AccueilExpressions par Montaigne[Réarmer la France] - Mutations de la guerre et de la violence : la guerre d'Ukraine comme "laboratoire"La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Sécurité et défense11/07/2025ImprimerPARTAGER[Réarmer la France] - Mutations de la guerre et de la violence : la guerre d'Ukraine comme "laboratoire"Auteur Bernard Cazeneuve Expert Associé - Défense Auteur Nicolas Baverez Expert Associé - Défense Découvreznotre série Réarmer la FranceLe retour de la guerre et la course aux armements imposent à une France menacée par le déclassement de s'adapter à un nouvel environnement stratégique. Hybridation et montée en intensité de la guerre, conflits discursifs à travers lesquels nos adversaires voudraient imposer l'idée d'un ordre mondial post-occidental, remise en cause du droit international : comment faire face ? Des drones à l'influence, de la place des acteurs non-militaires aux nouveaux terrains d'affrontement : que nous apprennent le Proche-Orient et l’Ukraine ? Le premier épisode de la série [Réarmer la France], par Nicolas Baverez et Bernard Cazeneuve.Introduction Le XXIe siècle, loin d’être placé sous le signe de la fin de l’Histoire et de la paix perpétuelle, connaît une spectaculaire accélération. L’invasion de l’Ukraine, les guerres en chaîne du Moyen-Orient qui ont succédé aux massacres du 7 octobre, le basculement des États-Unis dans le protectionnisme et l’illibéralisme depuis la réélection de Donald Trump ont fait basculer le monde. La paix est désormais impossible et la guerre omniprésente. L’Europe se trouve en première ligne, prise en étau entre la menace de la Russie, l’unilatéralisme des États-Unis, le dumping de la Chine, sans oublier la pression djihadiste. La France, compte tenu de ses valeurs, de son histoire, mais aussi de son déclassement et de sa crise financière, est directement ciblée. Notre pays n’a d’autre choix que de revoir profondément sa doctrine stratégique, le fonctionnement de ses alliances, son modèle conventionnel d’armée de corps expéditionnaire, sa base industrielle de défense, qui obéissait à une logique de point mort et qui peine à remonter en puissance. Et ce, alors que le temps nous est compté.À défaut, nous risquons fort de rééditer les erreurs qui conduisirent au désastre de Sedan en 1870 - lié à une armée de corps expéditionnaire déconnectée des réalités européennes et à une coupure entre la logique et les forces - ou à la débâcle de juin 1940 - issue de la fossilisation de la doctrine, des faiblesses du haut commandement, de la coupure entre l’armée et la nation. La France doit impérativement réarmer, tout en modernisant profondément sa doctrine et son modèle d’armée conventionnel qui ne sont plus adaptés à la guerre du XXIe siècle. La mobilisation de nouveaux moyens est donc indissociable de la révision d’une loi de programmation militaire obsolète.[Réarmer la France] Mutations de la guerre et de la violence : la guerre d'Ukraine comme "laboratoire"Le retour de la guerre comme mode de résolution des conflits entraîne une nouvelle course aux armements. Au quart du XXIe siècle, notre environnement stratégique s’est fortement dégradé. Caractérisé par un retour de l’usage de la force comme mode de résolution des conflits et un réarmement mondial massif, il clôt plusieurs décennies où l’on tenait pour acquis les "dividendes de la paix" après la fin de la Guerre froide. Ce que nous vivons actuellement n’a en outre pas d’égal depuis la fin de la Première Guerre mondiale, pour certains aspects de la guerre en Ukraine, qui s’apparente à une guerre de front. Les mutations radicales de l’ordre international sont autant de défis existentiels posés à ce à quoi les Européens tiennent, les démocraties libérales, les cadres d’actions multilatéraux, l’intégration européenne et l’Alliance atlantique.Depuis 2014, l’Europe a entamé un lent processus de réarmement qui s’est fortement accéléré depuis 2022.Depuis 2014, l’Europe a entamé un lent processus de réarmement qui s’est fortement accéléré depuis 2022 : les budgets de la défense européenne ont ainsi augmenté de 30 % entre 2021 et 2024.Nous assistons dans le même temps au retour de la question nucléaire au centre du jeu géopolitique, avec les risques liés à la prolifération. Au Moyen-Orient, l’affrontement entre Israël et Iran, qui a pris une dimension inédite dans son ampleur avec la "guerre des Douze jours" conclue par l’opération américaine Midnight Hammer de juin 2025, met face à face une puissance nucléaire et une puissance du seuil. L’opération contre des infrastructures nucléaires et militaires iraniennes, en combinant des capacités ISR (Renseignement [Intelligence en anglais], surveillance et reconnaissance), des cyber-opérations préparatoires, des frappes de précision à longue portée (air-sol, munitions anti-radar, munitions guidées) et des opérations spéciales dans le tissu civil permettant le pré-positionnement de vecteurs low cost en territoire ennemi, témoigne du caractère déterminant de l’intégration des vecteurs déployés et de l’hybridité des moyens dans la guerre moderne.- Des récits "irréductibles", des guerres existentielles. Les guerres d’Ukraine et de Gaza voient s’affronter des récits qui semblent en contradiction frontale l’un avec l’autre, alimentant une guerre des narratifs qui polarise dans son sillage les opinions publiques internationales. Dans la guerre d’Ukraine, les prétextes fallacieux mis en avant par le régime de Moscou masquent une logique de prédation territoriale sur ce qu’elle considère comme faisant partie de son espace d’influence et la profondeur stratégique du territoire russe. Le conflit prend une dimension existentielle pour les Ukrainiens, pour qui la victoire signifie "rendre sa destruction impossible par la Russie". Au-delà de l’Ukraine, c’est le projet et les valeurs européennes qui sont menacés, et les Européens qui doivent, dans l’optique russe, capituler face à la logique impérialiste. Dans ce contexte, peu d’espace est laissé au compromis ou à l’action diplomatique.Sur le théâtre de Gaza, deux narratifs irréductibles sont opposés - Nakba et Shoah -, chacun porteur d'une mémoire collective importante, d'une dimension existentielle et d’un fort pouvoir mobilisateur. Bras armé discursif de ce narratif existentiel, la hasbara israélienne vise à justifier les actions militaires de Tsahal et à discréditer l’ennemi, en réponse aux narratifs de résistance et de victimisation mis en œuvre par le Hamas et propres à émouvoir une partie de l’opinion publique dans les mondes arabe comme occidental.- L’opposition des narratifs donne une résonance mondiale aux deux conflits. Un sondage, réalisé par le think tank européen European Council for Foreign Relations en 2023 auprès d’opinions publiques de neuf États membres ainsi que de la Grande-Bretagne, des États-Unis, de l’Inde, de la Turquie et de la Chine, révèle que "l’agression de la Russie pourrait représenter un virage marquant de l’émergence d’un ordre mondial post-occidental". Ces résultats, qui mériteraient d’être actualisés, montrent que la dimension discursive attachée aux conflits en Ukraine et au Proche-Orient s’inscrit dans le cadre global de l’opposition du prétendu "Sud global" à un supposé "Occident collectif". Il importe de ne pas tomber dans ce piège sémantique pour deux raisons. Le Sud global ne recouvre d’une part aucune cohérence politique, économique, géographique ou culturelle, mettant sur le même plan des démocraties comme des régimes autoritaires, et traçant une continuité entre la Russie au Nord et un ensemble au Sud de l’équateur allant des grands émergents aux pays les moins avancés, et faisant fi de différends bilatéraux ou d’asymétries (qu’on songe, par exemple, aux conflits entre Chine et pays d’Asie du Sud-Est pour le contrôle de la mer de Chine). D’autre part, cette fausse dichotomie, couplée au recours systématique aux inversions accusatoires (comme en témoigne par exemple l’entente de Xi Jinping et Vladimir Poutine lors des célébrations du 9 mai dernier, contre le "harcèlement hégémonique" occidental) offre aux régimes révisionnistes un levier narratif anti-occidental dont ils abusent au détriment des intérêts stratégiques des Européens, et en particulier français, qui sont particulièrement ciblés du fait de la volonté de puissances rivales de nous déloger de nos aires d’influence.- Importance croissante de la dimension informationnelle et des nouvelles technologies dans la conduite de la guerreLe militaire s’est emparé de cette nouvelle réalité en substituant à l’alternance "guerre-paix" le triptyque "compétition - contestation - affrontement".Ces guerres illustrent la manière dont la lutte est étendue au champ des perceptions, agissant sur l’opinion publique mondiale et in fine sur les décisions politiques. L’ensemble des outils numériques sont mobilisés par les deux camps, avec l’utilisation notable des bots augmentant la force de frappe de la désinformation et de la "memetic warfare" (soit l’utilisation de "mèmes", ces images détournées à fin humoristique sur internet), pour appuyer les forces morales du pays et mobiliser l’arrière ainsi que la communauté internationale.La guerre se fait résolument dans l’opinion, en amont du déclenchement des hostilités (la "guerre avant la guerre") comme pendant les combats, participant pleinement du "brouillard de la guerre".) Le militaire s’est emparé de cette nouvelle réalité en substituant à l’alternance "guerre-paix" le triptyque "compétition - contestation - affrontement", signifiant que la majorité des opérations ont désormais lieu dans le champ immatériel.Dans ce contexte, l’influence - élevée au rang de sixième fonction stratégique par la Revue nationale stratégique de 2022 - et la lutte informationnelle ne sont pas des adjuvants au tactique, mais constituent un mode d’affrontement coexistant avec le cinétique. Une certaine dérégulation de la violence- Un droit international bafoué mais omniprésent En Ukraine, le crime d’agression est constitué par l’invasion que Moscou a décidée contre un État souverain. Au Proche-Orient, le Hamas a porté contre Israël une attaque terroriste d’une ampleur sans précédent, déclenchant une réaction en chaîne qui a notamment conduit l’État hébreu à envahir la bande de Gaza.Les attaques sur les civils sont nombreuses de tous côtés : tactique russe de la double frappe visant civils et secouristes, exécutions sommaires, violences sexuelles (exemple des massacres de Butcha), attaques terroristes du Hamas et déni d’accès à l’aide humanitaire par Israël. Les frappes indiscriminées, comme l’usage de bombes à sous-munitions, de mines en mer Noire, ou de munitions à détonation aérienne, violent les principes de distinction et de proportionnalité. La volonté de nuire aux populations civilessoulève le risque de crime de génocide, notamment à Gaza, comme l'ont souligné les ordonnances de la CIJ (26 janvier et 30 avril 2024) et le rapport de la Rapporteure spéciale sur la situation des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967.Paradoxalement, le droit international ainsi ouvertement bafoué n’a jamais été aussi invoqué, parfois par les belligérants même qui le méconnaissent. Sur le plan judiciaire, des mandats d’arrêt ont été émis contre des dirigeants du Hamas, Benjamin Netanyahou et Vladimir Poutine. Un accord a été trouvé pour la création en mai 2025 d’un tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine. Les difficultés d’enquête, l’instrumentalisation politique de la justice internationale, l’inaction du Conseil de sécurité, et le désengagement de certains États (jusqu’en Europe où la Lituanie a décidé en mars 2025 de se retirer de la convention d’Oslo qui interdit l’usage des bombes à sous-munitions) affaiblissent cependant la capacité de réponse juridique aux crimes les plus graves. La temporalité de la guerre, différente de la temporalité de la justice, rend difficile de porter un jugement définitif sur l’efficacité du droit pénal international pendant un conflit armé.- Prévalence des logiques transactionnelles dans les relations entre États, recul de l’éthique dans la conduite de la guerre. Notre environnement stratégique est caractérisé par une très forte et nouvelle prévalence des logiques transactionnelles, qui mettent en balance question de sécurité et questions économiques comme le conditionnement de la poursuite du soutien américain à l’Ukraine à la garantie d’exploitation de ses ressources minières, au détriment de la logique multilatérale qui a prévalu depuis la signature de la Charte de San Francisco. Les guerres en Ukraine et au Proche-Orient illustrent un déclin alarmant des normes éthiques, marqué par l'usage massif de drones et de technologies utilisant l’IA pour cibler sans discrimination, notamment des civils et des infrastructures vitales. Dans la conduite de la guerre, les démocraties doivent se garder de s’aligner sur ce déni du droit et du respect des lignes éthiques, y compris dans le déploiement de la guerre informationnelle et de la guerre électronique.- Une remise en cause profonde de l’architecture de sécurité mondiale.Nous assistons à un détricotage de l’architecture de sécurité héritée de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide, fondée sur les règles du droit international et le respect de principes communs (égalité souveraine des États, inviolabilité des frontières, interdiction de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, obligation de résoudre pacifiquement les conflits).Nous assistons à un détricotage de l’architecture de sécurité héritée de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide, fondée sur les règles du droit international et le respect de principes communs.Depuis la remise en cause de l’Acte final d’Helsinki de 1975 en Géorgie (2008), en Ukraine et en Crimée (2014 puis 2022), l’ossature de la sécurité européenne s’appuie sur trois dispositifs de régulation des armements conventionnels, aujourd’hui également mis à mal. Le traité sur les forces conventionnelles en Europe voit ainsi son actualisation bloquée à l’OSCE tandis que le document de Vienne est perturbé par les pratiques russes et que le traité "Ciel ouvert" a été fragilisé par les retraits américain et russe.Les mécanismes de régulation des armements nucléaires connaissent eux aussi un affaiblissement progressif, en particulier après le retrait des États-Unis du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires en 2019, les négociations difficiles autour du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), et alors que s’annonce en 2026 l’expiration du traité New Start.L’extension du domaine de la guerre et l’accélération des ruptures technologiquesL’extension des champs de confrontation aux champs immatériels, notamment dans leurs dimensions cyber et cognitive, achève de complexifier l’environnement stratégique qui est notre nouvelle réalité.- Un champ immatériel de plus en plus déterminant dans la conduite de la guerre.Le champ immatériel (qui englobe les dimensions électromagnétiques, cognitives, cybernétiques et informationnelles) prend une importance majeure dans la guerre contemporaine, appuyé par les possibilités qu’offrent les technologies duales, et trouve des applications dans le conflit russo-ukrainien ainsi qu’au Moyen-Orient. Au plan cinétique, les capacités électromagnétiques permettent de brouiller les communications adverses et de désactiver des systèmes critiques, tandis que les capacités cyber permettent des impacts sur les infrastructures critiques à distance, et participent à la confusion et l’affaiblissement de la volonté de l’adversaire. Parallèlement, l’action dans le champ des perceptions prend une importance majeure pour polariser l’arrière ennemi.o Les enjeux de l’intégration multi milieux/multi champs L'intégration multi milieux/multi champs (M2MC) représente une évolution stratégique majeure des forces armées, visant à renforcer l'efficacité opérationnelle en combinant les effets produits dans les différents milieux (terre, air, mer, cyber, espace extra-atmosphérique, fonds marins) et champs (spectre électromagnétique, informationnel). Ce concept, inspiré des Joint All Domain Operations américains, permet de prendre l'initiative sur l’adversaire en accélérant la boucle de décision et de ciblage et de saturer l’espace par des attaques synchronisées. Il est désormais considéré comme le cadre structurant de l'engagement interarmées. D'un point de vue organisationnel, cette intégration M2MC nécessite une révision des structures de commandement pour assurer une coordination entre les différents milieux et champs, ainsi qu’une adaptation des processus décisionnels pour intégrer les spécificités de chaque domaine tout en maintenant une vision d'ensemble cohérente. Sur le plan capacitaire, elle requiert le développement et l'acquisition de systèmes capables d'opérer de manière interconnectée à travers les différents milieux et champs. Elle implique enfin une évolution des pratiques de formation et d'entraînement, afin de préparer les forces à opérer de manière synchronisée et interopérable dans un environnement complexe et multidimensionnel.- L’hybridité s’affirme comme un mode opératoire à la fois alternatif et adjuvant à la guerre, dans un contexte marqué par une très forte désinhibition des compétiteurs. Si l’usage de la propagande, de la guerre par proxies, le recours à des pressions économiques ou encore l’utilisation de la guerre par le droit ne sont pas des faits nouveaux, les stratégies hybrides, qui les convoquent et les combinent en s’appuyant sur les possibilités des technologies duales, occupent une place majeure dans le cadre de la compétition de puissance (ainsi dans la doctrine Gerasimov russe, ou dans la doctrine des Trois guerres chinoise). Elles viennent à l’appui de postures d’affirmation régionale comme cela est notable pour la Turquie (chantage migratoire, envoi de Sociétés militaires privées en Afrique et armement de milices en Syrie), l’Iran ou l’Azerbaïdjan (manœuvres actives en Europe comme dans l’Indopacifique).Leur caractéristique principale est un très haut niveau d'intégration aux échelons politiques et stratégiques de moyens civils, militaires et de renseignement. Elles mobilisent des relais d’influence et de solidarités transnationales pour instrumentaliser le multilatéralisme, par une stratégie mêlant contestation et entrisme. Dans leurs formes les moins évidentes, elles intègrent des actions clandestines ou discrètes, des manœuvres d’entrave et de déni d’accès, le chantage migratoire, comme des mesures économiques et une arsenalisation des dépendances et des ressources.- Au-delà de l’espace extra-atmosphérique, les espaces partagés font l’objet d’une conflictualité accrue.Les espaces partagés deviennent des milieux stratégiques de conflictualité, où se manifestent les avatars de la guerre hybride. Les fonds sous-marins, en particulier, concentrent des infrastructures particulièrement vulnérables (gazoducs, oléoducs, câbles de communication). La mer Baltique, traversée par les deux gazoducs Nord Stream, a illustré cette vulnérabilité avec les sabotages de 2022. En Mer Rouge, les câbles sous-marins transportant plus de 95 % du trafic Internet mondial sont exposés à des menaces asymétriques, notamment de la part d’acteurs non étatiques (les Houthis yéménites). Ces zones, concentrant une très forte connectivité tant numérique qu’économique, se prêtent à des opérations à fort impact stratégique mais à faible coût.- Un nouveau "brouillard de la guerre" du fait du recours à des technologies duales. o Les cas d’usage de l’intelligence artificielle (IA) impactent une multitude de domainesL’usage de l’IA intervient dans l’aide à la décision, au niveau de la chaîne de commandement des opérations, et dans l’autonomisation des systèmes d’armes pour répondre aux besoins tactiques d'immédiateté et de précision.Comme le montre la guerre en Ukraine, l’usage de l’IA intervient dans l’aide à la décision, au niveau de la chaîne de commandement des opérations, et dans l’autonomisation des systèmes d’armes pour répondre aux besoins tactiques d'immédiateté et de précision. L’IA intervient notamment dans le développement du combat collaboratif info-valorisé, en favorisant la circulation de l’information en temps réel, transformant à terme les armées en réseaux de systèmes interconnectés capables de s’adapter aux environnements opérationnels changeants, comme dans les programmes Scorpion ou SCAF. À Gaza, Israël a intégré l'intelligence artificielle dans ses opérations militaires, accélérant le ciblage et les frappes aériennes (programme "The Gospel"). À horizon 2040, la ligne de front sera de plus en plus robotisée pour opérer un transfert de masse de l’avant vers l’arrière, permettant l’éloignement des forces humaines et des appuis logistiques dans un environnement où le développement des technologies implique une quasi-transparence de la ligne de front à une profondeur d’au moins 15 km.L’IA a par ailleurs une incidence majeure dans les développements de la cybersécurité et les avatars de la guerre informationnelle, facilitant et permettant la démultiplication la manipulation d’images et de vidéos à des fins de désinformation et d’influence (que l’on pense au deepfake montrant un Volodimyr Zelensky qui appelait à déposer les armes en mars 2022). La multiplication des capteurs génère une quantité de données dont le stockage sécurisé et l’analyse sont de véritables enjeux posés à nos armées, en particulier l’armée de Terre. En miroir, l’adaptation des logiciels permettant de s’affranchir de la guerre électronique, les enjeux de connectivité entre les plateformes et l’hybridation des réseaux (civils/militaires) constitueront un enjeu de supériorité sur le champ de bataille.o La "dronisation" des combats L’emploi massif des drones en Ukraine (qui utilisait environ 12 000 drones par jour en 2025, comme l’illustre l’exemple de l’opération ukrainienne Spiderweb contre les bombardiers russes de juin 2025) et au Moyen-Orient rend le champ de bataille partiellement "transparent", c’est-à-dire beaucoup plus visible, traçable et surveillé en temps réel, réduisant ainsi la profondeur stratégique, par leur usage de la reconnaissance à la frappe de précision. En Ukraine, la généralisation de la surveillance rend la rotation des troupes plus difficile, ce qui accentue la fatigue au combat.Les drones, considérés dans toute la diversité de leurs formes et de leurs capacités, deviennent une nouvelle "artillerie volante". L’IA agentique permet leur fonctionnement en essaims qui démultiplient leurs potentialités. Ces évolutions technologiques soulèvent des enjeux éthiques, notamment lorsque est couplée à des algorithmes (ainsi du théâtre gazaoui). Mais de l’Ukraine à l’Afrique en passant par l’Asie et le Moyen-Orient, le mot d’ordre est clair : plus un pas sans un drone, en défense - et en attaque (l’approvisionnement de l’armée ukrainienne en drones est passé de 20 000 à 200 000 par mois depuis le début 2024).o Enjeux du quantiqueLes technologies quantiques offrent des possibilités inédites pour améliorer la prise de décision et l’efficacité opérationnelle, tant dans la cryptographie, qui permet de sécuriser les réseaux de communication sensibles, que dans les systèmes de navigation inertielle quantique suppléant le système GPS, moins vulnérables au brouillage et permettant une navigation précise, même en l’absence de signaux satellitaires. Le calcul quantique permet d’optimiser la prise de décision et prévenir des risques de cyberattaques, tandis que les radars quantiques permettent le repérage d’objets furtifs, révolutionnant les stratégies de guerre électronique et de surveillance. Ils nécessitent des infrastructures et des investissements massifs pour leur mise en œuvre opérationnelle.o Utilisation de technologies civiles en source ouverte à des fins militaires.Des techniques civiles ouvertes ont été utilisées de manière systématique à des fins de renseignement pour faciliter le ciblage (informations et images géolocalisées en Renseignement d’origine source ouverte et technologies de vidéosurveillance à des fins de renseignement, utilisation des réseaux sociaux et de leurs fonctionnalités de géolocalisation ou de chat, mini-drones civils) sur les théâtres ukrainien et gazaoui. o Une responsabilité sans précédent d’acteurs non-militaires, notamment dans l’espace. Sur le front ukrainien, l’intervention d’entreprises privées a eu un impact majeur sur le cours de la guerre (comme l’illustrent la constellation de satellites StarLink qui a fourni une connexion internet rapide et fiable sur la ligne de front ukrainienne, ou la sécurisation des données administratives et économiques de l’État ukrainien par Amazon). L’imbrication d’intérêts privés et d’enjeux stratégiques complexifie les calculs dans un environnement dynamique par nature.L’imbrication d’intérêts privés et d’enjeux stratégiques complexifie les calculs dans un environnement dynamique par nature.La guerre en Ukraine a mis en lumière un triple phénomène de contestation, de militarisation et d’arsenalisation de l’espace, soit l’utilisation de satellites et systèmes spatiaux à des fins d’usage et d’applications militaires d’une part, et l’utilisation de l’espace à des fins agressives offensives.L’espace fait l’objet d’une course capacitaire entre la Chine et les États-Unis, d’ambitions révisionnistes et de stratégies de signalement et de dénis d’accès qui sont notamment à l'œuvre dans le conflit ukrainien, qui plaide pour le renforcement des capacités investies dans notre "Space Situational Awareness" déjà prévu par la Stratégie spatiale de défense de 2019.Sous l’effet d’une mutation majeure qui voit intervenir des acteurs privés du New Space, dans un secteur traditionnellement à la main de grandes entreprises dont le modèle repose notamment sur la commande publique, des technologies comme les méga-constellations sur orbites basses se multiplient et modifient les architectures satellitaires dans le sens d’une massification - d’où l’accroissement des risques stratégiques associés. Dans le même temps, le développement des missiles antisatellites (capacités ASAT) fait apparaître un risque majeur d’escalade non maîtrisée.La multiplication des satellites - d’observation, de communication et de navigation - y compris commerciaux (Planet Labs,Maxar, BlackSky), accélère considérablement la boucle Observation - Orientation - Décision - Action (OODA) du renseignement militaire, en réduisant les délais entre ses différentes étapes, ce qui rend possible la commande d’un satellite depuis le champ de bataille au moyen d’une tablette. Le traitement automatisé par IA permet en outre de prioriser les cibles d’artillerie comme cela est le cas sur le théâtre ukrainien. La multiplication des satellites commerciaux rend enfin le renseignement plus accessible à des acteurs non-étatiques - dont plus de la moitié appartient à Elon Musk, qui peuvent faciliter tant l’information que la désinformation.Copyright image - Florent VERGNES / AFP Réarmer la France (31 pages)TéléchargerImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneFévrier 2025Pour une administration stratégique de notre sécurité nationaleFace à un ordre international bouleversé, la France peine à s’imposer. Notre étude propose trois scénarios pour redonner des marges d’action à l’État : renforcer le SGDSN, créer un Conseil de sécurité nationale modeste, ou une nouvelle administration intégrée. L'objectif : redonner à la France des marges d’action face aux défis géopolitiques et budgétaires.Consultez la Note d'action 12/06/2025 Ukraine : Intelligence Dominance, ou les leçons de Spider Web André Leblanc