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27/01/2025

[Où va l’Allemagne ?] - Un modèle économique en question

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[Où va l’Allemagne ?] - Un modèle économique en question
 Alexandre Robinet-Borgomano
Auteur
Expert Associé - Allemagne

Où va l’Allemagne ? Dans ce premier volet d’une série consacrée au pays qui fut l’ancien meilleur élève de l'Union européenne, Alexandre Robinet-Borgomano analyse un modèle économique en difficultés. La publication des chiffres de l’Office allemand des statistiques semblent confirmer le vent mauvais qui souffle sur une économie allemande dont le PIB est en recul de 0,2 %. D’où viennent les difficultés de l"homme malade de l’Europe ? Faut-il incriminer seulement les retournements géopolitiques ? Au contraire, et comme l’avouait Phèdre, Berlin pourrait dire "mon mal vient de plus loin". En inventoriant, pour les rejeter, certaines explications trop rapides et en montrant des causes structurelles plus profondes, cet épisode rappelle aussi la résilience d’un pays dont il ne faudrait surtout pas sous-estimer les forces.

"Ne sous-estimez pas la résilience de l’économie allemande" affirmait Jorg Kukies, le ministre allemand des finances, lors d’un Forum économique organisé à Lyon en ce début d’année. Depuis plusieurs mois maintenant, le dynamisme de la première économie d’Europe manifeste des signes d’essoufflement qui contredisent l’optimisme de ce ministre des Finance social-démocrate, ancien banquier d’affaires chez Goldman Sachs et proche conseiller du Chancelier Olaf Scholz.

L'économie allemande a enregistré sa deuxième année de recul consécutif, avec une baisse du produit intérieur brut (PIB) de 0,2  % en 2024. Longtemps considérées comme le fer de la lance de la croissance allemande, les exportations sont en recul de 0,8  % alors que la consommation intérieure ne parvient pas à prendre le relais. Pénalisée par les difficultés du secteur automobile, où les annonces de suppression d’emplois s’accumulent et par un prix de l’énergie toujours plus élevé que chez ses principaux voisins européens, l'industrie manufacturière allemande a vu sa production reculer de 3  % l'an dernier.

Les chiffres publiés mercredi 15 janvier 2025 par l’Office allemande des statiques dressent le tableau d’un pays qui s’enfonce dans la crise : après 16 années de prospérité et de stabilité, l’âge d’or allemand semble désormais appartenir au passé.

L’Allemagne, nouvel homme malade de l’Europe ?

La perception des difficultés structurelles de l’économie allemande ne date pas d’hier. En 2019 déjà, l’économiste Roderick Kefferputz, qui dirige à Bruxelles le bureau de la Heinrich Böll Stiftung, une fondation proche des Verts allemands, envisageait les causes du déclin à venir de l’économie allemande : "Ces derniers temps, l’Allemagne a l’impression de vivre les derniers instants de son âge d’or. Notre pays ne s’est jamais aussi bien porté, les carnets de commandes sont pleins, le taux de chômage est au plus bas, et l’Allemagne, qui vit une dixième année de croissance consécutive, traverse sa plus longue période d’expansion économique depuis le chancelier Ludwig Erhard. Et pourtant, le miracle économique approche de sa fin : les nuages économiques s’amoncèlent au-dessus du ciel allemand…"

Dans cet article intitulé "Germany, the End of Innocence" Roderick Kefferputz explique combien le retard de l’Allemagne dans le digital et le conservatisme de son industrie, sa dépendance vis-à-vis de la Chine dans un contexte de contraction du commerce mondial, et sons absence de culture stratégique, condamnent immanquablement l’économie allemande au déclin.

Prolongeant ces intuitions, The Economist titrait en août 2023 : "Is Germany once again the sick man of Europe?", exposant les causes des difficultés du pays au lendemain de la crise Covid et du déclenchement de la guerre en Ukraine. Pour The Economist, l'Allemagne se trouve ainsi exposée à une triple menace : son industrie est plus vulnérable à la concurrence étrangère et aux conflits géopolitiques ; son chemin vers la réduction des émissions de CO2 est plus difficile que prévu ; et sa main-d’œuvre est exceptionnellement âgée. L'État allemand, dépourvu de culture économique, peu numérisé et grevé par le poids de la bureaucratie, apparaît par ailleurs mal équipé pour soutenir l’économie.

 L'État allemand, dépourvu de culture économique, peu numérisé et grevé par le poids de la bureaucratie, apparaît par ailleurs mal équipé pour soutenir l’économie.

Un récent essai du journaliste allemand Wolfgang Munchau intitulé "Kaput. The end of the German Miracle" assène au modèle allemand son coup de grâce. Pour Wolfgang Munchau, qui fut correspondant du Financial Times, le "système néo-mercantiliste", ayant profité ses vingt dernières années à l’ensemble des élites allemandes a empêché le pays de questionner l’avenir de son économie.

Aveuglé par les promesses à court termes du gaz russe bon marché et de l’argent chinois abondant, ainsi que par les succès d’une industrie héritée des siècles passés, enfermés dans des schémas de penser corporatistes et hostiles à l’innovation, les décideurs politiques et économiques allemands auraient délibérément mis l’Allemagne dans l’impasse, condamnant avec elle la vitalité de l’économie européenne.

La remise en cause d’un modèle

Si la charge que représente l’essai de Munchau contre le modèle allemand mérite d’être nuancée, il n’en reste pas moins vrai que ce "modèle" fait aujourd’hui l’objet d’une remise en cause profonde. Cette remise en cause interroge la pertinence des choix passés en matière de politique énergétique et de politique commerciale. Elle illustre les difficultés du secteur automobile à se transformer et révèle les limites de contraintes que l’Allemagne s’est imposées. Elle impose enfin à l’Allemagne de changer de logiciel en matière de sécurité.

Sur le plan énergétique, La guerre en Ukraine a en effet imposé à l’Allemagne de se défaire de sa dépendance au gaz russe en un temps record, mettant en avant les fragilités de sa politique énergétique marquée par la sortie du nucléaire, et provoquant une hausse significative des prix de l’énergie, qui pénalise particulièrement les industries ayant des besoins intensifs en énergies.

production industrie - Allemagne

Production industriel de l'Allemagne de 2015 à 2024

La contraction du commerce mondial, liée à l’accroissement des tensions géopolitiques entre la Chine et les États-Unis d’une part, à l’essoufflement de la croissance chinoise d’autre part, fragilise incontestablement une économie allemande largement orientée vers les exportations et très dépendante de la Chine sur le plan commercial (Chine qui est son principal partenaire commercial pour la 8e année consécutive en 2023).

La contraction du commerce mondial [...] fragilise incontestablement une économie allemande largement orientée vers les exportations et très dépendante de la Chine.

La crise de l’industrie automobile, liée à la difficulté pour l’industrie automobile allemande de prendre le tournant de l’électromobilité et à l’avancée technologique de la Chine dans ce domaine, se traduit quant à elle par des annonces de fermetures d’usine, à l’instar de la spectaculaire suppression de 35 000 emplois annoncée par Volkswagen. Sur le plan de la politique budgétaire, le frein à l’endettement, qui fut durant les années Merkel un motif de fierté pour les conservateurs allemands, a contribué à entretenir un sous-investissement dans les infrastructures, en particulier dans les infrastructures de transport et les infrastructures digitales, qui fragilise aujourd’hui la compétitivité du "Standort Deutschland" (l’Allemagne comme lieu de production). Enfin, le déclenchement de la guerre en Ukraine et le risque que fait peser la réélection de Donald Trump sur l’avenir de l’OTAN obligent désormais l’Allemagne à investir dans le secteur de la défense, alors que le pays avait pris l’habitude de s’en remettre à son allié américain.

5 "mythes" sur le marasme actuel

Comment le modèle allemand, célébré pendant plus d’une décennie comme une éclatante réussite, a-t-il pu se retourner si rapidement ? Dans son article intitulé "La fin de l’innocence" Rodéric Kefferputz trace un parallèle avec la phrase d’Hemingway dans Le soleil se lève aussi : "How did you go bankrupt?" demande le héros. "Two ways. Gradually, then suddenly". La comparaison s’applique particulièrement bien à l’Allemagne d’aujourd’hui.

Les bases de la prospérité allemande ont commencé à s’éroder silencieusement, bien avant que les difficultés actuelles ne surgissent. Dans un article du quotidien économique Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) intitulé "Fünf Mythen über die Wirtschaftsmisere", les journalistes Patrick Bernau et Alexander Wulfers analysent 5 "mythes" liées à la situation économique de l’Allemagne.

  • 1er Mythe. L'Allemagne traverserait une crise conjoncturelle. Il est difficile de faire état d’une variation des cycles économiques, dans la mesure où le développement économique de l'Allemagne ne fluctue pas : au contraire, l'économie allemande ne décolle plus depuis cinq ans, alors que dans le même temps, la plupart des autres pays européens se sont mieux développés, et les États-Unis encore plus.
  • 2e Mythe. Les difficultés auraient commencé avec Poutine. Pendant la pandémie, l'Allemagne était encore enviée par ses voisins pour la force de son économie et sa puissance financière. Lorsque la Russie a lancé sa guerre d'agression contre l'Ukraine, lorsque le gaz et, par la suite, l'électricité sont devenus plus chers en Allemagne, les inquiétudes concernant l'économie se sont réveillées. Mais les causes sont plus anciennes, et certaines d'entre elles sont étayées depuis des années. Par exemple, le nombre de brevets déposés par l'Allemagne diminue depuis 2018. Et depuis 2010-2011, les performances des élèves allemands commencent à diminuer. C'est à peu près à cette même époque que le nombre de créations d'entreprises a commencé à chuter.
  • 3e mythe : la voiture électrique serait responsable de la crise automobile. On considère parfois que les difficultés de l’industrie automobile sont liées aux choix trop tardifs des constructeurs allemands en faveur de l’électromobilité. Dans les faits, on constate que les voitures électriques construites en Allemagne ne rencontrent pas la demande espérée, ni en Allemagne, ni à l’international, et que la collaboration avec des entreprises chinoises pour y intégrer des technologies plus matures, pourraient demain fragiliser la capacité à exporter ces voitures électriques allemandes vers les États-Unis.
  • 4e mythe. Le coût élevé de l’énergie serait le principal problème. Le fait que l’énergie soit particulièrement chère en Allemagne - en comparaison internationale - est régulièrement cité comme une raison pour laquelle les entreprises préfèrent investir ailleurs. Les secteurs vraiment intensifs en énergie, pour lesquels les coûts jouent un rôle plus important, ne représentent cependant que trois pour cent de la performance économique allemande. Les prix de l'énergie ne peuvent donc guère expliquer à eux seuls pourquoi toute l'économie allemande stagne.
  • 5e mythe. Le pays serait menacé par le chômage de masse. Malgré les annonces de suppressions de poste, il importe de rappeler que le nombre de personnes travaillant en Allemagne n'a jamais été aussi élevé et que de nombreux secteurs devraient bientôt manquer de main-d'œuvre. En effet, entre 2025 et 2030, plus de cinq millions d'Allemands partiront à la retraite, selon un calcul de l'Institut de l'économie allemande, et ni l’immigration ni le progrès technologique ne devraient suffire à combler ce déficit de main d’œuvre.

L’analyse de ces 5 "mythes" présente un double avantage : elle permet d’une part de relativiser l’idée d’un retournement brutal de conjoncture liée au "Zeitenwende", le changement d’époque théorisé par le Chancelier Olaf Scholz au lendemain du déclenchement de la guerre en Ukraine ; elle permet d’autre part de relativiser l’idée d’un déclin inéluctable de l’économie allemande, en ramenant ces difficultés à une perte progressive de compétitivité. Les difficultés actuelles de l’Allemagne ne font que cristalliser le décrochage de l’Europe analysée dans le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne.

Un socle solide

Jorg Kukies, le ministre allemand des Finances, insistait lors de son intervention à Lyon en janvier 2025 sur les priorités permettant de rétablir la compétitivité allemande : la réduction de la bureaucratie et des normes s’appliquant aux entreprises, l’investissement dans les infrastructures, l’intégration de nouvelles capacités sur le marché du travail, l’investissement dans la recherche et l’innovation. Un plan d’action destiné à remettre sur les rails la première économie d’Europe.

Malgré des chiffres de croissance du PIB inférieurs à ceux de ses voisins européens, l’Allemagne reste à bien des égards le bon élève de l’Europe.

Malgré des chiffres de croissance du PIB inférieurs à ceux de ses voisins européens, l’Allemagne reste à bien des égards le bon élève de l’Europe. Son PIB nominal atteint en 2023 4185,6 milliards d’euros, plaçant le pays dans le trio des plus grandes puissances économiques mondiales. Sa balance commerciale reste très largement excédentaire, et son niveau d’endettement bien inférieur à la moyenne européenne lui confère une marge de manœuvre budgétaire élevée.

Tableau comparatif PIB Allemagne/France

Malgré des chiffres de croissance du PIB inférieurs à ceux de ses voisins européens, l’Allemagne reste à bien des égards le bon élève de l’Europe. Son PIB nominal atteint en 2023 4185,6 milliards d’euros, plaçant le pays dans le trio des plus grandes puissances économiques mondiales. Sa balance commerciale reste très largement excédentaire, et son niveau d’endettement bien inférieur à la moyenne européenne lui confère une marge de manœuvre budgétaire élevée.

Il est par ailleurs important de constater que malgré une situation économique maussade, l’indice des principales capitalisation boursières allemandes, le DAX, défie cette année la gravité : enchaînant les records, l'indice progresse de 16,2 % sur l'ensemble de 2024, alors que le CAC 40 perd 0,6 %. Certes, les remous politiques en France pèsent dans la balance, mais cela n'explique pas tout. D'autant que le FTSE 100 (+6,7 %), principal indice de la Bourse de Londres, et le SMI (+9,4 %), celui de Zurich, les deux autres places fortes de la Finance en Europe, sont aussi distancés par le DAX.

Dans un article de décembre 2024 le Financial Times évoque les "Sept Magnifiques", référence évidente aux Sept Magnifiques de Wall Street (Tesla, Apple, Microsoft, Amazon, Meta, Nvidia, Alphabet) pour expliquer ce succès inattendu de l’indice allemand. Ces sept valeurs incluent l'éditeur de logiciels professionnels SAP, l'assureur Allianz, le réassureur Muchich Re, le groupe pharmaceutique Merck, Siemens Energy, spécialisé dans les centrales électriques et les énergies renouvelables, le conglomérat industriel présent dans l'armement Rheinmetall, et l'opérateur télécoms Deutsche Telekom. Au 10 septembre, leur progression moyenne s'inscrivait à 31 %. À titre de comparaison seules trois valeurs du CAC 40 approchent cette performance à l'heure actuelle : Schneider Electric (+36,1 %), Safran (+34,45 %) et Saint-Gobain (+26,9 %).

Le succès du DAX permet de mettre en évidence le fait que l’industrie allemande repose également sur des secteur d’avenir comme le digital (SAP), la santé (Merck) et les énergies renouvelables (Siemens Energy). Analyser l’état de l’économie allemande à la seule lumière du DAX serait néanmoins une erreur, dans la mesure où la principale force de l’économie allemande repose sur son tissu d’ETI industrielles et familiales non cotées. Réparties sur l’ensemble du territoire, ces sociétés comme Bbraun à Meslungen, Miele à Gotersloh, ou Lidl à Heilbronn, représentent dans leur secteur des leaders internationaux et bénéficie d’une structure de gouvernance plus souple que les grands groupes, leur permettant de s’adapter facilement aux changements de conjoncture.

On sait depuis Darwin que les espèces qui survivent ne sont pas nécessairement les plus performantes, mais celles qui parviennent le mieux à s’adapter. Cette capacité d’adaptation (Anpassunsgfähigkeit) représente incontestablement la principale force du modèle allemand.

Au lendemain du déclenchement de la guerre en Ukraine, l’Allemagne a annoncé sa volonté de se défaire de sa dépendance au gaz russe et est parvenue, en moins de deux ans, à développer de nouvelles sources d’approvisionnement sans provoquer l’effondrement de son industrie que d’aucuns avaient prophétisé à l’époque. Depuis la crise pandémique, l’économie allemande a par ailleurs pris conscience du risque que faisait peser sur son industrie une dépendance excessive au marché chinois, réorientant progressivement ses exportations vers les États-Unis et l’Union européenne. Les difficultés actuelles de l’industrie automobile pourraient quant à elle s’avérer liées à un changement de modèle imposant dans une phase de transformation des ajustements structurels.

On sait depuis Darwin que les espèces qui survivent ne sont pas nécessairement les plus performantes, mais celles qui parviennent le mieux à s’adapter. Cette capacité d’adaptation (Anpassunsgfähigkeit) représente incontestablement la principale force du modèle allemand.

Exportations de marchandises - Allemagne

Depuis la crise pandémique, l’économie allemande a par ailleurs pris conscience du risque que faisait peser sur son industrie une dépendance excessive au marché chinois, réorientant progressivement ses exportations vers les États-Unis et l’Union européenne. Les difficultés actuelles de l’industrie automobile pourraient quant à elle s’avérer liées à un changement de modèle imposant dans une phase de transformation des ajustements structurels.

La situation actuelle de l’Allemagne s’apparente moins à la fin d’un âge d’or qu’à une période de transition, une mue indispensable, imposant des réajustements, parfois douloureux sur le marché du travail, et un changement d’état d’esprit dans son rapport à l’investissement. Mais la capacité d’adaptation de l’économie allemande reste sa principale force. Comme le rappelait Jorg Kukies, le ministre allemand des finances : "Do not underestimate the reslience of the German Economy."

Copyright image : Ronny HARTMANN / AFP
Site de fabrication de voitures automobiles à Hanovre, en Allemagne, le 20 décembre 2024.

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