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13/05/2024

Corridor entre l'Inde, le Moyen-Orient et l’Europe : l'avenir incertain du projet américain

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Corridor entre l'Inde, le Moyen-Orient et l’Europe : l'avenir incertain du projet américain
 Jean-Loup Samaan
Auteur
Expert Associé - Moyen-Orient

Le jeune projet de l’IMEC, une alliance “minilatérale” lancée lors du sommet du G20 de Delhi, en 2023, qui regroupe l’Inde, les États-Unis, l’Allemagne, la France, l’Italie ainsi que les Émirats et l’Arabie, qui vise à constituer un corridor logistique reliant l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe, doit s’ajuster dans le contexte contraint de la guerre à Gaza et dans la perspective de l’élection présidentielle américaine. Quels sont les intérêts des acteurs impliqués et dans quelle mesure sont-ils alignés ? À quelle place peut prétendre l’IMEC face aux routes de la soie et dans le cadre des rivalités sino-américaines ? L’IMEC peut-elle conforter la stratégie de la France ou plus largement de l’Union européenne d’incarner une “troisième voie” ? Analyse de Jean-Loup Samaan.

En février dernier, le président Emmanuel Macron nommait Gérard Mestrallet, ancien président-directeur général d'Engie, envoyé spécial pour le projet dit de l'India Middle East Europe Corridor (IMEC). Initiative promue par les États-Unis, IMEC voit le jour en septembre 2023 en marge du sommet du G20.

Un premier memorandum of understanding publié par la Maison Blanche est signé par l'Inde, deux pays du Golfe (l'Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis), trois pays européens (l'Allemagne, l'Italie, et la France) ainsi que l'Union européenne. Si Israël n’est officiellement pas signataire du memorandum de septembre 2023, sa contribution, via le port de Haïfa, est au programme de l’administration Biden.

IMEC se présente comme une série d'investissements qui doivent déboucher sur la création de nouvelles infrastructures maritimes et terrestres entre l'Inde, la péninsule arabique, le Proche-Orient et l'Europe méditerranéenne. Deux corridors sont à l’étude : le premier, en mer, relierait le port de Mumbai à celui de Dubaï ; le second, à terre, prendrait le relais depuis Dubaï pour rejoindre le sol européen à travers un réseau ferroviaire (via l’Arabie Saoudite, la Jordanie, et Israël).

La désignation d’un haut responsable français en charge du dossier – a fortiori auprès du chef de l’État – envoie un signal fort quant au souhait de Paris de peser sur le développement d’IMEC.

La désignation d’un haut responsable français en charge du dossier – a fortiori auprès du chef de l’État – envoie un signal fort quant au souhait de Paris de peser sur le développement d’IMEC. Or pour qu’un tel activisme français, et européen, s’avère efficace, encore faut-il saisir les stratégies de chacun des acteurs impliqués et les incertitudes qui planent sur la viabilité d’une telle initiative.

Un projet né à Washington

C’est à la Maison Blanche qu’IMEC a été initialement conçu comme un outil au service de deux objectifs. A l’échelle régionale, le projet entend consolider le mouvement de normalisation des relations entre Israël et les pays du Golfe entamé depuis les accords d’Abraham de 2020. Au-delà, il s’agit aussi d’avancer un projet géoéconomique pour la zone eurasiatique qui serve d’alternative à la nouvelle route de la soie chinoise. A cet égard, IMEC s’inscrit dans la logique du regain d’initiative américain dans le domaine des infrastructures, à travers la création de nouveaux instruments tels que l’International Development Finance Corporation ou encore le Partnership for Global Infrastructure and Investment. En somme, IMEC répond à des priorités américaines vis-à-vis du Moyen-Orient et de l'Indopacifique.

Or le déclenchement de la guerre entre Israël et le Hamas le 7 octobre a profondément mis à mal le premier pilier sur lequel le projet s'appuie. Depuis, la Maison Blanche n’a guère communiqué sur le sujet, si ce n’est pour insister sur le fait que l’initiative reste d’actualité.

Sans être abandonné, IMEC n'est désormais plus au premier rang des éléments de langage de l'administration Biden. Le Président américain n’en a d’ailleurs pas fait mention lors de son discours sur l’état de l’union le 8 mars dernier.

Pour autant, annoncer la disparition d'IMEC serait une erreur. Le thème des investissements américains dans les infrastructures de ses partenaires devrait rester une priorité à Washington, compte tenu de la volonté de contrecarrer la Chine en la matière. Par ailleurs, les EAU et l'Inde ont annoncé en février dernier lancer l'"opérationalisation" d'IMEC, en se focalisant sur les projets d’infrastructures impliquant les deux pays.

Cette annonce signale non seulement que le projet IMEC n'a pas disparu, mais elle indique aussi un changement notable dans sa logique. Celui-ci n’est plus le monopole de l’administration Biden. Chacun des pays membres est en train de se le réapproprier et d’y promouvoir ses propres priorités politiques et économiques.

L’enthousiasme indien pour IMEC

Hormis l'administration Biden, l'Inde de Narendra Modi est probablement l'acteur le plus enthousiaste à l’égard d'IMEC.

La volonté de Washington de faire d’IMEC un outil d'endiguement de l’expansion économique chinoise séduit Delhi. Non seulement l’Inde s’est toujours montrée méfiante à l'égard de la nouvelle route de la soie chinoise, mais les tensions bilatérales avec Pékin se sont accrues.

La volonté de Washington de faire d’IMEC un outil d'endiguement de l’expansion économique chinoise séduit Delhi.

Depuis 2020, les armées des deux pays se sont accrochées à plusieurs reprises dans la région du Ladakh. Delhi appréhende également la rapide expansion chinoise dans la péninsule arabique – une région dans l’arrière-cour de l'Inde, importante à la fois pour ses approvisionnements énergétiques et la présence d’une importante diaspora indienne (environ 10 millions de ressortissants sur l’ensemble des pays du Golfe).

En ce sens, IMEC s’ajoute à d'autres initiatives américaines auxquelles Delhi s'est déjà associée, notamment le Quad qui réunit aussi l'Australie et le Japon, ou encore I2U2 qui inclut les EAU et Israël. Comme ces autres "minilatérales", IMEC renforce l'idée d'une centralité indienne dans la compétition entre Washington et Pékin.

En ce qui concerne la dimension israélienne du projet, l'Inde a déjà opéré un rapprochement spectaculaire avec Israël au cours des dix dernières années. Si celui-ci s'appuie sur des intérêts économiques et sécuritaires mutuels, il s'est accéléré à l’aune d'une forte personnalisation de la relation entre Benjamin Netanyahu et Narendra Modi. Il en a découlé un soutien public inédit du gouvernement de Delhi à l'opération israélienne à Gaza. Celui-ci n'a été que relativement pondéré au cours de l'hiver, face à l'aggravation de la crise humanitaire sur le territoire palestinien.

Enfin, les attaques conduites par les Houthis contre les navires traversant la mer Rouge donnent à Delhi du crédit supplémentaire à IMEC. L’économie indienne est parmi les plus touchées par cette crise qui remet en cause la viabilité de ses voies d'approvisionnement. Dans de telles conditions, le gouvernement Modi peut mettre en avant IMEC comme une solution à long terme.

L’ambivalence des pays du Golfe

L’Arabie Saoudite et les EAU adoptent chacun des positions différentes dans leur soutien à IMEC. Après plusieurs années de tensions entre Washington et Abou Dhabi autour de l'influence chinoise dans les infrastructures et le secteur technologique du pays, les Émiriens souhaitent restaurer la confiance avec les Américains.

L'engouement des EAU pour IMEC coïncide avec la prise de distance du pouvoir émirien vis-à-vis de la Chine. L’hiver dernier, le Group 42 - un conglomérat lié à la famille régnante d'Abu Dhabi - a notamment annoncé la revente de ses parts dans le groupe chinois ByteDance (propriétaire de l’application TikTok). En pleine polémique aux États-Unis sur la volonté du Congrès d’interdire TikTok sur le sol américain, la décision émirienne a plu aux Démocrates comme aux Républicains.

Sur la question israélienne, la position émirienne se rapproche de celle tenue par l’Inde. La guerre à Gaza met dans l'embarras le pouvoir émirien vis-à-vis des opinions publiques arabes.

Sur la question israélienne, la position émirienne se rapproche de celle tenue par l’Inde. La guerre à Gaza met dans l'embarras le pouvoir émirien vis-à-vis des opinions publiques arabes (à commencer par celles de ses citoyens). Pour autant, Abu Dhabi n'entend pas rompre les liens et les échanges économiques avec l'État hébreu, consacrés par la signature d'un accord de libre-échange en 2023, devraient poursuivre leur expansion.

L'Arabie Saoudite se montre plus distante vis-à-vis des projets d’IMEC. Interrogés par l’auteur début avril, des officiels saoudiens ne cachent pas leur gêne, et conditionnent toute relance du projet de corridor à l’issue du conflit à Gaza. Le royaume saoudien constitue le seul membre signataire d'IMEC à ne pas reconnaître juridiquement l'existence d'Israël. La mise en œuvre du projet est donc devenue aux yeux de ses décideurs dépendante, non seulement d'une cessation de la guerre en cours, mais aussi d'une relance d'un processus de paix israélo-palestinien. Autrement dit, le coût d’entrée à une participation saoudienne au projet s’est fortement élevé depuis les attaques du Hamas le 7 octobre dernier.

Au-delà de la question palestinienne, Riyad comme Abu Dhabi se rejoignent pour ne pas épouser, contrairement à Delhi et Washington, la thèse d'IMEC comme instrument destiné à contrecarrer l'expansion chinoise dans la région.

Le mot à l'ordre du jour dans le Golfe n'est pas celui d'endiguement mais de "multi-alignement". Émiriens comme Saoudiens veulent voir dans IMEC un moyen d’apaiser leurs relations avec les Américains. Ils peuvent concevoir certains ajustements vis-à-vis de Pékin mais in fine ils n'envisagent pas de suspendre drastiquement leurs liens commerciaux avec la Chine.

Les inconnues autour d’IMEC

Un certain nombre de paramètres du projet échappent aujourd’hui à la France, l’Allemagne, ou encore l’Italie. Sur le plan économique, les entreprises européennes restent dans l’expectative sur les retombées d’IMEC. Un projet d’infrastructures de cette ampleur implique des investissements publics pour lesquels peu de détails sont disponibles. Les estimations financières sur la mise en œuvre d’un corridor eurasiatique varient entre 8 et 20 milliards de dollars. Les seuls projets lancés à ce jour recouvrent ceux portés par l’Inde et les EAU sur la mise en place d’un corridor maritime entre les deux pays. Cette coopération bilatérale date en réalité d’avant IMEC, Abu Dhabi s’étant engagé à investir dans les infrastructures indiennes dès 2017.

Au-delà des annonces de février émises par Delhi et Abou Dhabi, aucun autre membre de l’initiative ne s’est avancé sur ce qu’il entendait financer. En ce qui concerne l’Europe, ni les pays signataires d’IMEC ni l’UE n’ont pour l’instant fait d’annonce portant sur des promesses d’investissement. Néanmoins, des synergies pourraient exister entre IMEC et le projet de l’UE, Global Gateway, qui entend soutenir des projets d’infrastructures dans les pays partenaires à hauteur de 300 milliards d’euros.

Sur le plan politique, la logique selon laquelle la normalisation entre Israël et les pays arabes agirait comme le moteur d’IMEC a volé en éclat avec la guerre de Gaza. Les pays du Golfe resteront sur leurs gardes tant qu’aucun progrès sur le dossier palestinien ne sera constaté. La prolongation du conflit, ou encore l’absence d’un nouveau processus de paix viable, pourraient conduire les contributeurs d’IMEC à se focaliser uniquement sur le volet indo-arabe - c'est le sens que l’on peut donner aux déclarations émiriennes et indiennes.

Sur le plan politique, la logique selon laquelle la normalisation entre Israël et les pays arabes agirait comme le moteur d’IMEC a volé en éclat avec la guerre de Gaza.

Ces derniers pourraient aussi en venir à écarter Israël du projet : interrogé sur le sujet, un officiel émirien nous rétorque "rien ne nous oblige avec IMEC de nous focaliser sur le port de Haïfa, nous avons d’autres options, on pourrait même se tourner vers le port de Beyrouth".

Il n’est pas certain que les investisseurs du Golfe considèrent les infrastructures portuaires libanaises comme une alternative crédible. Néanmoins, le propos reflète la frustration de plusieurs pays sur l’obstacle que constitue la guerre de Gaza.

Outre la dimension diplomatique, le conflit recouvre aussi une problématique purement sécuritaire : un corridor eurasiatique peut-il s’appuyer sur les ports israéliens alors que ceux-ci font aujourd’hui l’objet d’attaques de missiles et de drones, qu’il s’agisse du Hamas, du Hezbollah ou encore des Houthis ? Cette question a ouvertement été posée par le gouvernement turc de Recep Tayyip Erdogan. Ankara s’oppose depuis le début à IMEC et considère qu’une telle initiative contourne la Turquie, et en particulier un autre projet routier et ferroviaire incluant aux côtés de la Turquie, l’Irak et les pays du Golfe. Cet autre projet suscite également d'importants besoins financiers, estimés à 17 milliards de dollars (soit sensiblement la même enveloppe qu’IMEC). C’est pourquoi Erdogan a rétorqué à l’annonce d’IMEC "il n’y aura pas de corridor sans la Turquie".

D’autres pays ont exprimé leurs réserves de manière plus discrète. Dans la péninsule arabique, IMEC est perçu au Koweït, au Qatar, ou encore dans le sultanat d’Oman comme un outil de l’administration Biden pour forcer les pays à normaliser leurs relations avec Israël : en d’autres termes, reconnaissez Israël ou prenez le risque d’être écartés des grandes voies d’approvisionnement entre l’Europe et l’Asie.

IMEC après l’élection américaine

Au-delà des préoccupations des pays de la région, c’est à Washington que le futur d’IMEC se jouera. En cas de réélection de Joe Biden, il est fort probable que le président américain s’emploie lors de son second mandat, à relancer l’entreprise et à la présenter comme une porte de sortie du conflit israélo-palestinien. Les choses sont plus confuses dans l’hypothèse d’une victoire de Donald Trump.

Au-delà des préoccupations des pays de la région, c’est à Washington que le futur d’IMEC se jouera.

Les plus optimistes voient des éléments de continuité entre les deux candidats qui conduiraient une nouvelle administration Trump à préserver le projet – quitte peut-être à changer son nom pour se le réapproprier symboliquement. l’administration Biden mais il s’appuie en grande partie sur des avancées diplomatiques qui datent de la première présidence Trump.

Le mouvement de normalisation des relations entre Israël et les pays du Golfe découle des accords d’Abraham signés par l’ancien président en septembre 2020.

Néanmoins, le retour de Donald Trump pourrait conduire Washington à mettre l’accent sur deux aspects qui exacerberaient les divergences avec ses partenaires arabes. Tout d’abord, Trump ne montre aucun intérêt pour la relance d'un processus de paix israélo-palestinien. La proposition de résolution du conflit que son administration avait formulée début 2020 – le "deal du siècle" – avait été rejetée par les Palestiniens et les pays arabes. Le contournement de la question palestinienne par une administration Trump II pourrait mettre en difficulté les pays du Golfe et les pousser à suspendre les projets d’IMEC impliquant Israël.  

Par ailleurs, le retour de Trump à la Maison Blanche s’accompagnerait d’un raidissement des États-Unis vis-à-vis des partenaires qui souhaitent préserver leurs liens économiques avec la Chine. Face à de telles pressions, l’Arabie Saoudite et les EAU pourraient juger que des initiatives telles qu’IMEC ne sont plus dans leur intérêt. Cela pourrait prendre la forme d’une sortie du projet des partenaires locaux, mais inversement aussi d’un retrait américain, à l’instar de celui du Trans-Pacific Partnership Agreement, décidé par Trump en 2017.

Dans une telle configuration, IMEC s'apparente de plus en plus à un projet aux contours flous dont l'intérêt principal est qu'il puisse convenir à chacun de ses membres, à l'aune de ses propres priorités. Pour la France et l'Europe, ce flou peut recouvrir des opportunités mais aussi des risques.

Le désancrage d'IMEC d'une vision américano-centrée au profit d'une initiative équilibrée entre l'ensemble des partenaires offre plus de latitude à Paris et Bruxelles pour faire entendre leur voix. Sur un plan diplomatique, la posture française consistant à promouvoir une "troisième voie" à la compétition sino-américaine peut séduire les partenaires arabes et indiens. Elle permet à Riyad, Abu Dhabi, et Delhi d'éviter un alignement rigide sur les positions de Washington.

Le désancrage d'IMEC d'une vision américano-centrée au profit d'une initiative équilibrée entre l'ensemble des partenaires offre plus de latitude à Paris et Bruxelles pour faire entendre leur voix.

Par ailleurs, sur un plan économique, les grands groupes européens dans le domaine des énergies et des infrastructures (ACS, Vinci, Bouygues) bénéficient d’un savoir-faire qui renforce la crédibilité de l'Europe sur le sujet.

Les pays européens doivent maintenant aller plus ou moins en exprimant une position commune sur les priorités en termes d'infrastructures et les contours de leur coopération avec le secteur privé. Au niveau national, les gouvernements français, allemand et italien n'ont pas encore communiqué sur ce qui constituerait ce socle commun. Sans surprise, chacun y projette ses propres intérêts : le gouvernement français est tenté de donner la priorité aux travaux avec l'Inde et les EAU avec lesquels il bénéficie de la relation diplomatique la plus étroite ; de son côté, l'Italie serait soucieuse de se concentrer sur son voisinage méditerranéen, notamment avec la Libye.

Dans le même temps, l’UE peut et doit peser sur la résolution de l’obstacle diplomatique central, celui de la question palestinienne. Il n’est plus possible depuis la guerre de Gaza de concevoir IMEC hors de la réalité du conflit israélo-palestinien. Un engagement européen dans le projet doit désormais mettre l’accent sur la manière dont IMEC pourrait, non pas contourner, mais servir de soutien économique dans le cadre d’une relance du processus de paix.

Copyright image : Evelyn HOCKSTEIN / POOL / AFP

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