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04/12/2024

[Le monde vu d’ailleurs] - Les mémoires d’Angela Merkel, chant du cygne de l'Allemagne ?

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[Le monde vu d’ailleurs] - Les mémoires d’Angela Merkel, chant du cygne de l'Allemagne ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Liberté : l’ancienne Chancelière, personnalité politique qui fut le visage de l’Allemagne de 2005 à 2021, publiait ses mémoires le 26 novembre. Ils sont l’occasion de dresser un bilan critique de ses années de pouvoir et de constater que la “Zeitenwende”, annoncée par Olaf Scholz au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, est inachevée. Comment Angela Merkel défend-elle son héritage ? De la décision post-Fukushima, en 2011, de s’en remettre au fournisseur russe pour l’énergie au modèle mercantiliste développé avec la Chine, de la stricte observance du “frein à la dette” au manque structurel d’investissement, des accords de Minsk aux relations troubles avec Vladimir Poutine : à l’heure où le modèle allemand traverse une crise économique et politique, son mal vient-il de plus loin ? C'est ce que montrent en creux les lecteurs de cet ouvrage, dont Bernard Chappedelaine analyse les conclusions pour [Le monde vu d'ailleurs].

Un héritage immédiatement contesté

À la tête du gouvernement fédéral pendant 16 ans (2005-2021), Angela Merkel peut se prévaloir d'une longévité comparable à celle d'Helmut Kohl. Elle a eu comme interlocuteurs quatre présidents des États-Unis, quatre chefs de l'État français et cinq premiers ministres britanniques, rappelle AP news. Populaire, respectée pendant ses mandats successifs, qualifiée de "leader du monde libre" après l'élection en 2016 de Donald Trump, Angela Merkel a été louée comme peu d'autres dirigeants mondiaux pour sa manière de gouverner, simple et pragmatique, et pour son esprit de compromis, alors que l'époque est à la démagogie, à la radicalité et à la désinformation, souligne The Economist. Quand elle a quitté le pouvoir, l'économie allemande faisait figure de modèle. Mais, trois mois seulement après son départ de la Chancellerie fédérale en décembre 2021, Angela Merkel a vu son bilan mis en question, sa réputation a "fondu comme neige au soleil", écrit The Telegraph. Peu de dirigeants politiques ont connu une disgrâce aussi rapide, note Richard J. Evans. L'invasion de l'Ukraine par la Russie, déclenchée le 24 février 2022, a placé sous une lumière crue les carences de l'Allemagne et l’opinion a dès lors porté un jugement sévère sur une Chancelière qui a créé une "dépendance fatale" envers le gaz russe, négligé la Bundeswehr, sous-investi dans les infrastructures et soumis l'économie allemande à la Chine, "stratégie qui a échoué de manière spectaculaire", selon le Financial Times. Pendant toutes les années Merkel, note The Telegraph, le budget consacré à la défense n'a pas dépassé 1,3 % du PIB, la dépendance à l’égard des importations de gaz russe a augmenté de 35 % en 2012 à 55 % en 2018 et est restée stable les années suivantes, la part de la Chine dans le commerce extérieur de l'Allemagne est passée de 5 % au début des années 2000 à plus de 20 % en 2023. "Les 16 ans d'absence de réformes ont eu un coût pour l'Allemagne et l'UE", estime The Economist ("Angela who ?"). "Il apparaît maintenant que toutes les grandes décisions de Mme Merkel ont placé l'Allemagne, et souvent l'UE dans son ensemble, dans une situation plus mauvaise", affirme l'hebdomadaire. L'Allemagne est redevenue, selon son expression, "l'homme malade de l'Europe". 

Angela Merkel a été louée comme peu d'autres dirigeants mondiaux pour sa manière de gouverner, simple et pragmatique, et pour son esprit de compromis, alors que l'époque est à la démagogie, à la radicalité et à la désinformation.

Dans ce contexte, les mémoires que vient de publier Angela Merkel sous le titre "Liberté" étaient très attendus. Ils ne contiennent guère de révélations, observe Ralph Bohlmann, son biographe. Le précepte qui a guidé son action est simple, résume la FAZ, "la politique doit être conduite en fonction des circonstances et des majorités". Dans les 700 pages que comptent ses mémoires, Angela Merkel ne reconnaît que des "péchés véniels", constate le journal. En référence à la chanson "je ne regrette rien" et à la région où elle a élu domicile, la Süddeutsche Zeitung la qualifie d’ "Édith Piaf de l'Uckermark".

"Le formidable parcours de la Chancelière est terni par son incapacité à admettre des erreurs", déplore le Financial Times. "Cette inaptitude de Merkel à appréhender le tableau d'ensemble témoigne d'une perception limitée et pragmatique et d’une obsession pour les détails des réalités politiques", juge aussi Richard J Evans. Or, la Realpolitik ne se limite pas à apporter des solutions concrètes aux problèmes, souligne l'historien britannique. "Nous sommes face aux décombres d'une politique sans vision, sans effort pour dessiner une perspective d'avenir, une politique qui a érigé en sagesse et en pragmatisme le fait de 'naviguer à vue'", écrit le commentateur du Spiegel, qui voit dans les mémoires de l'ex-chancelière le "chant du cygne de l'Allemagne". En lisant ces mémoires, on peut s'interroger sur la naïveté de Merkel, remarque le FT. "Pensait-elle vraiment que cette période de chance que connaissait l'Allemagne n'aurait pas de fin ? Si ce n'est pas le cas, pourquoi n'a-t-elle pas préparé son pays à l'orage qui arrivait ?", demande le quotidien britannique. The Telegraph mentionne le néologisme "merkeln", synonyme de procrastination, sans cependant attribuer à l’ancienne chancelière toutes les difficultés apparues après son départ, le pouvoir dans le système politique fédéral allemand étant partagé et décentralisé.

Un modèle économique inadapté

Longtemps locomotive de la croissance européenne, l'Allemagne était la seule grande économie mondiale en récession en 2023, tendance qui devrait se poursuivre cette année, relève le magazine Fortune. Depuis trois ans, la première économie européenne est en crise, "le modèle économique allemand est-il cassé ?", s’interroge le FT. Depuis fin 2021, elle n'a pas enregistré de croissance, la production industrielle, à l'exclusion du secteur de la construction, a culminé en 2017 et est en recul de 16 % depuis cette période. La décision prise en 2011 de renoncer à l'énergie nucléaire après l'accident de Fukushima n’a fait qu’accentuer les problèmes, note The Telegraph. Certes, les coalitions dirigées par A. Merkel ont développé les énergies renouvelables, mais l'économie allemande est dépendante du gaz naturel liquéfié, d’un coût élevé. Pour le LA Times, cette décision de fermer les centrales nucléaires fut "la véritable erreur", illustrée en 2023 par la réouverture temporaire des centrales à charbon pour pallier l'absence de gaz russe. Angela Merkel était pleine d'éloges pour les industries traditionnelles, automobile et chimique, stratégie à courte vue, selon Richard J Evans. La discipline budgétaire, le manque d'investissements pour moderniser l'économie allemande sont également pointés par les commentateurs. D'après Thomas Fazi, en se prononçant lors de la crise financière de 2008 pour des mesures d'austérité, l'ancienne Chancelière a créé les conditions d'une décennie de stagnation et de sous-investissements et favorisé le modèle néo-mercantiliste ("Merkantilism"), qui a multiplié les emplois précaires et rendu l'économie excessivement dépendante des exportations. Angela Merkel a appliqué strictement le "frein à la dette" ("Schuldenbremse"), rappelle Fortune, règle constitutionnelle qui limite, sauf circonstances exceptionnelles, le déficit annuel des comptes publics à 0,35 % du PIB. Cette rigueur budgétaire explique le sous-investissement dans les infrastructures, elle est aussi à l'origine du limogeage récent par Olaf Scholz du ministre fédéral des Finances Christian Lindner et de la rupture de la coalition. Dans la perspective des prochaines élections fédérales de février 2025, le débat est lancé sur un assouplissement de la "Schuldenbremse ". Tout en restant attachée à son principe, Angela Merkel se déclare désormais ouverte, comme le SPD, les Verts et aussi Friedrich Merz, candidat de la CDU/CSU à la Chancellerie fédérale, à un aménagement de cette règle, observe la Frankfurter Rundschau.

La crise du secteur automobile, symbole de la puissance de l'économie du pays, qui se traduit aujourd’hui de manière inédite chez Volkswagen par des fermetures de sites et des suppressions d'emplois, est emblématique du malaise politique et économique allemand, souligne le FT dans son compte rendu du livre de l'économiste Wolfgang Münchau (Kaput : the End of the German Miracle), paru quelques jours avant les mémoires de l'ancienne chancelière. Pour un expert du secteur automobile comme Ferdinand Dudenhöffer, cité par El Pais, la responsabilité du marasme actuel dans cette branche est d’abord imputable aux constructeurs germaniques qui "se sont reposés sur leurs lauriers", et n’ont pas suffisamment investi dans les véhicules électriques, mais "les politiques publiques n'ont fait qu'aggraver la situation".

En se prononçant lors de la crise financière de 2008 pour des mesures d'austérité, l'ancienne Chancelière a créé les conditions d'une décennie de stagnation et de sous-investissements et favorisé le modèle néo-mercantiliste.

Les mauvaises nouvelles se sont accumulées ces dernières semaines, note le FT, des projets d'implantation d'usines de semiconducteurs, pourtant largement subventionnés par l’argent public, comme celui d'Intel à Magdebourg à hauteur de 10 Mds€, ont été ajournés. Les exportations allemandes aux États-Unis sont menacées par le retour à la Maison Blanche de Donald Trump, qui entend alourdir les taxes. Face à ces défis, les partis politiques allemands sont hésitants, note Wolfgang Münchau, qui leur reproche aussi une inconséquence au niveau européen. Alors que Mario Draghi, dans son rapport, recommande la mise en place d'une union de capitaux, "Berlin s'oppose farouchement à la tentative de la banque italienne UniCredit de prendre le contrôle de la Commerzbank". Sceptique de la volonté des dirigeants allemands de promouvoir une réelle "Zeitenwende" ("changement d'époque"), Wolfgang Münchau esquisse un rapprochement avec l'évolution du Japon qui, après la forte croissance dans les années 1990, est caractérisée par une faible croissance et un déclin démographique. 

Une attitude contestée envers la Russie de Poutine

La politique extérieure conduite entre 2005 et 2021 n'est pas épargnée par ce réexamen critique. La relation avec la Russie tient une place de choix dans les mémoires d’Angela Merkel, Vladimir Poutine est l'un des dirigeants étrangers les plus fréquemment mentionnés, les passages qui lui sont consacrés illustrent la complexité de leur relation. En 2006, le Président russe lui avait confié qu'il ne tolérerait pas une "révolution orange", telle que celle qui avait eu lieu en 2004 en Ukraine, il avait aussi dévoilé le scénario mis en œuvre en 2008 quand Vladimir Poutine a provisoirement laissé son siège au Kremlin à Dmitri Medvedev le temps d’une "pause". Mais, en 2007, alors que le Kremlin était informé de sa crainte des chiens, le labrador de Vladimir Poutine avait fait irruption au début de leur entretien en présence des médias sous le regard en coin du Président russe, qui savourait la situation, raconte Angela Merkel. Depuis Astana, Vladimir Poutine a d'ailleurs réagi à cet épisode, prétendant avoir ignoré que cette phobie des chiens et présentant ses excuses, en plaisantant ("excuse-moi, Angela"). Le fait qu'elle considère la présence du labrador présidentiel comme une "démonstration de force" prouve que la Chancelière "ne recherchait pas le dialogue", a affirmé le porte-parole du Kremlin, qui voit aussi dans sa justification des accords de Minsk - l’Ukraine a obtenu un répit pour renforcer ses capacités de défense - la preuve qu'elle cherchait à "tromper la partie russe". L'annexion de la Crimée "a totalement modifié notre relation", reconnaît Angela Merkel dans son autobiographie. Le 1er mars 2014, la Chancelière interroge Vladimir Poutine sur la présence des "petits hommes verts" sans insignes, son interlocuteur "nie toute implication", or "il apparaît très vite qu'il m'avait explicitement menti".

L'absence d'illusions de la Chancelière sur le président russe conduit à s'interroger sur plusieurs de ses décisions majeures.

L'absence d'illusions de la Chancelière sur le président russe conduit à s'interroger sur plusieurs de ses décisions majeures, qu'elle continue à défendre dans son ouvrage, notamment le refus d'accorder en 2008 à l'Ukraine et à la Géorgie le "plan d'action pour l'adhésion" à l'OTAN (MAP), sa volonté de mener à bien la construction du gazoduc Nord Stream 2, lancé après l'annexion de la Crimée, qualifié par elle de "projet commercial" (le "point bas" de son mandat de Chancelière et de son livre, selon le FT).

D’après Norbert Lammert, à l’époque Président du Bundestag, interrogé par Fortune, cette décision répondait aussi aux attentes, "exprimées avec force" du monde des affaires allemand. La lucidité que revendique Angela Merkel à l’égard de Vladimir Poutine rend d’autant plus problématique son refus de livrer des armes à l'Ukraine, qu'elle justifie par la crainte d'inciter Kiev à tenter de recouvrer par la force les territoires occupés par la Russie en 2014 (Crimée, Donbass). "Au cours de sa longue gouvernance, Angela Merkel a pris une série de décisions cruciales qui in fine ont rendu l'Europe plus vulnérable aux menaces, étrangères et internes", juge Slawomir Sierakowski, qui accuse l'Allemagne d'avoir encouragé ce "dangereux dictateur dans ses visées révisionnistes" et "invité la Russie à envahir l'Ukraine". Le Président ukrainien se montre également critique de la décision d'Angela Merkel, soutenue par Nicolas Sarkozy ("un mauvais calcul"), d'avoir bloqué l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. Président de la commission des Affaires étrangères du Parlement ukrainien, Oleksandr Merezhko reproche à Angela Merkel d'avoir pratiqué une politique d'apaisement vis-à-vis de la Russie et regrette qu'elle "n'ait pas appris de ses erreurs". Ces critiques sont désormais partagées au sein même de la CDU. Tout en relevant les aspects positifs du bilan de la Chancelière, son ancien ministre Jens Spahn souligne que, "au plus tard en 2014, nous aurions dû modifier radicalement notre attitude à l'égard de la Russie de Poutine". 

"La Zeitenwende, annoncée par le Chancelier Scholz au lendemain de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, aurait dû se traduire par un tournant, aussi bien sur le plan économique qu'en politique étrangère, mais sur ces deux fronts, peu de choses ont changé", estiment des experts de Chatham House. La campagne électorale, qui va s’ouvrir dans quelques jours, devrait inciter les partis allemands à clarifier leurs positions. Le retour prochain de Donald Trump à la Maison Blanche pourrait conduire Berlin à réexaminer son modèle mercantiliste et ses relations avec la Chine. La guerre en Ukraine, qui entre dans une nouvelle phase, pose avec acuité la question du "frein à la dette", de l’effort de défense et du rôle de la Bundeswehr, pour faire face aux menaces russes et contribuer à la mise en œuvre d’un éventuel accord de cessation des hostilités

Copyright image : Odd ANDERSEN / AFP

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