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08/03/2023

Les séismes en Turquie : une onde de choc pour les élections ? 

Entretien avec Soli Özel 

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Les séismes en Turquie : une onde de choc pour les élections ? 
 Soli Özel
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie

Le 6 février, deux séismes d'une ampleur inédite frappaient le sud de la Turquie. À l’approche des élections présidentielles maintenues au 14 mai, le pays s'engage ainsi dans une séquence politique d'une intensité particulière, un mois seulement après le drame. Face au président sortant, Kemal Kilicdaroglu vient d'être investi comme candidat officiel par la coalition d'opposition. Issu du Parti républicain du peuple (CHP), Kilicdaroglu pourrait également bénéficier du soutien du parti kurde. Alors que Recep Tayyip Erdogan occupe le pouvoir depuis près de vingt ans, la défaillance du gouvernement au cours de la crise serait-elle susceptible de rebattre les cartes de cette élection ? Quels seront les enjeux majeurs de cette campagne et comment le parti kurde pourrait-il y jouer un rôle déterminant ? Dans cet entretien, Soli Ozel, Senior fellow à l’Institut Montaigne, nous livre les clés d'analyse pour y répondre. 

​​Plus de deux semaines après le premier séisme du 6 février en Turquie et en Syrie, quel bilan provisoire peut-on dresser ? L'État turc a-t-il été à la hauteur ?

D’après les chiffres officiels, les deux séismes ont provoqué plus de 38 000 morts. Cependant, les analyses les plus récentes recensent plus de 48 000 victimes. C’est une catastrophe absolue. De nombreux corps ayant été évacués avec les décombres, il est probable que le bilan humain soit plus lourd encore. La réelle envergure de ce drame ne sera sans doute jamais connue. 

Avec une magnitude de 7,8 pour le premier séisme et de 7,5 pour le second, ces tremblements de terre ont frappé dix villes et les centres de cinq d’entre elles sont totalement détruits. Au total, près de 13,5 millions de personnes ont été touchées sur un territoire qui équivaut à la superficie du Portugal. On estime qu’entre 2 et 5 millions de personnes ont déjà fui la région. 

L'État turc était absent face à la crise. Ce séisme a révélé la faiblesse de ses institutions. Comment expliquer une telle défaillance ? Pourquoi le gouvernement a-t-il empêché l'armée d’intervenir, alors qu'elle seule disposait de véritables moyens d’agir sur le terrain ? La posture du gouvernement pourrait s’expliquer par la volonté d’empêcher les militaires de se distinguer par un acte héroïque aux yeux de la population, et de voir leur prestige ainsi renforcé. La question du poids politique de l’armée n’est donc pas anodine sur ce point.

Enfin, l'inaction de l'État s'explique aussi par un manque de coordination de la part des autorités. Les parcours des dirigeants turcs, souvent issus de cursus de théologie ou d’institution religieuses, préparent mal ces derniers à adopter les réactions adéquates en situation de crise. 

L'opinion publique est divisée sur la gestion de la crise par le gouvernement. Une grande partie de la population pointe du doigt son inaction.

L'opinion publique est divisée sur la gestion de la crise par le gouvernement. Une grande partie de la population pointe du doigt son inaction et plus encore, un système de croissance économique participant à précipiter les constructions de bâtiments, au mépris de toutes normes de sécurité en matière de risque sismique. Le ciment et le sable n’avaient pas été utilisés en quantité suffisante et le fer employé était de mauvaise qualité.

Les autorités publiques ont ainsi permis la construction de véritables pièges mortels pour la population en cas de séisme. La crise liée à ces tremblements de terre expose à grande échelle les travers d’un système corrompu par un régime particulier d’accumulation de capital. 

L’attitude la plus marquante à mes yeux fut celle des dirigeants lors de leurs apparitions publiques juste après le drame. De leur part, pas le moindre remord et une unique obsession : se défaire de toute responsabilité, détourner l'attention de la défaillance des autorités publiques, se sauver politiquement dans l’optique des élections du 14 mai. Dans leurs mots, ce désastre ne relevait que d’une fatalité. 

Ces cinquante dernières années, les principales institutions responsables de la prise en charge des victimes de catastrophes naturelles n’ont cessé de faillir à leurs obligations. L’une des principales d’entre elles, le Croissant rouge, a en réalité vendu son aide humanitaire aux ONG locales, qui, elles, soutenaient les populations frappées par la nécessité. Les autorités ont entravé l’indépendance de ces ONG sur le terrain et ont même tenté d’empêcher que ces associations ne soient exposées à la télévision. Tous les médias contrôlés par le gouvernement (soit 95 % de ceux du pays) ont ainsi été mobilisés pour faire valoir un narratif très éloigné de la réalité. En effet, l’État tient également ces ONG locales pour rivales : le succès des initiatives citoyennes souligne par contraste l’incapacité du gouvernement.

Le pays a cependant fait preuve d’une mobilisation et d’une solidarité exemplaire. De nombreux volontaires ont afflué dans les régions touchées par les séismes, en l’absence et à la place de l’État. Sans coordination des autorités, ils sont malgré tout parvenus à extraire les victimes des décombres, à les abriter, leur fournir des médicaments, même si ces efforts ne pouvaient avoir qu’une portée limitée, par rapport à une intervention du gouvernement. 

L'élection présidentielle turque est prévue au mois de mai prochain. Comment ce séisme vient-il bousculer la campagne ? Quels en seront les enjeux primordiaux ?

L'échiquier politique turque s'organise aujourd'hui en deux grandes coalitions de partis. L'Alliance populaire, dont le président Erdogan est actuellement à la tête, est composée de trois forces politiques : le Parti de la Justice et du Développement (AKP), le Parti d'action nationaliste (MHP) et le Parti de la grande unité (BBP). Face à cette Alliance populaire, l’Alliance de la Nation rassemble six formations politiques d’opposition. 

Un troisième bloc pourrait néanmoins jouer un rôle décisif dans l'issue des élections. Constitué de petits partis de gauche, il compte dans ses rangs une force politique de poids : le parti Kurde (le Parti démocratique des peuples ou HDP). Avec 12 à 15 % de l'électorat, ce parti décidera du sort des élections. Le poids du parti kurde pourrait en effet être déterminant dès le premier tour, s’il renonçait à présenter un candidat et se ralliait à l'Alliance de la nation. Dans le cas où il y aurait un second tour, les politistes s’attendent à ce que le HDP soutienne le candidat d’opposition. Avec cet appui, l'Alliance de la Nation pourrait l'emporter.

L'économie et l’inflation seront l'un des premiers enjeux de la campagne. 13,5 millions de personnes habitaient la région touchée par le séisme. La production de la zone, notamment agricole, représentait 9 % du PIB national. Suite aux séismes et à la suspension des activités d’exploitation, une pénurie pourrait provoquer une importante augmentation des prix.

L'économie et l’inflation seront l'un des premiers enjeux de la campagne. 

La Turquie souffre déjà d'un taux d’inflation mensuel égal au taux d’inflation annuel de la zone euro. Pour la première fois, la classe moyenne est elle aussi susceptible de souffrir de cette hausse des prix et de la perte de pouvoir d’achat qu'elle entraîne. Les loyers ont connu une croissance exponentielle, allant de 120 à 180 %, alors même que l’augmentation des salaires reste beaucoup plus faible.

L'autre enjeu primordial tiendra à la gestion des séismes par le gouvernement. Malgré la propagande, deux mois et demi ne seront pas suffisants pour effacer ses échecs. Bien qu’il ait d’ores et déjà entamé des reconstructions, il est peu crédible que cela redonne confiance à la population en l’avenir comme en l’État.

Pour une partie du pays, suite à la perte de proches, la colère est incommensurable. Elle est aussi particulièrement forte du côté des habitants de grandes villes de Turquie occidentale. À Istanbul, un séisme d’une force similaire est aussi une menace permanente. Une grande partie des bâtiments de la ville ne résisterait pas à un tel tremblement de terre. Un tel risque met ainsi la vie de centaines de milliers de personnes en jeu. Bien qu’un nombre important d'inspections aient été engagées pour déterminer si ces bâtiments devraient être détruits et reconstruits, le temps pourrait venir à manquer. 

Bien qu’une autre partie de la population demeure d’une loyauté aveugle au président, la crise pourrait faire évoluer l'électorat sur ce point. Les villes particulièrement atteintes représentent traditionnellement un électorat conservateur. Dans les derniers sondages, cette population se montrait, comme toujours, fidèle à Erdogan et confiante dans l’action du dirigeant ces vingt dernières années. Comment la population réagira-t-elle à ce traumatisme ? Comment les conditions de vie misérables auxquelles elle sera encore confrontée pourraient-elles faire évoluer cette tendance ? Cela reste à observer avec attention. 

Il faut aussi rappeler qu’une partie de la population a déjà quitté la région. Il sera donc nécessaire d’organiser les élections de telle sorte à ce qu’elles puissent voter des villes où elles sont désormais réfugiées. Ce sera d’autant plus difficile alors que les institutions sont à l’arrêt. 

Comment analysez-vous la réponse européenne suite à la catastrophe ? Les relations entre la Turquie et l'Europe sont-elles en bon état, dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine et une montée de l'anti-occidentalisme ?

Un des éléments le plus remarquables et le plus précieux de cette crise fut l’afflux massif d'aide du monde entier, de l’Australie au Mexique en passant par la France, les Pays-Bas, Israël, la Grèce et même l'Arménie. Dans le cas de cette dernière, la réception d’aides a d’ailleurs requis l’ouverture de frontières entre les deux pays, alors que celles-ci étaient fermées depuis 31 ans ! Lueur d’espoir dans cette catastrophe, ce soutien a montré que les Turcs n’étaient pas isolés sur la scène internationale. Compte tenu de l’aide apportée, il sera très difficile pour le gouvernement de continuer à entretenir une rhétorique profondément anti-occidentale, reposant notamment sur la calomnie de l’Ouest et ses alliés. La tournure des événements contribuera ainsi à discréditer un argument récurrent du discours électoral d'Erdogan.

Les relations entre l’Union européenne et la Turquie, loin d’être bonnes, sont plongées dans un coma profond. 

Les relations entre l’Union européenne et la Turquie, loin d’être bonnes, sont plongées dans un coma profond. À ce jour, la Hongrie est l’un des seuls pays avec lequel Ankara entretient encore des rapports cordiaux. Mais la qualité de cette entente, au vu de la position controversée de la Hongrie sur la scène européenne, souligne d'autant plus les difficultés du pays avec le reste des membres de l'UE. Cette crise a cependant été l’occasion pour l’Union européenne d'approcher Ankara avec beaucoup plus de sympathie qu'auparavant.

L’issue des élections sera déterminante pour que Bruxelles reconfigure sa position vis-à-vis de la Turquie. Certes, l’opposition ne donnait pas beaucoup plus d’espoir aux Européens. Par rapport au gouvernement en place, elle ne laissait pas présager une posture qui fut plus favorable ou flexible à l’égard des Occidentaux. Du point de vue de l'UE, toute alternative serait néanmoins préférable à la réélection d'Erdogan. Inversement, Vladimir Poutine espère que le président sortant soit de nouveau porté à la tête de l'État.

La République turque aura cent ans le 29 Octobre 2023. À l’approche des élections prévues pour le mois de mai, il faut noter comme l’expérience républicaine, malgré ses échecs et ses failles, a jusqu'alors été une expérience qu’il s’agit de faire perdurer. 

Pour beaucoup d’Européens, la Turquie a souvent été considérée comme un territoire aussi lointain qu’étranger. J’espère que la tournure des événements aura témoigné de tout ce qu’il y a à connaître et explorer de ce pays, et ceci en dépit de son gouvernement. J’espère aussi que la mobilisation aura reflété l'énergie, la créativité, l’empathie ainsi que le dynamisme des forces pro-justice et pro-liberté qui subsistent dans la société turque, notamment dans les franges les plus jeunes de la population. L’Union européenne est demeurée trop longtemps silencieuse face à la détérioration de l’État de droit et des acquis démocratiques en Turquie. Alors que le gouvernement a été porté au pouvoir pour la première fois il y a près de vingt ans, une incapacité à le renouveler mettrait d’autant plus en cause ce qu’il reste des idéaux républicains turcs. Cela contribuerait également à couper la meilleure partie de la Turquie de ses dirigeants et du pays en général. Cette issue aurait également des conséquences néfastes pour l'UE. Mais il ne s’agit pas d’un appel à l’aide pour autant. Personne en Europe ou dans le monde ne devrait intervenir. La Turquie seule peut et doit en répondre. 

 

 

Copyright Image : OZAN KOSE / AFP

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