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05/06/2024

Les élections européennes vues de Turquie

Les élections européennes vues de Turquie
 Engin Soysal
Auteur
Expert Associé - Relations internationales

Les citoyens européens ne seront pas les seuls, le 9 juin, à tourner les yeux vers Bruxelles et Strasbourg. Les élections à venir enverront un message bien au-delà des seuls États-membres. La Turquie, qui a infligé un revers électoral au parti du président Erdogan lors des élections locales de mars dernier, espère que sa dynamique démocratique et libérale actuelle pourra bénéficier à la relation qu’elle entretient avec l’UE. Comment Ankara pourrait-elle jouer le rôle d’interface avec Bruxelles sur certains dossiers régionaux cruciaux ? Dans cette tribune, Engin Soysal appelle les Européens à se montrer à la hauteur des valeurs incarnées par l’UE et ouvre les pistes d’une coopération à "petits pas" de part et d’autre du Bosphore.

Le projet européen, à l’heure du retour en force de la géopolitique

L’article paru le 6 janvier dans Le Monde sous le titre "2024, année électorale record" le soulignait : "la moitié de la population mondiale est appelée aux urnes lors des scrutins libres ou déjà joués d’avance". Des élections présidentielles et législatives ont déjà eu lieu à Taïwan, aux Comores, en Finlande, au Salvador, en Azerbaïdjan, en Indonésie, en Russie, au Bangladesh, au Pakistan, au Portugal et ou encore en Slovaquie. La réélection de Vladimir Poutine s’est faite sans surprise. La réélection du Président azerbaïdjanais Aliyev n’a pas non plus créé un intérêt particulier tant le résultat du scrutin était prévisible. Mais, parmi les élections à venir, deux en particulier retiennent l’attention : l’élection présidentielle aux États-Unis et, pour ce qui nous intéresse ici, les élections européennes. En effet, les 10e élections européennes constituent, pour le reste du monde, un condensé des tendances politiques à l'œuvre dans les pays européens, ainsi qu’un témoignage du degré d'adhésion portée au projet européen par ses citoyens. Pour cette raison, l’élection est scrutée avec beaucoup d’attention depuis la Turquie.

Les élections européennes se tiennent dans un contexte international particulier, où les défis internes et externes se multiplient, de la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine à la situation au Proche-Orient en passant par la probabilité d’une deuxième administration Trump, qui hante les esprits.

Dans un tel environnement international, les forces politiques qui s’opposent au projet européen tel qu’il a été conçu jusqu’à présent gagnent du terrain, comme l’a démontré l’Institut Montaigne dans une note récente. L’étendue de la représentation des nationaux-populistes au sein du nouveau Parlement européen pourrait constituer une nouvelle donne de nature à affecter le projet européen en lui-même alors que, plus que jamais, le monde a besoin du message de paix et de prospérité dont le projet européen s’est voulu porteur depuis sa création.

Plus que jamais, le monde a besoin du message de paix et de prospérité dont le projet européen s’est voulu porteur depuis sa création.

Comment la construction européenne peut-elle conserver sa crédibilité, sa force d’attraction, ses messages d’espoir, d’émancipation et de paix, alors que l’image renvoyée par le Parlement européen, aussi bien via ses représentants que les médias grand public, risque de se trouver altérée par des résultats faisant la part belle au nationalisme et au populisme ?

Or, personne n’aura à gagner d’un déclin du projet européen, et la Turquie moins que quiconque. Notre crainte est de voir une Europe introvertie perdre son rayonnement et son impulsion, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, au moment même où en Turquie, le projet libéral plus proche des valeurs européennes regagne en vigueur, avec le revers infligé au président Erdogan lors des élections locales du 31 mars 2024.

Dossier turco-européen : mettre en marche "la politique des petits pas"

La dynamique démocratique turque actuelle aurait pourtant tout à gagner à ce que les relations entre Ankara et Bruxelles retrouvent du souffle, alors qu’elles sont restées en souffrance depuis que l’accord d’association dit "de première génération" a été signé le 12 septembre 1963. Entre-temps, la relation entre la Turquie et l’UE a marqué les étapes, sans que la demande d’adhésion officielle du gouvernement turc, déposée le 14 avril 1987, n’aboutisse. Le statut de pays candidat a pourtant été confirmé lors du Conseil européen réuni les 10 et 11 décembre 1999 à Helsinki et les négociations d’adhésion avec la Turquie ont commencé le 3 octobre 2005. Elles sont suspendues depuis juin 2018 alors que, depuis que la Turquie a déposé sa demande officielle, seize pays ont vu leur candidature approuvée et ont rejoint l’UE.

Compte-tenu de ce blocage, mais considérant le vent favorable qui souffle du côté du Bosphore, comment faire avancer une relation bilatérale qui serait hautement profitable aux deux partenaires ? Une Communication conjointe du 29 novembre 2023, présentée par le Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité et par la Commission sur l’état des relations entre l’UE et la Turquie, ouvre des pistes dans certains domaines essentiels.

Cette Communication s’inscrit à la fois dans le contexte de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine et dans un environnement plus large et en mutation rapide sur le plan géopolitique et en matière de sécurité. Les relations politiques, les relations bilatérales entre l’UE et la Turquie ainsi que l’économie et le commerce y sont précisément passés en revue. Le document propose des actions afin de dynamiser les domaines cruciaux de la coopération, dont le  Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023 a pris note et qu’il devrait examiner lors d’une prochaine réunion du Conseil européen.

Compte-tenu de ce blocage, mais considérant le vent favorable qui souffle du côté du Bosphore, comment faire avancer une relation bilatérale qui serait hautement profitable aux deux partenaires ?

Par ailleurs, lors d’une réunion informelle des ministres des Affaires étrangères de l’UE qui composent le Conseil des Affaires étrangères de l’UE, les 2 et 3 février (appelée "réunion Gymnish", en référence au château de Gymnish où elle s’était tenue la première fois en 1974), les ministres ont discuté des relations entre la Turquie et l’UE. Dans le cadre de la conférence de presse qui a suivi cette réunion Gymnich, Josep Borrell et Hadja Lahbib ont mis l’accent sur l’importance de cette relation et la volonté d’un engagement réciproque meilleur.

Ces actions restent sans aucun doute en deçà des attentes et ceux qui suivent de près l’évolution des relations entre la Turquie et l’UE peuvent se montrer déçus de constater qu’une relation qui devait aller vers une "intégration progressive" se contente plutôt d’être "une coopération mutuellement bénéfique". Néanmoins, une relation des "petits pas" pourrait engendrer une dynamique vertueuse.

Les voies de l’ambition : quelques pistes

Dans ce cadre, quelques pistes de réflexion mériteraient d’être mieux explorées dans le cadre du calendrier européen :

  • Mieux comprendre les approches réciproques de l’UE et de la Turquie vis-à-vis de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine.
  • L’axe franco-allemand a été et reste toujours au cœur de la dynamique européenne. Un dialogue trilatéral France-Allemagne-Turquie serait bénéfique dans la construction du Grand Continent.
  • Des Balkans au Caucase du Sud, de l’Asie centrale au Moyen-Orient, de la Méditerranée à l’Afrique, le projet européen nécessite une articulation adéquate des différentes diplomaties. Les opportunités que peuvent offrir les différentes initiatives ne peuvent être saisies que dans la bonne compréhension des dynamiques régionales.
  • Les défis migratoires, les questions identitaires et de sécurité devraient faire l’objet d’une meilleure compréhension. Dépasser les idées toutes faites, parvenir à dresser une grille d’analyse à même de bâtir une confiance réciproque.
  • Maximiser le potentiel propre à chaque institution ou plateforme européen, y compris celle de la Communauté Politique Européenne (CPE).

Le choix européen n’intéresse pas seulement les électeurs qui iront voter pour les élections européennes.

Le choix européen n’intéresse pas seulement les électeurs qui iront voter pour les élections européennes. L’avenir du projet européen importe sur un plan global et régional, auquel la Turquie est associée et qui concerne ses intérêts comme une certaine idée de son idéal politique. L’Europe en construction est un défi à relever ensemble.

Copyright Image : John THYS / POOL / AFP

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