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26/10/2023

100e anniversaire de la république d’Atatürk : héritage et perspective

100e anniversaire de la république d’Atatürk : héritage et perspective
 Soli Özel
Auteur
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie

Soixante-dix ans après que le tsar Nicolas Ier l’avait qualifié d’"homme malade de l’Europe", le vieil Empire Ottoman prenait fin : le 29 octobre 1923, la République était proclamée et l’Assemblée élisait Mustafa Kemal président en le dotant de pouvoirs sans entrave. 

Cent ans plus tard, en ce mois d’octobre 2023, si la Turquie de Recep Tayyip Erdogan est peut-être toujours malade, elle est certainement moins pro-européenne que jamais. Nous revenons, avec Soli Özel, sur cet héritage républicain et sur les perspectives actuelles de la Turquie.

Commençons par un panorama intérieur de la Turquie. Recep Tayyip Erdogan est au pouvoir depuis vingt ans. Il a été réélu le 28 mai 2023 pour un troisième mandat de cinq ans alors que la Constitution en autorise deux seulement. Dans quelle mesure le président s’inscrit-il dans l’héritage politique kémaliste ?

Le président Erdogan provient d’une tradition politique qui non seulement ne s’inscrit pas dans la lignée du kémalisme mais même, qui s’y oppose et, plus largement, qui s’oppose au projet républicain en général. Cette aversion pour la République apparaît clairement dans la manière dont le pouvoir envisage l’anniversaire du 29 octobre : les festivités ont fait l’objet d’une préparation a minima, loin de ce qu’on pourrait décemment attendre pour le centenaire de n’importe quelle république. 

Le président Erdogan provient d’une tradition politique qui ne s’inscrit pas dans la lignée du kémalisme mais même, qui s’y oppose.

Quant à l’opposition, elle a trahi les espoirs et les aspirations de la société turque lors des dernières élections : plutôt que d’envisager une démarche constructive par-delà les points de divergence, elle s’est entre-déchirée et ses membres n’ont eu de cesse de se vilipender mutuellement.

Après sa défaite de mai 2023, le CHP (ou Parti républicain du peuple, parti fondateur de la République créé en 1923 par Mustafa Kemal), principal parti d’opposition, ne s’est aucunement remis en cause. En s'accrochant au pouvoir par tous les moyens, entre querelles intestines et quêtes personnelles, ses dirigeants sont parvenus à dépolitiser et décourager l’opposition turque. Pire encore, la résignation du CHP, qui n’a rien mis en œuvre pour fêter la République et son héritage, manifeste bien son indifférence.

La Turquie relève des démocraties illibérales ou de ce qu’on appelle, en sciences politiques, de l’autoritarisme compétitif : il existe plusieurs partis en son sein mais la compétition politique ne s’exerce pas dans un cadre loyal voire même, on constate que tout le pouvoir est concentré entre les mains du président. Tant que l’opposition ne parviendra pas à unir ses efforts, la mainmise de Recep Tayyip Erdoğan sur la société restera entière, ne serait-ce que parce qu’il demeure très populaire parmi ses électeurs, malgré la situation économique catastrophique dans laquelle se trouve le pays.

La Turquie est un des premiers pays à avoir emprunté à la France le concept de laïcité, selon une conception particulière du terme. Dans quelle mesure peut-on toujours parler de laïcité en Turquie ?

La Constitution turque ne mentionne pas de religion officielle. Une Direction des affaires religieuses est chargée d’administrer les sujets religieux et d’offrir à l’État une ligne d’interprétation officielle de l’islam. Cela ne correspond pas à l’acception française de la laïcité ni à la définition généralement admise du sécularisme mais la Turquie n’a pas de religion d’État et ne s’est pas revendiquée comme un État islamique. Toutefois, le présent gouvernement, dont les racines plongent dans les mouvements islamistes turcs, a sérieusement mis à mal la laïcité, notamment dans le domaine de l’Éducation et compte tenu du rôle croissant de la Direction des affaires religieuses, tous secteurs confondus.

La société s’est-elle relevée du séisme du 6 février et du contexte délétère de la forte inflation économique ?

Le taux d’inflation est toujours considérable (58,9  % sur un an, selon les chiffres officiels publiés le 4/09) et bien qu’on constate le retour d’une gestion "rationnelle" de la politique économique, on n’escompte pas de baisse importante de ce taux avant 2026. Ceux qui disposent de revenus fixes - les retraités, la classe moyenne urbaine et diplômée- payent un lourd tribut aux mesures de redressement économique. Concernant le tremblement de terre du 6 février, M. Erdogan a promis la construction de nouveaux logements d’ici la fin de l’année mais la situation reste très mauvaise dans de nombreuses zones touchées par la catastrophe.

Dans son discours à l’occasion de la session inaugurale du Parlement, ce 1er octobre, Recep Tayyip Erdogan a déclaré que "la Turquie n’attend[ait] plus rien de l’UE, qui nous fait patienter à sa porte depuis soixante ans". Quel est l’état des relations de la Turquie avec l’UE ? Quels sont les points de dissensions principaux et les éventuels points de convergence ? Un avenir européen est-il encore possible pour la Turquie et selon quelles modalités ?

L’état des relations entre l’Union européenne et la Turquie est assez consternant. On pourrait même parler de "mort cérébrale" si l’expression n’avait pas déjà été prise ! Il faudrait engager un dialogue de fond sur de nombreux sujets qui sont tout aussi cruciaux pour Bruxelles que pour Ankara mais cela est rendu impossible par le manque de confiance mutuelle. Le refus du gouvernement et du pouvoir judiciaire de se plier aux décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, ce qui va pourtant contre la constitution, est un important motif de dissension. Les violations des droits de l’homme et l’érosion généralisée des pratiques démocratiques en appellent à des réactions de la part de l’UE. La politique tacite de restriction des visas accordés aux citoyens turcs n’est sans doute pas la plus à même d’améliorer les choses et conduit à des situations absurdes où, parce que les services consulaires sont sous-traités en externe, un artiste, M. Kutlug Ataman, qui a reçu un prix royal des Pays-Bas, ne peut se rendre à une cérémonie en son honneur !

L’inflexion "transactionnelle" des relations de l’Union Européenne vis-à-vis de la Turquie, les négociations d’élargissement qui excluent sa présence alors que le pays est toujours officiellement candidat à l’adhésion - même si la procédure est suspendue -, les efforts absurdes de la France et de l’Allemagne pour écarter la Turquie des pourparlers sur la question du futur du Haut-Karabagh, qui ont conduit au refus d'Azerbaïdjan de participer à ceux-ci, ou sur les relations entre Arménie et Azerbaïdjan, et les propos contradictoire du président turc concernant les relations turco-européennes enveniment toujours la situation.

La Turquie peut toujours compter sur son importance stratégique mais ses trop nombreux revirements en matière de politique étrangère nuisent à l’influence qu’elle prétend exercer et cela accroît la méfiance entre les parties. Alors bien sûr, quand la Turquie n’est pas conviée à la réunion informelle "Gymnich" des ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne, qui s'est tenue les 30 et 31 août 2023 à Tolède, le climat de suspicion s’alourdit…

La Turquie peut toujours compter sur son importance stratégique mais ses trop nombreux revirements nuisent à l’influence qu’elle prétend exercer.

La Turquie demande à être reconnue à la mesure de son importance pour la sécurité européenne. Tant que ce n’est pas le cas, elle réagit en s’opposant aux intérêts européens. Une meilleure prise en compte d’Ankara pourrait ouvrir la voie à la résolution de la crise de confiance et permettre de coopérer sur des sujets qui intéressent également les deux parties. 

Tant qu’une approche plus rationnelle des relations entre Turquie et UE ne sera pas d’actualité et que chacun n’aura pas pu exposer son point de vue, l’avenir européen de la Turquie restera bloqué, au détriment des deux parties…

Comment se positionne la Turquie dans le contexte du conflit au Haut-Karabakh ? La résolution dramatique de la situation a-t-elle des implications pour la Turquie ?

La Turquie est alliée à Bakou et, de conserve avec Israël, a contribué à repousser les troupes arméniennes en dehors du territoire azerbaïdjanais "occupé" en 2020. Mais Ankara a commencé à développer de meilleures relations avec Erevan. Quand le tremblement de terre de février 2023 a frappé le sud-est turc, l’Arménie a offert son aide et a envoyé des renforts à la Turquie. Le ministre des affaires étrangères arménien s’est également rendu en Turquie en témoignage de solidarité et, en mai dernier, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a assisté à la cérémonie d’investiture de Recep Tayyip Erdoğan.

Il incombe aux pays européens [...] d’associer Ankara à la recherche de solution diplomatique [du conflit du Haut-Karabagh].

La marge de manœuvre de la Turquie consiste désormais à ouvrir ses frontières avec l’Arménie, qui ont été fermées lors de la première guerre du Haut-Karabakh en 1994.En 2023, quand l’Azerbaïdjan a attaqué le Haut-Karabakh, la population a fui ou a été contrainte de prendre l’exil et on a assisté à un nettoyage ethnique. Le gouvernement de l’enclave s’est auto-dissous, ce qui a paru avoir servi les intérêts de M. Pashinian mais qui a suscité une forte désapprobation au sein de la diaspora.

Il ne fait pas de doute que la Turquie est partie prenante de ce conflit et, selon moi, il incombe aux pays européens, et en particulier à la France, qui entretient une relation spéciale avec l’Arménie, d’associer Ankara à la recherche de solution diplomatique et de surmonter, sur ce sujet plus que sur tout autre, ses réticences.

Comment la Turquie envisage-t-elle sa position à l’égard d’Israël ?

Au début de la riposte d’Israël et face au massacre perpétré par le Hamas, Recep Tayyip Erdoğan a d’abord adopté une position relativement modérée. Il a proposé qu’Ankara joue les conciliateurs en vue d’une résolution diplomatique du conflit et a pris contact avec ses homologues d’Israël, le président Isaac Herzog, et de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas.
 
À mesure que les frappes aériennes contre Gaza s’intensifiaient et que ses soutiens politiques ainsi que les mouvements islamiques faisaient monter la pression sur son gouvernement, notamment suite au drame de l’hôpital Al-Ahli, il a commencé à durcir ses positions. Un récent sondage indique pourtant que l’opinion publique est assez modérée : si 3 % de la population turque seulement soutient Israël et si 11 % soutient le Hamas, 18 % marque sa sympathie pour la cause palestinienne tout en prenant ses distances avec le Hamas, 34,5 % privilégie l’impartialité turque et 26,4 % se montre en faveur d’une Turquie jouant les rôles de médiatrice.

Malgré cette prudence de sa population, Recep Tayyip Erdoğan a décidé d’organiser une grande manifestation de soutien aux Palestiniens dans l’ancien aéroport Atatürk d’Istanbul, à la veille du centième anniversaire de la République, dont les parcimonieuses célébrations ont d’ailleurs été annulées, censément en raison de la tragédie en cours à Gaza.

Pour finir, dans son adresse hebdomadaire à son groupe parlementaire, le président Erdoğan a assimilé le Hamas non à une organisation terroriste mais à un "groupe en faveur de l’indépendance qui souhaite protéger son territoire et son peuple". Il a rétracté l’invitation à se rendre en Turquie adressée à Benjamin Netanyahou. Il a également mis en garde les gouvernements occidentaux contre leur soutien aux ripostes militaires israéliennes, a appelé les pays musulmans à coordonner leurs efforts et s’est déclaré prêt à mettre toutes les ressources humanitaires, politiques et militaires de la Turquie au service des Palestiniens.

Propos recueillis par Hortense Miginiac. 

Copyright Image : Adem ALTAN / AFP 

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