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19/07/2023

Une nouvelle direction pour la politique étrangère turque ?

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Une nouvelle direction pour la politique étrangère turque ?
 Soli Özel
Auteur
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie

Un mois après la réélection de Recep Tayyip Erdogan en Turquie, quels sont les enjeux clés à l’agenda du gouvernement tout juste formé ? Quelle orientation pourrait prendre la politique étrangère d’Ankara, à l'échelle régionale comme à l'égard de Bruxelles ? Soli Özel, senior fellow à l’Institut Montaigne et spécialiste de la Turquie analyse les premiers pas et promesses de ce nouveau mandat.

Vainqueur de l’élection présidentielle turque à l’issue du second tour au mois de mai, Recep Tayyip Erdogan a été reconduit à la tête du pays il y a bientôt deux mois. Bien que son parti, l'AKP, ait enregistré une baisse de 7,5 points par rapport aux dernières élections de 2018, l'Alliance populaire qu'il dirige a remporté une victoire plus large que prévue à l'Assemblée nationale. De nombreux observateurs voyaient dans ces élections un enjeu crucial pour la République turque : les résultats détermineraient l'orientation future du pays alors même que la Turquie entame son deuxième centenaire. Bien au-delà d'un simple événement électoral, la défaite de l'opposition revêt une portée significative, des implications politiques, sociales et économiques d'envergure. Le système présidentiel de la Turquie, si singulier, est désormais consolidé. Mais il faudra sans doute y apporter des réformes d’envergure pour améliorer sa capacité de gouvernance. L'opposition démocratique et laïque de la société turque est démoralisée, tandis que le principal parti d'opposition, dirigé par Kemal Kiliçdaroglu, refuse de prendre ses responsabilités et de démissionner, plongeant ainsi le parti dans une crise politique et éthique. On peut s'attendre à une intensification d’un nationalisme encore introverti, ainsi qu'à de nouvelles initiatives visant à accroître le rôle de la religion dans la sphère publique.
 
Une analyse approfondie de ces élections appelle à examiner minutieusement la répartition des votes, en fonction de facteurs démographiques, régionaux et socio-économiques, tout en les comparant avec les résultats des élections précédentes. À l’heure actuelle, certaines observations préliminaires n’en sont pas moins pertinentes. Plus de la moitié de l'électorat a exprimé son soutien à une vision nationaliste et conservatrice de la Turquie, témoignant ainsi d'une loyauté profonde envers le président Erdogan, d'une confiance en sa capacité à sortir le pays de la crise qu'il traverse actuellement. L'opposition, quant à elle, n'a pas réussi à susciter la même confiance, que ce soit en termes de capacité à gouverner le pays efficacement ou à assurer sa sécurité. Malgré les allégations de corruption, la mauvaise gestion économique et l'érosion des normes éthiques dans la vie publique imputées à l'administration du président sortant, l'opposition n'a pas su convaincre le public que ce dernier devait être remplacé. Ces premières observations mettent en évidence plusieurs éléments significatifs. Tout d'abord, il semblerait que la crise économique, qui s’est fortement répercutée sur les principales zones métropolitaines de la Turquie, n'ait pas eu le même impact sur les régions provinciales. Deuxièmement, les résultats soulignent l'importance des questions identitaires et l’instrumentalisation des préoccupations sécuritaires en tant que composante déterminante du comportement électoral.

La politique économique du nouveau mandat

La fièvre électorale ne retombera pas complètement en raison des élections municipales prévues pour fin mars 2024. Le discours de victoire du président Erdogan a déjà lancé la campagne pour ces élections. Que trouve-t-on en ligne de mire ? La reconquête d'Istanbul que son parti avait perdu en 2019. Si les problèmes les plus urgents du pays se sont immédiatement manifestés, mettant en exergue la nécessité de traiter les questions reportées et accumulées, la mise en œuvre des politiques sera inévitablement indexée aux autres impératifs politiques et aux objectifs fixés par le président pour son parti.
 
Parmi les attentes suscitées par la composition du nouveau cabinet présidentiel, la question la plus brûlante était de savoir qui prendrait les rênes de l'économie. La nomination de Mehmet Simsek, ancien ministre évincé avant l'adoption des politiques économiques dites "non orthodoxes", a été accueillie avec un certain soulagement. Lors de sa première déclaration publique, M. Simsek a annoncé son intention d'abandonner les "politiques irrationnelles", tout en étant accompagné de son prédécesseur lors de la cérémonie de passation de pouvoir. Une question essentielle subsiste cependant : Mehmet Simsek bénéficiera-t-il d'une véritable autonomie d'action ou devra-t-il se conformer aux limites fixées par le président ? Lors de son retour d'Azerbaïdjan, le président Erdogan attribuait l’inflation galopante à la hausse des taux d'intérêt - point sur lequel il insistait tout particulièrement - mais il a également exprimé sa volonté de donner à son ministre une chance de faire ses preuves.

La première décision de M. Simsek fut de nommer la première femme gouverneur de la Banque centrale, Mme Gaye Erkan, ancienne co-directrice générale et présidente de la banque américaine en faillite, First Republic, dont elle était également membre du conseil d'administration. Mme Erkan, inexpérimentée dans le domaine de la banque centrale, a remplacé l'ancien gouverneur Sahap Kavcioglu, lui-même nettement sous-qualifié mais réputé pour sa docilité. La nomination ultérieure de ce dernier à la tête de l'Agence de régulation et de supervision bancaire a suscité de nombreuses interrogations quant à l'autonomie de M. Simsek et à son aptitude à constituer une équipe véritablement indépendante. Lorsque l'équipe du Comité de politique monétaire de la Banque centrale a augmenté les taux d'intérêt de seulement 6,5 points, ce que les marchés ont jugé insuffisant, les limites du pouvoir de Simsek et de son équipe en matière de politique économique ont été clairement démontrées. Ce choix indique probablement que l'autorité politique privilégiera la croissance économique, avec une certaine tolérance pour un taux de chômage modéré, même si cela se fait au détriment de la maîtrise de l'inflation. Cette orientation a été appuyée par les marchés financiers, qui ont réagi par une rapide dépréciation de la livre turque.

Nouveau ministre des Affaires étrangères : une nouvelle orientation ?

Dans le cadre de ce remaniement ministériel, la nomination du nouveau ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a également suscité un vif intérêt. Ancien sous-secrétaire du MIT (Service national de renseignement) et ancien responsable de l'Agence turque de coopération et de développement (TIKA), M. Fidan a joué un rôle clé dans la projection du soft power turc à l'étranger. Mais c'est notamment son parcours de 13 ans à la tête des services secrets turcs et son influence dans la définition et la mise en œuvre de la politique étrangère, notamment envers la Syrie, qui ont attiré l'attention. Hakan Fidan a également été l'architecte principal des efforts de normalisation des relations avec les pays du Moyen-Orient, dont s’était coupée Ankara au cours des 10 dernières années.
 
La présence de M. Fidan aux côtés du président Erdogan lors de nombreuses visites officielles témoigne de l'importance de son rôle dans la définition du cadre de la politique étrangère turque. Sa participation à des rencontres de haute volée, à la Maison Blanche notamment, avec Barack Obama en 2013, a renforcé sa réputation d'acteur influent dans les discussions sur les questions de politique étrangère, dans les cercles américains du moins. Hakan Fidan est reconnu comme une personnalité de confiance dans le monde du renseignement et de la diplomatie, alliant un juste équilibre d’intellect, de fermeté et de finesse diplomatique, comme en témoigne sa récente réunion bilatérale avec le secrétaire d'État américain Antony Blinken à Londres. On attend également de lui qu’il mette davantage à profit les ressources du corps diplomatique turc afin de renforcer les relations internationales du pays.
 
Il convient de noter que la nomination d'Ibrahim Kalin, porte-parole présidentiel, à la tête du MIT est également un élément important à prendre en compte. Kalin a participé de facto à la formulation et à la mise en œuvre de la politique étrangère turque et jouit d'une bonne réputation à l'étranger, laissant présager une collaboration étroite entre les services de renseignement et la diplomatie. Il ne faut cependant pas se faire d'illusions ; malgré ces changements au sein du gouvernement, la direction et les limites de la politique étrangère turque resteront déterminées par le président Erdogan.
 
Lorsque l'on envisage le développement de la politique étrangère à venir, deux facteurs doivent entrer en compte. Tout d'abord, la Turquie doit s’extirper du gouffre économique dans lequel elle se trouve aujourd'hui en raison de politiques économiques "irrationnelles" mises en œuvre depuis 2018. Il sera primordial de trouver de nouvelles sources de financement pour relever ces défis, non seulement en s'ouvrant à des partenaires tels que les pays du Golfe, la Russie et la Chine, mais aussi en renouant avec les marchés financiers occidentaux compte tenu de l’intégration étroite de l’économie turque à l’économie européenne. Dans cette optique, il sera essentiel de gérer l'économie de manière à inspirer confiance aux marchés financiers, tout en maintenant des relations équilibrées avec les pays occidentaux, afin d'éviter les tensions. Notons que la première visite à l'étranger de M. Simsek s’est tenue aux Émirats arabes unis, ce qui témoigne de l'importance accordée à la recherche de nouvelles opportunités de financement.
 
Le deuxième facteur, peut-être encore plus important, réside dans la quête "d'autonomie stratégique" qui sous-tend l'approche conceptuelle de la politique étrangère turque. Dans un ordre mondial caractérisé par une multipolarité asymétrique et une diminution du poids relatif de l'Occident, la Turquie cherche à préserver ses intérêts régionaux. À l'instar d'autres puissances régionales, les autorités turques estiment disposer d'une large marge de manœuvre dans leur politique étrangère, capable de défier, le cas échéant, les puissances mondiales dominantes. Comme l'observe Galip Dalay, "l'hypothèse et le point de départ de la politique étrangère turque est que la politique mondiale ne repose plus aussi exclusivement sur l'Occident qu'auparavant, bien qu'elle ne soit pas encore post-occidentale".
 
Dans ce contexte, on peut compter sur le fait qu’Ankara ne renoncera pas à sa politique d'équilibre dans le conflit ukrainien. La Turquie rejette actuellement toutes les revendications de la Russie sur l'Ukraine, y compris l'annexion de la Crimée, et fournit aux Ukrainiens des drones et d'autres équipements militaires. Parallèlement, elle invoque la Convention de Montreux pour empêcher le passage de tout navire militaire dans les détroits, tout en évitant de se joindre au régime de sanctions internationales contre la Russie. Le président Erdogan entretient par ailleurs des relations cordiales avec son homologue russe, qui l'a soutenu ouvertement lors des élections ainsi qu’en acceptant de reporter les paiements pour des livraisons de gaz russe. Cependant, si l’issue de la guerre en Ukraine est favorable à la Russie et que Moscou renforce son pouvoir et son influence en mer Noire, Ankara pourrait s'inquiéter. Notons que lors de la dernière crise en Russie provoquée par la mutinerie du groupe Wagner, et avant l'accord conclu avec la Biélorussie, le président Erdogan s’est entretenu avec Vladimir Poutine. Selon le communiqué turc, M.Erdogan a appelé au calme, demandant à ce que le bon sens l'emporte. Mais le rapport russe, publié avant le texte turc, affirme que le chef d'État turc a apporté son soutien à M.Poutine. Il convient de rappeler que M. Poutine a été le premier chef d'État à offrir son appui à M. Erdogan lors de la tentative de coup d'État dont il a été la cible en 2016, alors que toutes les capitales alliées occidentales s’étaient gardées de se prononcer sur la question.
 
Dans une optique plus large, notons que l'alliance entre la Turquie et l'Azerbaïdjan, ainsi que le soutien militaire qu’avait apporté Ankara pour soutenir Bakou, lors du conflit au Haut-Karabagh en 2020, vont à l'encontre des intérêts russes. Ainsi, la présence du Premier ministre arménien Nikol Pashinyan à la cérémonie d'investiture de M. Erdogan peuvent être interprétées non seulement comme un signe de la volonté d’Ankara de modifier en sa faveur l'équilibre de pouvoir dans le sud du Caucase, mais aussi comme un désir d'Erevan de s'éloigner progressivement de l'orbite de Moscou. Cette tendance se poursuivra, car les décideurs politiques turcs estiment également que la guerre en Ukraine offre à la Turquie l'occasion de renforcer son influence non seulement dans le Caucase méridional, mais aussi en Asie centrale.
 
La question syrienne est encore un dossier majeur à l’agenda du nouveau ministre. Voilà un certain temps que le président Erdogan manifeste le désir de rencontrer son homologue syrien, Bachar el-Assad. Cependant, les conditions posées par Assad, notamment le retrait des soldats turcs du nord de la Syrie, ont jusqu'à présent empêché cette rencontre. La main d'Assad s'est renforcée après son retour au sein de la Ligue arabe, ce qui a conduit le gouvernement kazakh à déclarer la fin du processus d'Astana (réunissant l'Iran, la Russie et la Turquie pour discuter de la politique à l'égard de la Syrie) lors du dernier sommet qui s'est tenu dans cette capitale.
 
Il convient également de souligner le rôle clé du chef du MIT, Hakan Fidan, dans les relations de renseignement entre la Turquie et la Syrie. Le renseignement étant un élément clé de la gouvernance syrienne, on peut s'attendre à ce que ces relations facilitent les futures initiatives diplomatiques. Lors de son discours d’investiture, M. Erdogan a bien fait comprendre que sa politique à l'égard de la Syrie se poursuivrait, notamment en maintenant une position ferme contre la formation d'une entité politique kurde autonome sous contrôle du PYD/YPG. Cette position s'inscrit dans le contexte plus large des préoccupations de la Turquie concernant la question kurde, son objectif étant de renvoyer les réfugiés syriens dans leur pays d’origine avant les élections municipales. M. Erdogan souhaite également que les entreprises turques jouent un rôle prépondérant dans la construction de logements pour les rapatriés.
 
L'avenir des relations avec la Syrie sera influencé par la Russie, l'Iran et éventuellement le monde arabe qui auront tous leur mot à dire. Bien que Moscou, Téhéran et Ankara aient collaboré dans le cadre du processus d'Astana, leurs intérêts et objectifs n'étaient pas toujours parfaitement alignés, et notamment en ce qui concerne ceux d'Ankara et de Téhéran. Ankara aspirait à jouer un rôle hégémonique dans le monde sunnite du Moyen-Orient mais ses ambitions se sont soldées par une déception. L'Arabie saoudite, quant à elle, impose de plus en plus son poids diplomatique dans la région et ne souhaite pas que la Turquie joue un rôle déterminant dans l'avenir de la Syrie. Ces développements pourraient amener la Turquie à changer de cap et envisager une politique différente. Un tel changement nécessiterait néanmoins un arbitrage satisfaisant pour Ankara sur l'avenir politique des Kurdes syriens. Dans cette perspective, la politique étrangère turque pourrait connaître des ajustements, tel qu'un rapprochement avec Israël pour contrer l'influence iranienne dans la région, en particulier au sud de la frontière turque. Cette préoccupation pourrait amener Ankara à s'aligner discrètement sur le bloc anti-iranien dans la région, sauf en cas d'événements majeurs ou de catastrophes liés à la question palestinienne.
 
La Turquie continuera à courtiser ses voisins arabes, et le processus de normalisation mis en place par M. Fidan, entre autres, se poursuivra. Les besoins financiers d'Ankara et ses intérêts géopolitiques exigent une amélioration des relations avec ces acteurs régionaux. Il en va de même pour les relations avec Israël. L'ancien axe de sécurité et de coopération entre Tel Aviv et Ankara au Moyen-Orient sera renforcé. Il est assez frappant, compte tenu des précédents, qu'Ankara soit restée principalement silencieuse, alors que Gaza et la Cisjordanie sont assaillies par l'armée israélienne et que le gouvernement d'extrême droite en Israël repousse les limites du comportement acceptable envers la Cisjordanie. Des informations suggèrent qu'une rencontre en face à face entre le président Erdogan et le Premier ministre Netanyahou pourrait avoir lieu en juillet, éventuellement à Ankara.

Ni membre de l'alliance, ni totalement en dehors

Quoi qu'en disent certains commentaires, la Turquie est l'un des membres les plus actifs de l'OTAN et contribue de manière significative à sa puissance militaire et à ses actions. Autrement dit, il est inutile de douter de l'engagement de la Turquie envers l'alliance ou de plaider, comme le font certains, pour son expulsion. À l’heure où ces lignes sont écrites, la Turquie a déjà envoyé un bataillon de forces spéciales au Kosovo dans le cadre d'une mission de maintien de la paix. Pendant ce temps, l'armée de l'air turque participait à deux exercices de l'OTAN, déployant des avions F-16 et E-7T. Le premier exercice, baptisé Air Defender 2023 et organisé par l'Allemagne, et le second, BALTOPS 2023, qui se déroulait en mer Baltique, ont fortement perturbé le président Poutine.
 
Dans un monde où la mer Noire et la Méditerranée orientale jouent un rôle stratégique prépondérant, la géographie de la Turquie en fait un pays central pour l'alliance occidentale. Mais les relations difficiles qu'entretient Ankara avec ses alliés de l'OTAN suscitent des plaintes.

La question cruciale de l'adhésion de la Suède à l'OTAN est actuellement en suspens. Beaucoup attendent, voire espèrent, qu'un moyen sera trouvé pour lever le veto de la Turquie avant le sommet de Vilnius, peut-être par une invitation à la Maison Blanche. Le président Erdogan est pourtant allé droit au but, en annonçant que la Suède n’avait pas suffisamment fait sa part, malgré l'adoption d'une nouvelle loi sur le terrorisme et la décision de la Cour suprême suédoise de renvoyer un sympathisant du PKK. Ce dernier était recherché pour trafic de stupéfiants. Le peu de temps restant avant le sommet de l'OTAN à Vilnius déterminera si la crise Wagner en Russie aura un impact sur ce processus.
 
Par ailleurs, la Turquie espère que sa demande d'achat de nouveaux F-16 et de kits de modernisation pour ses avions existants - qui doit encore être approuvée par le Sénat américain - sera acceptée. Les tensions avec l'administration Biden ne se limitent pas à la résolution de ces deux questions. Le soutien des États-Unis au PYD/YPG en Syrie et la levée de l'embargo sur les armes à l'encontre de l'administration chypriote grecque continuent à attiser la colère Ankara. De plus, la présence du système de missiles russes S-400 joue également un rôle dans les relations tendues avec Washington et l'OTAN. Ces problèmes ne pourront pas être résolus en si peu de temps.
 
La question cruciale des relations avec l'Europe (et en particulier avec l'Union européenne) reste en suspens. Il est bien connu que M. Erdogan n'entretient guère de bonnes relations avec la plupart des dirigeants d'Europe occidentale et que le niveau de confiance mutuelle est loin d’être au beau fixe. Les dirigeants européens et l'UE préfèrent considérer la Turquie en "pays étranger", voire un adversaire, plutôt qu’un pays candidat, même si ce statut est devenu peu réaliste à ce stade. Leur préférence va au maintien de relations purement transactionnelles avec Ankara. La nouvelle stratégie de sécurité nationale de l'Allemagne ne mentionne même pas le nom de la Turquie, bien qu'elle soit généreuse envers les pays riverains de la mer Noire en matière d'adhésion. Cette perspective témoigne de l'aveuglement de l'Union européenne, qui cherche à atteindre une "autonomie stratégique" ou à trouver des moyens de garantir sa propre sécurité en prévision du moment où le parapluie sécuritaire américain ne sera plus aussi largement sécurisant.
 
D'un point de vue stratégique plus large, qui tient compte des questions essentielles de l'immigration, de la contrebande et des activités illicites, en plus des capacités militaires, la coopération avec la Turquie n'est pas seulement une nécessité, mais un impératif. Cette coopération ne devrait pas se faire sur une base transactionnelle. Des accords et des domaines d’entraide devraient être sélectionnés sur la base d'intérêts communs et les relations doivent être institutionnalisées. La Communauté politique européenne pourrait-elle servir de plateforme pour cela ? La question reste ouverte.
 
Il ne fait aucun doute qu'Ankara viole les principes fondamentaux de l'appartenance à la communauté européenne élargie. La possible suspension de la Turquie du Conseil de l'Europe est indéniablement le marqueur de cette "délinquance". De son côté, Ankara ne se soucie guère de l'exposition des valeurs et des principes de l'UE. Elle estime que l’UE n’est pas exempte de contradictions sur les questions liées aux réfugiés ou aux hommages rendus à des dictateurs tels que le général al-Sissi en Égypte.

On ne mesure la valeur d’une chose qu’au moment de la perdre enfin. Les relations entre l'UE et la Turquie ne sont pas étrangères à cet adage. Même les cercles les plus occidentalisés et pro-européens de la société turque ressentent une certaine lassitude envers l'UE, une situation exacerbée par le taux de rejet et les conditions humiliantes pour l'octroi de visas aux citoyens turcs. À l'heure où les ressentiments du Sud global ex-colonial deviennent des enjeux incontournables dans les relations stratégiques, il appartient à l'Union européenne et à ses membres de ne pas offenser jusqu'à l'exaspération les segments les plus européanisés de la société turque qui, envers et contre tout, constituent un frein à une plus grande aliénation entre l'Europe et la Turquie. De son côté, Ankara devra également reconnaître que 200 ans de modernisation occidentalisée ne peuvent être effacés au premier caprice et certainement pas sans un coût énorme pour les intérêts vitaux du pays.

 

Copyright Image : ADEM ALTAN / AFP

Le président turc et chef du Parti de la justice et du développement (AK), Recep Tayyip Erdogan, salue les participants à la réunion du groupe du parti à la Grande Assemblée nationale turque à Ankara, le 21 juin 2023.

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