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03/04/2024

Municipales en Turquie : de la solitude des sommets, plus dure sera la chute ?

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Municipales en Turquie : de la solitude des sommets, plus dure sera la chute ?
 Soli Özel
Auteur
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie

Alors que l’élection présidentielle de mai 2023 avaient semblé consacrer la ligne autoritaire,  islamiste et nationaliste de Recep Tayyip Erdogan (réélu avec 52% des suffrages) et que l’opposition démocratique semblait en mauvaise forme, les municipales du 31 mars ont apporté un désaveu cinglant au parti présidentiel. Le Parti républicain du peuple, CHP, social-démocrate, l’a emporté et signe un tournant politique inédit depuis un demi-siècle. Comment expliquer ce revirement ? Quels sont les atouts de la figure de proue de l’opposition, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu ? Quel avenir se dessine pour la Turquie ? Réponses avec Soli Özel.

Tous, dans le pays ou à l’étranger, avaient tenu pour acquis que la démocratie en Turquie ne pouvait plus faire le moindre progrès pour rétablir son état moribond. Or, l’électorat turc a surpris, et de loin, lors des élections municipales du 31 mars où l'opposition a remporté un succès dépassant même les espérances des plus optimistes.

Le pays, assigné à résidence de l’autoritarisme d'Erdoğan, a fait la preuve de la vigueur de son instinct démocratique, de la résilience de son opposition et de son énergie de résistance. Et ce, en dépit de conditions de campagne injustes, où les ressources de l'État ont été mises au service des candidats du gouvernement, où des médias subordonnés au pouvoir ont illustré dans toute son ampleur ce que pouvait être le  "journalisme jaune", et où on a été jusqu’à emmener voter, dans le sud-est, des troupes dans des villes où elles ne résidaient même pas. Le nombre important de femmes élues dans les mairies, même dans des villes ultra conservatrices, semble d’ailleurs refléter le malaise croissant de la société et illustrer la contestation de ce que la politologue Şebnem Gümüşçü a appelé l'"islamisation furtive" des politiques menées par le parti au pouvoir.

Le Parti républicain du peuple (CHP), le principal parti d'opposition, désormais dirigé par une nouvelle équipe plus dynamique et plus jeune, était en tête des votes à l’issue du scrutin, avec 37,7 % des voix. Outre les trois plus grands centres métropolitains d'Istanbul, d'Ankara et d'İzmir, le parti a, pour la première fois en vingt et un ans, franchi les limites de ses ghettos côtiers. Il a également remporté les mairies des grandes villes de l'Anatolie profonde et conservatrice, parfois pour la première fois dans l'histoire de la République.

Le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir a résisté principalement dans l’Anatolie centrale et orientale et dans trois provinces du nord-ouest de la mer Noire, avec 35,49 % des voix. Là où le jaune - couleur de l'AKP - dominait sur la carte du pays depuis presque toutes les élections et référendums des vingt dernières années, c’est désormais le rouge - couleur du CHP - qui prévaut, jusque dans les provinces du sud-est habituellement en violet - couleur du parti kurde DEM.

Le YRP est devenu le troisième parti le plus important (6,19 %) dans cette compétition et a attiré les votes des électeurs conservateurs de l'AKP dissidents, désillusionnés et désenchantés.

De petits partis d'opposition ont remporté quelques provinces. Le plus notable en est le Nouveau Parti de la prospérité (YRP), dirigé par le fils de celui à qui on attribue la fondation du Mouvement islamiste moderne de Turquie, l'ancien Premier ministre Necmettin Erbakan. Le YRP est devenu letroisième parti le plus important (6,19 %) dans cette compétition et a attiré les votes des électeurs conservateurs de l'AKP dissidents, désillusionnés et désenchantés.

Qu'est-ce qui a changé depuis les élections présidentielles ?

Si les observateurs ont été si surpris par les résultats, c’est qu’il y a seulement dix mois et demi, lors des élections présidentielles et parlementaires, l'opposition laïque turque avait manqué l'occasion de mettre fin au règne de l'AKP (ainsi que de son partenaire depuis 2015, le Parti d'action nationaliste - MHP) alors que le parti semblait déjà dépassé et qu’on lui reprochait de prendre au pays plus qu’il ne lui offrait.

En construisant sa campagne sur la menace terroriste, en accusant la principale opposition d'être complice de l’illégal et contestataire PKK (au motif que le parti kurde soutenait le principal candidat de l'opposition), Erdoğan avait durci sa ligne. Il s’était appuyé sur un discours de sécurité nationale, avait vanté de grandes avancées en matière de technologie militaire et de réussites opérationnelles et était ainsi parvenu à s'octroyer un nouveau mandat. Sa stratégie consistant à distribuer de généreux subsides à divers groupes contestataires, ainsi que la reprise illusoire de l’économie au moment des élections avaient également contribué à cette réussite.

La faiblesse et le manque de charisme du candidat de l'opposition d’alors avaient été tout aussi importants que le discours dur et polarisant d'Erdoğan ainsi que la distribution de l'argent du Trésor pour expliquer le peu d’enthousiasme des électeurs moyens lors du vote présidentiel de mai 2023. L'électorat n'était pas convaincu que la coalition de l'opposition, qui ressemblait à un mauvais patchwork, était prête ou capable d'assumer la responsabilité de gouverner le pays, et certainement pas avec un candidat présidentiel peu inspirant, Kemal Kılıçdaroğlu. De toute évidence, l'opposition turque manquait d’un "leadership durable et attrayant".

Voyant ses espoirs déçus, l'opposition laïque, qui recueille habituellement 48 % des voix au niveau national, s'est mise en retrait. Une certaine apathie, conduisant à la désaffection pour la chose politique, s’est généralisée. Se préserver de l'ouragan de la crise économique est devenu la priorité qui a pris le pas sur tout le reste. Tout en pansant leurs plaies, les classes urbaines et éduquées, en particulier les jeunes, qui ne voulaient pas connaître une autre déception semblable à celle de mai, se sont abandonnées à une profonde lassitude et à l'indifférence, et beaucoup ont juré de ne plus jamais voter pour l'opposition.

Cependant, comme le note la professeur Evren Balta dans ses observations sur les élections, la prise de distance et la déception des partisans pauvres d'Erdoğan, habituellement fidèles, ont tout autant compté : ils se sont sentis de plus en plus abandonnés et ont conçu un certain ressentiment en voyant qu’ils étaient les laissés pour compte de politiques économiques mal pensées.

En outre, certains se sont offusqués qu’on considère que leur vote était acquis quoi qu'il arrive et que le président les traite avec condescendance lorsqu’ils faisaient part de leurs préoccupations. Du haut de son pouvoir, ne daignant plus se mêler aux foules sauf dans un cadre très contrôlé, Erdoğan a semblé oublier un peuple auquel il s'était  pourtant toujours dit fier d’appartenir ; depuis l'isolement de son palais présidentiel sis au sommet d'une colline d’Ankara, il avait cessé d’entendre sa voix.

Ils se sont sentis de plus en plus abandonnés et ont conçu un certain ressentiment en voyant qu’ils étaient les laissés pour compte de politiques économiques mal pensées.

Il en a résulté qu’une bonne partie de cet électorat est restée à la maison le jour du scrutin, ou a transféré son vote à l'YRP voire, plus étonnamment encore, a franchi le Rubicon et a soutenu  le CHP pour la première fois de sa vie.

Le succès de la réussite administrative et de la politique d'anti-polarisation

De manière quelque peu inattendue, à mesure que la date des élections locales approchait, la société civile a commencé à se mobiliser. Que ce soit face à la dureté de la crise économique ou parce que toutes les institutions s'effondraient, ou encore parce que les bastions de sécularité étaient de plus en plus assiégée par la religion, ou sous l’assaut d’une combinaison de tous ces facteurs, il conviendra de l’analyser ultérieurement.

La campagne des municipales a permis de secouer la poussière qui recouvrait la société. Les inquiétudes se sont intensifiées : si on laissait le gouvernement continuer sur sa lancée, le pays allait s’enfoncer encore plus dans les ténèbres au cours des quatre années à venir, où aucune élection n’était prévue et où il n’y avait aucune chance de renverser la situation.

L'idée a fini par s'imposer que les élections locales constituaient la dernière chance pour arrêter la trajectoire de l'AKP avant de s’embourber dans un avenir définitivement plus sombre. A également joué le fait que l'équipe qui avait condamné le CHP à la défaite en mai et laissé l'opposition dans un désespoir total a finalement été renversée lors du congrès du parti et remplacée par une équipe plus jeune et plus vigoureuse.

C'est dans ce contexte que le pays s'est rendu aux urnes. Le soir de sa victoire à la présidence, le 28 mai, le président Erdoğan avait annoncé que son objectif était de "reconquérir İstanbul" lors des élections municipales prochaines. Istanbul compte en effet un cinquième de la population du pays et en est le centre névralgique en matière de finance, de commerce, de culture et de tourisme : elle est aussi la source d'un immense réseau de clientélisme. C'est là qu'a commencé l’ascension d'Erdoğan jusqu’à ce qu’il devienne la figure la plus dominante que la politique turque ait connue depuis Kemal Atatürk ; le poids symbolique inégalé de la ville dans l'imaginaire islamiste pèse également fortement.

Au cours de ces vingt et une dernières années, aucun homme politique n’avait pu défier Tayyip Erdoğan ou ne s’était montré capable de convaincre une partie suffisante de la société qu'il était compétent pour gouverner le pays.

Au cours de ces vingt et une dernières années, aucun homme politique n’avait pu défier Tayyip Erdoğan ou ne s’était montré capable de convaincre une partie suffisante de la société qu'il était compétent pour gouverner le pays. Mais, en la personne du maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu, il a rencontré son égal, en plus jeune. Si la manière dont İmamoğlu a remporté la course à la mairie il y a cinq ans a semblé inattendue de prime abord, sa stratégie était apparue après coup comme très réfléchie : c’est un homme politique  habile, accessible et abordable, avec lequel différents groupes d'électeurs, auparavant inconciliables, ont pu s'identifier.

İmamoğlu avait déjà battu Erdogan à deux reprises. En 2019, il l'a emporté sur l’adversaire désigné par Erdogan avec une légère marge et lorsque le conseil électoral a demandé, par une décision ridicule, que l’on recommence la course à la mairie, il a écrasé son adversaire dans un raz-de-marée électoral. Au cours des cinq dernières années, malgré l'obstruction du gouvernement central et le blocage du conseil municipal, où il n'avait pas la majorité, İmamoğlu a bien gouverné la ville. Amélioration des services, investissements, il a surtout  prouvé qu’il n’avait pas l’intention de s’impliquer dans les questions de mœurs ou de vie privée des citoyens Il a réussi à toucher toutes les circonscriptions et a brisé les frontières de la polarisation par lesquelles Erdogan a prospéré.

La défaite du candidat de l'AKP aux élections de cette année, malgré toutes les pressions, les mensonges, les ruses, les menaces, et en dépit du fait que le Conseil des ministres ait œuvré avec autant de zèle que s’il eût été un groupe de salariés du parti lors de la campagne, a été une défaite personnelle pour Erdoğan, lui qui a passé les deux derniers jours de la campagne à Istanbul, visitant une confrérie religieuse et priant à Sainte-Sophie. Cette défaite a sans doute résolu le problème éternel de la Turquie en matière de transition ou de succession, à savoir celui de qui pourrait endosser l’habit présidentiel après Erdogan. Ekrem İmamoğlu est désormais identifié comme le principal prétendant à la direction du pays durant cette période de fin de règne du régime de l'AKP, où le pouvoir semble épuisé, pourri et médiocre.

Les quatre prochaines années seront le théâtre d'une compétition entre le pouvoir central et le pouvoir local. Il ne fait aucun doute qu'Erdoğan utilisera toutes les ficelles que lui permet le gouvernement central pour entraver le succès des municipalités détenues par le CHP, comme il l'a fait par le passé. Mais il devra d'abord remettre l'économie sur les rails. Ses politiques "peu orthodoxes" - d'aucuns diraient fantaisistes - ont conduit à l’érosion des garanties institutionnelles et ont condamné le pays au deuxième taux d'inflation le plus élevé au monde. Il sera également affaibli parce que les réseaux de clientélisme de nombreuses municipalités lui échappent désormais et qu'il lui sera plus difficile de graisser les pattes et de satisfaire ses affidés, ses complices et ses électeurs alliés.

Comme cela est apparu clairement dès la publication du résultat des élections, l'AKP est un mauvais perdant : il n'hésite pas à contester le verdict de l'électorat - qu'il prétend respecter par-dessus tout - quels qu’en soient les moyens. Déjà, dans la ville de Van, à majorité kurde, la victoire du candidat du parti kurde DEM, M. Zeydan, avait été annulée, avant que, face au tollé suscité et suite à une décision du Conseil électoral supérieur, elle ne soit finalement reconnue. Alors que les demandes de recomptage du CHP sont rejetées dans différentes circonscriptions d'Istanbul, celles de l'AKP sont acceptées de fait.

L'AKP est un mauvais perdant : il n'hésite pas à contester le verdict de l'électorat - qu'il prétend respecter par-dessus tout - quels qu’en soient les moyens.

La lutte se poursuivra et la manière dont l'opposition réagira collectivement au scandale de Van pourrait bien déterminer la trajectoire que suivra le pays au cours des prochaines années.

Si les gouvernements locaux du CHP parviennent à répéter les succès des municipalités d'Istanbul et d'Ankara en répondant aux préoccupations de tous ses électeurs, en fournissant des services aux pauvres et aux personnes âgées des grandes villes et en s'attirant ainsi les faveurs des factions traditionnellement conservatrices, ils peuvent rassembler beaucoup de pouvoir. Dans la mesure où le style d'Ekrem İmamoğlu, qui a manifestement trouvé un écho dans l'Anatolie profonde presque autant qu'à Istanbul, peut inspirer d'autres maires et où la rhétorique de dépolarisation ainsi qu'une attention portée aux enjeux sociaux prévalent, la prochaine élection présidentielle pourrait signer l’avènement d’une nouvelle Turquie.

La route est longue, le chemin est rude, les détenteurs du pouvoir ne pardonnent pas et sont impitoyables, mais l’ambition est bien là et le succès est à portée de main.

Copyright image : Yasin AKGUL / AFP

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