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03/02/2025

[Où va l’Allemagne ?] - Le renouveau de la puissance allemande

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[Où va l’Allemagne ?] - Le renouveau de la puissance allemande
 Alexandre Robinet-Borgomano
Auteur
Expert Associé - Allemagne

La remise en jeu du mandat d’Olaf Scholz par les élections fédérales anticipées du 23 février coïncidera quasiment avec le troisième anniversaire du moment marquant de son mandat, le Discours sur le Zeitenwende, prononcé le 27 février 2022 après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Quels sont les points névralgiques sur lesquels appuyaient cette prise de parole programmatique et dans quelle mesure a-t-elle convaincu des Allemands attachés à un pacifisme traditionnel ? Comment se sont-ils traduits sur les plans sécuritaire, énergétique ou économique (le derisking avec la Chine) ? Où en sont les chantiers de la remilitarisation et de la gouvernance européenne ? En repositionnant le Zeitenwende dans l’histoire récente d’une Allemagne coutumière des tournants politiques, et en soulignant la place déterminante de la relation entre Berlin et Paris, Alexandre Robinet-Borgomano questionne le renouveau de la puissance allemande, dans le deuxième épisode de sa série consacrée à la trajectoire de l’Allemagne.

"Face au changement d’époque engagé par l’agression de Vladimir Poutine, notre principe est le suivant : tout ce qui est nécessaire pour garantir la paix en Europe sera mis en œuvre. L’Allemagne y apportera sa propre contribution." Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 27 février 2022, le chancelier Olaf Scholz prononce son discours sur le "Changement d’époque" (Zeitenwende), considéré comme un tournant majeur de la politique extérieure allemande.

Dans ce discours "historique", le Chancelier invite l’Allemagne à se donner les moyens d’assurer la paix, en se montrant prêt pour la première fois depuis la fin de la Guerre à intervenir militairement.

Rompant avec la doctrine pacifiste et antimilitariste de son parti, le Chancelier social-démocrate promet un soutien militaire durable à l’Ukraine. La guerre russo-ukrainienne ayant montré la forte dépendance énergétique de l’Allemagne envers la Russie, cette réorientation de la stratégie militaire s’accompagne d’une réorientation en profondeur de la stratégie énergétique du pays. Le discours sur le Zeitenwende s’impose également comme une prise de conscience vis-à-vis des risques induits par la dépendance économique excessive à l’égard des régimes autoritaires, comme la Russie, mais également la Chine, devenue en 2024 le deuxième partenaire commercial de l’Allemagne après les États-Unis. La politique étrangère de l’Allemagne intègre désormais la logique de la dissuasion militaire : le chancelier promet dans ce discours d’investir dans un fonds spécial 100 milliards d’euros et d’atteindre l’objectif de 2 % du PIB défini au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) pour les dépenses de défense. Dans ce discours enfin, l’Allemagne semble assumer un nouveau leadership au niveau européen, en affirmant sa volonté de renforcer la "souveraineté stratégique" européenne.

Le discours sur le Zeitenwende restera sans aucun doute le marqueur du mandat d’Olaf Scholz. Près de trois ans après ces annonces, l’Allemagne parvient-elle à assumer véritablement son rôle de puissance ?

L’héritage géopolitique d’Angela Merkel

Pour comprendre la radicale nouveauté du concept de "changement d’époque" (Zeitenwende), il importe de le resituer dans le temps long. Longtemps cantonnée dans son rôle de "grande Suisse", l’Allemagne a incontestablement opéré un tournant dans son rapport à l’engagement militaire et ce, dès les années Merkel.

En 2010, Horst Kohler, alors Président fédéral de la république allemande, était contraint à la démission après avoir affirmé qu’une puissance économique et commerciale de la taille de l’Allemagne devait "être en mesure d’intervenir militairement pour défendre ses intérêts stratégiques, ou contenir un risque de déstabilisation dans une région donnée, notamment pour sécuriser les voies commerciales". Le scandale suscité à l’époque par cette déclaration est révélateur des préjugés anti-interventionnistes et antimilitaristes qui animent la société allemande. Selon le dernier sondage de la Körber Stiftung, 58 % des Allemands s’opposent à ce que l’Allemagne assume un rôle moteur en matière de défense européenne, si les États-Unis venaient à se retirer du vieux continent et 65 % sont globalement hostiles à ce que l’Allemagne assume un leadership militaire en Europe.

La vision géopolitique d’Angela Merkel était fondée sur une triple dépendance, aujourd’hui largement remise en question : vis-à-vis de la Russie pour l’approvisionnement en énergie ; vis-à-vis de la Chine comme débouché pour les exportations; vis-à-vis des États-Unis pour assurer la sécurité de l’Allemagne.

La vision géopolitique d’Angela Merkel était fondée sur une triple dépendance, aujourd’hui largement remise en question : vis-à-vis de la Russie pour l’approvisionnement en énergie ; vis-à-vis de la Chine comme débouché pour les exportations ; vis-à-vis des États-Unis pour assurer la sécurité de l’Allemagne et de l’Europe. Durant les années Merkel (2005-2021) l’Allemagne fait évoluer progressivement son rapport à l’engagement militaire. Dès 2014, le consensus de Munich porté par le président fédéral Joachim Gauck et la ministre de la Défense de l’époque, Ursula von der Leyen, développe un discours sur la nécessité pour l’Allemagne d’assumer davantage de responsabilités sur la scène internationale. En 2017, de retour de Washington, la Chancelière reconnaît que l’Europe doit désormais pour sa sécurité "prendre son destin en main".

Ce nouveau discours s’accompagne d’une hausse significative des budgets de défense, qui reste insuffisante pour rattraper le retard accumulé par une décennie de sous-investissements.

L’Allemagne, nouvelle puissance militaire ?

Le déclenchement du conflit russo-ukrainien intervient alors que le nouveau gouvernement qui succède à 15 ans de pouvoirs d’Angela Merkel est en place depuis deux mois seulement. Ce gouvernement est composé des Libéraux et des Verts, qui défendent depuis plusieurs années une position hostile à Moscou, mais dominé par les Sociaux-démocrates, qui se caractérisent à la fois par leur proximité avec la Russie (héritée de l’Ostpolitik de Willy Brandt et se traduisant notamment par un attachement au Gazoduc Nord Stream) et par un pacifisme particulièrement marqué. L’invasion russe en Ukraine fait voler en éclat les fondamentaux de la coalition, obligeant le Chancelier SPD, à adopter une posture de chef de guerre auquel il n’était pas préparé.

Comment analyser le bilan du changement d’époque moins de trois ans après son annonce ? Le dr. Benjamin Tallis, chercheur à la Société allemande pour la politique extérieure, a dirigé les travaux d’un groupe d’experts chargé d’analyser les avancées concrètes procédant de ce discours. Dans un article très commenté en Allemagne et intitulé "The End of the Zeitenwende", Tallis livre un bilan très mitigé de cette politique, en analysant un par un les 5 piliers de ce changement d'époque :

- Sur le plan du soutien à l’Ukraine, l’Allemagne, souvent critiquée pour ses hésitations à livrer des armes, est néanmoins parvenue à s’imposer comme le deuxième soutien à l’effort de guerre, derrière les États-Unis et loin devant la France. Soucieuse d’éviter toute responsabilité dans l’escalade du conflit, l’Allemagne hésite trop souvent à livrer de nouvelles armes et s’aligne trop systématiquement sur les États-Unis.

Les pays qui ont fourni le plus d'aides à l'Ukraine

Montant des aides accordées à l'Urkaine entre le 24 janvier et le 3 août 2024 (en milliards d'euros)

(Militaire, financière, humanitaire)

  • US : 84,7
  • UE (institutions) : 43,8
  • Allemagne : 15,1
  • Royaume-Uni : 13,7
  • Japon : 9,0
  • Canada : 7,8
  • Danemark : 6,9
  • Pays-Bas : 6,4
  • Suède : 4,9
  • France : 4,6

- Sur le plan énergétique, l’Allemagne, qui dépendait à 55 % de la Russie pour ses approvisionnements en gaz au moment du déclenchement du conflit, est parvenue en six mois à réduire à zéro ses importations d’hydrocarbures russes. Cette réussite spectaculaire s’est faite aux prix d’une hausse significative des prix de l’énergie et de l’inflation, d’un recours accru au charbon, de nouveaux partenariats avec l’Azerbaïdjan, le Qatar et la Norvège et de l’importation de Gaz naturel liquéfié des États-Unis. Ce tournant à également permis de stimuler le développement des énergies renouvelables : pour la première fois en 2024 la part des renouvelables dans la production d’électricité allemande dépasse 60 % ;

- Sur le plan de la réduction de la dépendance aux régimes autoritaires, le discours du zeitenwende s’est traduit par un appel aux entreprises allemandes à réduire leur exposition au marché chinois afin d’éviter une dépendance excessive comparable à celle qu’avait connu le pays vis-à-vis de la Russie dans le domaine de l’énergie ("Derisking"). Si les États-Unis devancent aujourd’hui très largement la Chine comme destination des exportations allemandes, l’Empire du milieu reste le premier partenaire commercial de l’Allemagne en termes d’importation. En 2023 les investissements allemands en Chine ont par ailleurs atteint des nouveaux records (11,9 milliards d’euros) ;

- Sur le plan de la remilitarisation, des progrès significatifs ont été accomplis. Grâce au fonds spécial pour la Bundeswehr, le budget de défense présenté pour l’année 2024 respecte l’objectif de 2 % du PIB et l’Allemagne a procédé à des acquisitions importantes pour équiper et moderniser son armée : les experts reconnaissant ainsi que l’achat de les 35 avions de chasse F-35, 60 hélicoptères Chinook, 123 chars de combat Leopard 2A8, 50 véhicules blindés de transport de troupes Boxer, divers moyens navals et missiles, ainsi que les mises à niveau des systèmes de communication ont contribué à améliorer les capacités de la Bundeswehr. Les systèmes et intercepteurs IRIS-T, Patriot et Arrow-3 contribuent par ailleurs à améliorer les défenses aériennes de l'Allemagne dans le cadre de l’Initiative Sky Shield.

- Sur le plan du "leadership européen" assumé par l’Allemagne, le bilan est en revanche largement négatif. En décidant d’acheter des avions américains F35 au lieux des avions proposés par Dassault, en proposant de développer un bouclier aérien antimissile appuyé sur des technologies israéliennes et américaines, sans égard pour les alternatives proposées par l’Europe, et en ne parvenant pas à construire une véritable entente avec les dirigeants français, italiens ou polonais, Olaf Scholz s’est montré incapable d’élever au niveau européen sa fonction de Chancelier.

Les nouveaux défis géopolitiques de l’Allemagne

En février 2024 paraissait en Allemagne un essai intitulé Leadership et responsabilité : les nouvelles missions de l’Allemagne en Europe. Dans cet essai, Christoph Heusgen, Conseiller diplomatique de la Chancelière de 2005 à 2017, Représentant permanent de l’Allemagne auprès du Conseil de Sécurité de l’ONU et Président depuis 2022 de la Conférence de Sécurité de Munich, analyse les grandes étapes de la politique étrangère d’Angela Merkel. Prenant acte du "changement d’époque" (Zeitenwende) théorisé par le Chancelier Olaf Scholz, il dresse quelques remarques destinées à orienter la définition par l’Allemagne d’une nouvelle stratégie nationale de sécurité.

Christophe Heusgen replace ainsi le Zeitenwende dans la continuité des grands tournants opérés par l’Allemagne au cours du second XXe siècle : l’intégration à l’Ouest au lendemain de la seconde guerre mondiale (Westbindung) ; la politique de rapprochement avec l’Est (Ostpolitik); et la réunification (Die Wende). Mais pour l’auteur, les conditions requises pour faire du Zeitenwende un véritable changement d’époque de la politique extérieur allemande sont encore loin d’être réunies : l’absence de leadership politique franco-allemand notamment pénaliserait la possibilité pour l’Europe de s’affirmer dans le nouvel ordre mondial.

Selon Christoph Heusgen, l’Allemagne ne se montre pas encore prête à intervenir militairement de façon autonome, en prenant l’initiative de ces interventions : "En tant que 4e puissance économique mondiale, l’Allemagne doit désormais assumer un leadership et des responsabilités. Assumer des responsabilités ne peut signifier se contenter de faire le nécessaire en dernier".

De façon plutôt inattendue, cet ouvrage s’ouvre et se clôt sur l’importance de la relation franco-allemande, en insistant sur trois points : d’abord, la nécessité de donner une impulsion politique forte pour mener à bien les projets conjoints d’armements bloqués essentiellement, selon lui, par les industriels des deux pays. Ensuite, la nécessité d’européaniser le siège de la France au Conseil de sécurité de l’ONU. Enfin, la nécessité de compléter la dissuasion nucléaire assurée par les États-Unis par une européanisation de la force de frappe nucléaire française, projet esquissé par le Président français et n’ayant pas encore trouvé une pleine approbation en Europe. Reconstruire la relation franco-allemande sur des bases nouvelles apparaît ainsi comme l’un des principaux défis du futur Chancelier pour permettre à l’Allemagne de s’imposer comme une puissance centrale en Europe.

Les conditions requises pour faire du Zeitenwende un véritable changement d’époque de la politique extérieur allemande sont encore loin d’être réunies : l’absence de leadership politique franco-allemand notamment pénaliserait la possibilité pour l’Europe de s’affirmer dans le nouvel ordre mondial.

Copyright image : Anatolii STEPANOV / AFP
Olaf Scholz et Volodimir Zelensky à la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, le 2 décembre 2024.

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