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15/05/2024

Mer Rouge : le miroir des défis sécuritaires de l’Europe ?

Mer Rouge : le miroir des défis sécuritaires de l’Europe ?
 Laurent Célérier
Auteur
Capitaine de vaisseau (R) et enseignant à Sciences Po Paris

Depuis la capture d’un cargo transportant des automobiles par les rebelles yéménites houthis soutenus par l’Iran, rendue publique le 20 novembre 2023, le détroit de Bab el-Mandeb est devenu un goulet d’étranglement économique, alors qu’il constituait un lieu de transit stratégique notamment pour le trafic pétrolier. Face à des tensions exacerbées et à des conséquences commerciales délétères, quelle peut être la réponse de l’Europe ? En quoi la situation en mer Rouge est-elle le miroir des risques, des défis et des opportunités pour les forces navales européennes ?

Le 20 novembre dernier, le monde maritime et la géopolitique navale européenne ont été pris par surprise, à 10 000 km des côtes françaises. Le navire marchand Galaxy Leader a été capturé par un commando de miliciens houthis au sud de la mer Rouge. Largement relayée dans les médias, cette attaque a été une démonstration opérationnelle du soutien du groupe armé yéménite houthis au Hamas dans leur opposition à Israël, exacerbée par l’opération dans la bande de Gaza.

La mer Rouge, un miroir des défis européens

Six mois après, alors que plus de cinquante attaques de navires ont été conduites, en endommageant plus de quinze, la situation dans le sud de la mer Rouge semble être le miroir des peines de l’Europe sur le plan économique comme militaire.

La situation dans le sud de la mer Rouge semble être le miroir des peines de l’Europe sur le plan économique comme militaire.

Le détroit de Bab el Mandeb, point de transit stratégique pour le commerce maritime international qui voit passer 12 % du trafic mondial et un million de barils de pétrole par jour, est devenu une zone de haute insécurité, mettant en péril la navigation entre l'Europe et l'Asie. Début avril 2024, le trafic avait diminué de 50 % par rapport à l’année précédente passant de plus de 500 navires par semaine à environ 250.

Cette situation entraîne des coûts supplémentaires pour les armateurs, soit en assurance (+ 100 %) s’ils maintiennent leur passage par Suez, soit en temps de transit (+38 % sur un Shangaï-Rotterdam). Ces surcoûts contribuent à l’inflation et sont in fine supportés par l’économie et le consommateur européens. Le signal que nous renvoient les eaux agitées de la mer Rouge est malgré tout clair : dès qu’une artère de la mondialisation se bouche, c’est l’économie européenne, qui reste dépendante du pétrole du Golfe et a poussé au maximum l’optimisation de sa chaîne de valeur pour profiter de bas coûts de production en Asie, qui en pâtit.

Des réactions immédiates dispersées 

En réponse à ces attaques, les États disposant de capacités navales et aériennes dans la région, notamment les États-Unis avec trois frégates, ainsi que la Grande-Bretagne et la France avec une frégate chacune, se sont rapidement mobilisés. Washington a  pris l'initiative dès le 18 décembre en formant la coalition "Prosperity Guardian" mais aussi en conduisant des actions offensives à l’encontre des Houthis. Cette force est articulée autour du groupe aéronaval Eisenhower composé de cinq bâtiments, et réunit plusieurs États occidentaux, dont la Grande-Bretagne, le Canada, le Danemark et la Norvège mais aussi régionaux comme Bahreïn. Le niveau d’implication de chacun peut varier  d’une frégate au détachement d’un officier de liaison.

Une mobilisation européenne : l’opération "Aspides"

Enfin décidée le 19 février 2024 par le Conseil de l’UE et déclarée opérationnelle le 23 février 2024, "l’opération "Aspides" signe l’engagement concret de l’Union européenne dans la zone en faveur de la sécurité maritime. Placée sous le commandement du contre-amiral grec Vasileos Gryparis dont l’état-major est basé à Larissa en Grèce, l'opération "Aspides" regroupe 19 pays de l’UE. Pour autant, jusqu’à présent, seuls quatre États membres (la France, l’Allemagne, l’Italie et la Grèce) ont placé des frégates sous le contrôle opérationnel d’ "Aspides", c’est-à-dire le plus haut niveau d’intégration.

Début avril, l’opération avait réussi à détruire dix drones (neuf aériens et un de surface) et à intercepter quatre missiles balistiques. Elle avait également assuré avec succès l’escorte de 79 navires et réussi à répondre favorablement à l’ensemble des demandes d’escorte, même celles provenant de navires sans lien direct avec l’UE.

Un mandat et des capacités fragiles

Ces résultats flatteurs ne doivent néanmoins pas masquer les fragilités de l’opération. En premier lieu, son mandat purement défensif. Comme le souligne le commandant de l’opération : "Nous ne les attaquons pas, bien que nous puissions le faire, mais nous avons un mandat différent. Si l’on se place d’un point de vue militaire, nous nous trouvons dans la pire des configurations possibles, ou disons dans  la voie la plus difficile qui soit : nous devons attendre tout le temps d’être pris pour cible. Il faut donc garder cela à l’esprit."

Un tel mandat est le fruit d’un compromis entre efficacité et réduction des risques d’escalade, possiblement au détriment de la sécurité des équipages. De ce fait, et c’est la seconde fragilité de l’opération, cette posture qui impose de réagir au dernier moment exige une préparation opérationnelle sans faille, difficilement atteignable pour nombre de marines européennes. Ainsi, la frégate allemande Hessen a failli abattre par erreur un drone américain Reaper et a connu des incidents de tir des missiles RIM-162.

Un tel mandat est le fruit d’un compromis entre efficacité et réduction des risques d’escalade, possiblement au détriment de la sécurité des équipages.

Le 23 avril, elle a quitté l’opération et sa relève ne devrait pas arriver avant août. La frégate belge Louise Marie qui a appareillée le 10 mars dernier de Zeebruges n’a pas encore rejoint la zone d’opérations suite à des problèmes missiles RIM – 7 Sea Sparrow. Alors que le commandant de l’opération estime qu’il lui faudrait le double de frégates pour rétablir un niveau de sécurité satisfaisant, la capacité de l’UE à maintenir en permanence et en qualité ces quatre bâtiments constitue déjà un défi.

Là encore, le reflet envoyé par la mer Rouge révèle non seulement une certaine "prudence opérationnelle" mais surtout une fragilité des moyens navals européens, résultat de la diminution continue du format de leurs marines depuis vingt ans : 32 % de frégates en moins entre 1999 et 2018.  La Marine nationale française (représentant environ 20 % des capacités navales de l’UE) engagée continuellement dans cette région a démontré sa valeur opérationnelle en assurant une majorité des interceptions.

L’ambivalence chinoise dans la région     

En contrepoint la position chinoise mérite d’être soulignée. Bien que disposant de capacités navales à Djibouti et construisant l’équivalent de la marine française tous les quatre ans, la Chine est aujourd’hui peu disposée à s’engager directement et à altérer ses relations avec l’Iran, principal soutien des Houthis. Elle semble se satisfaire d’être le passager clandestin des opérations américaines et européennes de sécurisation du trafic maritime, dont elle bénéficie, tout en appelant les pays du Moyen-Orient à renforcer leur indépendance stratégique ainsi que leur unité et collaborer pour résoudre les problèmes de sécurité régionale.

Et donc ?

Le rétablissement de la sécurité de navigation en mer Rouge constitue une priorité et une opportunité pour l’Europe navale.

A court terme, la réponse passe par une mobilisation renforcée des moyens navals immédiatement disponibles et dans un état opérationnel de niveau satisfaisant en Europe, quitte à reconsidérer ou se répartir des missions moins exigeantes, notamment de police en mer. Cela passera également par une coordination optimale entre "Aspides" et "Prosperity guardian" mais aussi avec les acteurs régionaux, notamment l’Arabie Saoudite et l’Égypte. Enfin, et surtout, le levier diplomatique devra être poussé pour mettre la pression sur l’Iran, allié des Houthis, via la Chine qui ne peut rester aussi attentiste.

Le rétablissement de la sécurité de navigation en mer Rouge constitue une priorité et une opportunité pour l’Europe navale.

À moyen terme, il s’agira de monter le niveau opérationnel des marines européennes par de l’entraînement et la mise en place de moyens innovants et abordables de lutte contre les drones – comme les lasers ou les brouilleurs - et ainsi élargir le parc disponible pour ce type de missions.

Contribuer à l’instauration d’une trêve à Gaza, facteur initial du déclenchement des attaques Houthies, devrait également faire baisser la tension dans Bab el Mandeb. Néanmoins, rien ne permet d’être certain que les Houthis cesseront leurs attaques tant elles contribuent à éclairer leur cause à l’échelle mondiale.

Car à long terme, c’est bien la résolution du conflit yéménite - déclenché il y a 10 ans - qui sera en mesure de ramener de manière durable la sécurité dans le sud de la mer Rouge et le golfe d’Aden et la confiance des armateurs. Au-delà de cette région stratégique, l'Europe devra renforcer ses capacités navales, sans considération du cadre (ONU, OTAN, UE, coalition ad-hoc) pour maintenir un équilibre délicat entre la protection de ses intérêts économiques, la sécurité de ses voies de navigation et le maintien d'une stabilité géopolitique face à des acteurs régionaux et mondiaux en quête d'influence et de pouvoir.

En conclusion, la situation en mer Rouge nous renvoie l’image d’une Europe peinant à préserver sa prospérité économique et à défendre militairement ses intérêts. La mer Rouge, avec ses rivages tumultueux et ses voies maritimes perturbées, agit comme un miroir reflétant les défis et les vulnérabilités auxquels l'Europe est confrontée, mettant en lumière les faiblesses et incertitudes des Européens. Cette situation est une composante d’une confrontation plus vaste, menée notamment par la Chine, la Russie et l’Iran, visant à affaiblir les économies libérales et remettre en cause l’ordre international. Les États et institutions internationales, comme les opinions publiques, progressent par à-coups à l’occasion de crises. Saisissons cette opportunité !

Copyright Sakis MITROLIDIS / AFP
L’Amiral  Vasileios Gryparis en conférence de presse à propos de l’opération ASPIDES, le 16 avril 2024.

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