facilitent-ils l'efficacité des réponses politique et industrielle en matière de défense ? Entre menace russe, désintérêt américain et divergences européennes, quels sont les défis opérationnels et stratégiques prioritaires ? Quelle est la place de l’alliance franco-britannique ? Le troisième épisode de la série [Réarmer la France], de Nicolas Baverez et Bernard Cazeneuve, fait un bilan.

Un risque d'effacement de la garantie de sécurité américaine en Europe, même incertain

  • Caractère volatile de la nouvelle administration américaine, prévalence des prioritizers et accélération du tournant vers l’Asie.

"Est-il normal que nous nous en remettions indéfiniment aux États-Unis de la responsabilité et aussi de la charge de la défense de l’Europe ? Et est-il possible d’imaginer qu’un jour, non pas aujourd’hui, ni demain, mais peut-être dans 5 ans, dans 10 ans, les Américains n’aient pas sur la défense de l’Europe les mêmes idées que nous ? Et que dans une crise ils ne fassent pas preuve de la même fermeté et de la même résolution qu’ils ont montré récemment dans la crise de Cuba ?"

Cette inquiétude exprimée par les propos prophétiques de Pierre Messmer (ministre des Armées entre 1960 et 1969), se trouve au cœur de l’ambition de notre autonomie stratégique. Si la perception d’un risque d’effacement du protecteur américain d’Europe est ancienne et jalonnée de points saillants depuis le "pivot" asiatique mis en œuvre par l’administration Obama, elle est exacerbée depuis le retour au pouvoir de Donald Trump et a atteint un point d’orgue au sommet de la Haye de juin 2025, où les États européens se sont vus rappelés à leurs responsabilités budgétaires dans le cadre de l'OTAN. Le G7 de juin 2025, au Canada, a souligné le fossé transatlantique sur la question ukrainienne. Le sommet de la Haye a en outre mis en lumière les ambiguïtés entretenues par les États-Unissur leur interprétation de l’article 5 qui fonde la solidarité entre les Alliés et a ravivé les craintes d’un retrait massif (pour le moment peu probable) des soldats américains présents (rappelons à cet égard que le nombre total de soldats américains en Europe a oscillé entre 75 000 et 105 000 depuis le début de la guerre en Ukraine, principalement en Allemagne - où se trouve le quartier général de la US Army en Europe -, en Pologne, en Italie et au Royaume-Uni) et du non-déploiement des missiles de longue portée (SM-6 et missiles hypersoniques Dark Eagle) sur le sol européen.

Le vote des États-Unis aux côtés de régimes autoritaires aux Nations unies (février et avril 2025), n’a en outre pas manqué d’interpeller ses alliés traditionnels sur le continent. 

Si la perception d’un risque d’effacement du protecteur américain d’Europe est ancienne et jalonnée de points saillants depuis le "pivot" asiatique mis en œuvre par l’administration Obama, elle est exacerbée depuis le retour au pouvoir de Donald Trump.

Le tournant vers l’Asie est une priorité assumée de la nouvelle administration, confirmée par la prééminence en son sein des prioritizers (notamment Eldridge Colby et Alex Velez-Green) qui plaident pour une concentration des moyens militaires américains en Asie, notamment pour protéger Taïwan, au détriment des engagements secondaires (Europe, Moyen-Orient).

Cette logique s’apparente dès lors plus à un burden shifting, soit le déplacement du fardeau hors des théâtres considérés comme secondaires, qu’à la perpétuation du burden sharing (partage du fardeau sur tous les théâtres) qui prévalait jusqu’alors.

Nécessité de construire un pilier européen de l’OTAN

Dans ce contexte, la pression augmente sur les Européens pour assurer leur propre sécurité et donner forme au "pilier européen" de l’OTAN au sein duquel le concept français d’autonomie stratégique prend tout son sens. La "coalition des volontaires" qui se dessine doit dès lors dépasser la question du soutien à l’Ukraine pour incarner ce pilier et devenir le laboratoire de la défense européenne à moyen terme.

L’Union européenne est cependant mise au défi par la désolidarisation politique de certains pays proches de la ligne russe (Hongrie) d’une part, et par la déstabilisation politique d’États comme la Roumanie, qui a fait l’objet d’ingérences électorales, ou encore l’Estonie, victime de manipulations informationnelles et politiques, d’autre part. Dans le même temps, elle a su trouver ou pérenniser, par la plasticité permise par la logique intergouvernementale, des formats de dialogue qui fondent sa résilience (Triangle de Weimar regroupant France, Allemagne et Pologne ; format "Weimar +" y associant Espagne et Italie ; format "E5", identique à "Weimar +", mais où le Royaume-Uni remplace l’Espagne) et témoignent de son entrée dans une nouvelle ère géopolitique et stratégique.

La réponse politique et industrielle apportée à la guerre en Ukraine, véritable marqueur de la volonté d’efficacité pour les partenaires européens, semble confirmer la pertinence d’actions en format à géométrie variable, incarné par un directoire de puissances formé autour de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni. La réintégration des Britanniques dans le champ européen est facilitée par leur participation au projet "ELSA" visant à doter l’Europe d’une capacité de frappes à longue portée et l’infléchissement de leur stratégie de coopération et d’exportation, et doit amener à des rapprochements bilatéraux, tout comme dans le cadre de l’OTAN et de l’UE.

La pression augmente sur les Européens pour assurer leur propre sécurité et donner forme au "pilier européen" de l’OTAN au sein duquel le concept français d’autonomie stratégique prend tout son sens.

Dans ce cadre, la relation franco-britannique paraît déterminante, non seulement en raison de sa constance et de son ancienneté (2025 marque ainsi les 15 ans du traité de Lancaster House), mais encore parce qu’elle associe les deux puissances nucléaires européennes. L’attitude proactive de la France pour réintégrer le Royaume-Uni dans le jeu continental dans le cadre de la Communauté politique européenne créée en 2022 et l’initiative portée par les deux pays pour une "coalition des volontaires" affirmant son soutien à l’Ukraine même aux heures de spéculations sur un retrait américain témoignent de ce que la conscience de la menace russe a rapproché les deux alliés.

Il faudra néanmoins, pour que le Royaume-Uni s’engage dans cette voie, qu’il clarifie la vision de sa défense - la commande en juin 2025 d’une douzaine de F-35 américains capables de transporter la bombe nucléaire témoignant du fait que Londres continue à caresser le fantasme d’une sécurité exclusivement garantie par sa "relation spéciale" avec Washington.

  • Quelles opportunités et modalités éventuelles de déploiement français sur le flanc Est ?

Sur le plan opérationnel, les Alliés, dont la France, ont significativement renforcé leurs efforts de réassurance et de dissuasion sur la Flanc Est de l’OTAN. Depuis 2022, la France prend pleinement sa part à ces efforts. Elle y déploie une présence avancée sur terre en contribuant aux groupements tactiques consolidés d’Estonie (présence avancée renforcée Lynx depuis 2017, rejoint par un contingent projeté dans le cadre des exercices Pikne et Hedgehog) et de Roumanie (présence avancée renforcée Aigle, qu’elle dirige en tant que Nation-cadre depuis 2022) à des fins de réassurance et de signalement, dans le cadre de l’OTAN. Elle participe en outre aux missions d'entraînement en Croatie et en Albanie, en Lituanie, en Norvège et en Finlande. Dans la composante air, elle contribue aux missions "Enhanced Air Policing" et "Air Shielding" dans les États baltes, et aux missions hebdomadaires de surveillance aérienne. Dans la composante navale, elle a réinvesti la contribution aux groupements maritimes et de lutte contre les mines, en participant aux opérations de sûreté maritime (Brilliant Shield, Noble Shield) et aux exercices interalliés (Baltic Entry).

Dans le cadre des missions de l’Union européenne, elle contribue à la Mission d’assistance militaire à l’Ukraine sur son territoire national et en Pologne pour former des bataillons ukrainiens au combat et au commandement.

Ces efforts de réassurance ne doivent pas faiblir, en particulier sur le flanc Est de l’Alliance (Pologne, Roumanie, pays baltes), où pourrait être éprouvée la solidité de l’article 5.

Copyright image : Darren Staples / POOL / AFP
La 11e Brigade parachutiste française s’entraîne avec la 16e Brigade d'assaut par air lors d’un exercice conjoint à l’occasion de la visite d’État d’Emmanuel Macron, le 7 juillet 2025.

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