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18/09/2024

Les défis de la rentrée européenne : entretien avec Pierre Vimont

Les défis de la rentrée européenne : entretien avec Pierre Vimont
 Pierre Vimont
Auteur
Ambassadeur de France

Reconduction d’Ursula von der Leyen pour un second mandat le 18 juillet, démission, à la veille de l’annonce du choix des commissaires, du candidat français Thierry Breton au poste de commissaire européen, le 16 septembre, son remplacement in extremis par Stéphane Séjourné, reconfiguration des équilibres au Parlement européen après les législatives du 9 juin, nomination d’un ex-Commissaire européen à la tête du gouvernement français (1999-2004 puis 2010-2014) et enfin, parution du Rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne, qui esquisse autant de perspectives stimulantes qu’il annonce de discussions tumultueuses entre États-membres aux intérêts divergents et aux visions politiques discordantes. Autant de défis pour une rentrée européenne tendue. Entretien avec Pierre Vimont qui propose sa vision politique des enjeux et des objectifs à venir pour Bruxelles.

La rentrée européenne a été marquée par la présentation du rapport de Mario Draghi pour la compétitivité. Quelle est votre lecture de ce rapport et en quoi peut-on dire que s’y cristallisent les grands défis posés à l’UE ?

La publication du rapport de Mario Draghi, ancien président du Conseil des ministres d'Italie, a constitué le grand événement de la semaine dernière. Extrêmement ambitieux, il semble à la fois éminemment actuel et paradoxalement décalé. Ambitieux et actuel d’abord, parce qu’il aborde de front le déclin de l’Europe dans toutes ses dimensions - politiques industrielles, recherche, géopolitique, sécurité et défense - et s'interroge sur les raisons de ce déclin. En cause, le confort moral, intellectuel et politique dans lequel s’est placée l’Europe depuis la fin des années 1990. L’Union européenne a beau jeu de se prévaloir de certaines réussites passées, comme celles, partielles, que furent les traités de Maastricht (1992) ou de Lisbonne (2007), qui ont notamment consolidé le marché unique et institué la monnaie unique - mais sans régler la question institutionnelle - ou celle que fut la réponse aux crises (sanitaire, énergétique) depuis 2019. En réalité, l’Union européenne est encore mue par un élan ancien - encore faudrait-il davantage parler, désormais, d’inertie que d’élan. Gouvernance, volonté politique ou ambition industrielle dans les domaines de l’innovation, de la recherche, de l’industrie : les réformes attendues sont restées en souffrance.

L’Union européenne est encore mue par un élan ancien - encore faudrait-il davantage parler, désormais, d’inertie que d’élan.

Ce bilan une fois posé, Mario Draghi propose un agenda précis dans tous les domaines, notamment en ce qui concerne la compétitivité industrielle et technologique, où il s’agit de mener à bien la politique de décarbonation tout en restant compétitifs, ou une politique de sécurité et de défense à même d’assurer notre indépendance.

Ce faisant, il va dans le sens du second Discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron, qui préconisait de doubler les budgets européens et se disait favorable si nécessaire à l’émission d’une nouvelle dette commune. D'autres aspects du rapport sont tout aussi intéressants, quoique moins soulignés : ainsi du plaidoyer en faveur d’une intégration accrue, notamment pour un marché des capitaux commun.

Paradoxalement décalé ensuite, parce que bien qu’en prise avec les enjeux les plus urgents de l’Union, il va à contre-courant des tendances indubitablement exprimées par les urnes ces derniers temps. Une dette commune, à l'heure où les Frugaux, menés par le ministre allemand des Finances, Christian Lindner, FDP, font entendre leur appel à la rigueur budgétaire de façon de plus en plus nette ? Plus d’intégration, quand le discours souverainiste est en position de force, que les Européens dénoncent les incursions de Bruxelles sur leur chasse gardée nationale, que l’Allemagne vient, en ce 16 septembre, de mettre en place le renforcement de son contrôle aux frontières ? Une refonte de la gouvernance, au risque de s’aliéner la bureaucratie bruxelloise que Mario Draghi doit au contraire rallier à sa cause ? Et pourtant, selon ce rapport sur la compétitivité et l'avenir de l'Europe, dans un constat auquel on ne peut que souscrire, l’urgence d’agir est là.

Qu’est-ce que l’UE peut-elle faire, concrètement, d’un rapport aussi ambitieux ?

L’ambition bienvenue d’un tel rapport compromet son opérationnalité. Si l’on laisse de côté le risque principal, à savoir qu’il reste lettre morte, la tentation pourrait être celle de la demi-mesure : le découper en tranches, chercher le plus petit dénominateur commun à même d’emporter une adhésion tiède et mener les réformes les plus faciles ; en somme, adopter une approche graduelle, c’est-à-dire agir selon la méthode bruxelloise habituelle, qui est précisément l’un des points incriminés par Mario Draghi.

L’option la plus intéressante, qu’en son temps avait adoptée Jacques Delors - dans une Europe, certes, au visage sensiblement différent de celui de l’Europe actuelle, une Europe à 10 à la croissance positive - consisterait à constituer un groupe de travail de haut niveau, avec un représentant par État-membre, qui travaillerait à la mise en œuvre, dans un second temps, des mesures proposées par Draghi. C’est ainsi qu’on avait procédé pour mettre en place l’euro.

Constituer un groupe de travail de haut niveau, avec un représentant par État-membre, qui travaillerait à la mise en œuvre, dans un second temps, des mesures proposées par Draghi.

Quelle est la place des préconisations du rapport au sein des défis plus généraux posés à la nouvelle commission européenne ?

Le premier défi de l’Union européenne est celui de la mise en place de la nouvelle Commission. Rarement celle-ci n’a été aussi compliquée ni aussi laborieuse. L’ancienne - et maintenant renouvelée - présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, avait bien alerté le Conseil européen que la rentrée s’annonçait extrêmement difficile, dans le contexte d’un nouveau parlement fragmenté et moins maîtrisable. L’avertissement semble aujourd’hui avoir été en-deçà de la réalité : le Conseil et la Commission ont apporté leur lot de blocages. Démission de Thierry Breton et son remplacement in extremis par Stéphane Séjourné, retrait de la candidature du Slovène Tomaž Vesel au profit d’une femme, Marta Kos, dont l’approbation par son parlement national ralentit le processus, difficultés à attendre de la part du Parlement, qui ne manquera pas de mener la bataille face à l’absence de commissaire écologiste (alors que la formation Les Verts/Alliance libre européenne compte 53 élus et que c’est grâce à leur soutien qu’Ursula von der Leyen a pu être reconduite). Autant de raisons qui expliquent qu’Ursula von der Leyen se soit vue contrainte de reporter l’annonce de la constitution de la commission et que le respect de l'échéance du 1er décembre pour son entrée en fonction paraisse compromis.

La Commission telle qu’elle se présente aujourd’hui reconduit sept commissaires. Les autres sont de nouveaux visages, parfois inexpérimentés - mise à part l’Estonienne Kaja Kallas, libérale, qui remplacera Josep Borrell à la tête de la diplomatie européenne - dont on peut craindre qu’ils ne se trouvent démunis face aux auditions, extrêmement difficiles, du Parlement européen auxquelles ils seront soumis.

Quand ce premier obstacle sera levé, comment la nouvelle Commission se positionnera-t-elle par rapport aux recommandations de Mario Draghi ? Quelle organisation serait efficace pour les mettre en œuvre, le cas échéant ? On pourrait envisager la nomination de vice-présidents ayant mandat exécutif sur tel ou tel volet précis (recoupant le Pacte vert et le Numérique par exemple). Une telle organisation donnerait un pouvoir important à des vice-présidents, ce dont Ursula von der Leyen pourrait prendre ombrage, et marginaliser certains des commissaires, sous les ordres des vice-présidents, qui pourraient hésiter à se montrer coopératifs.

Un troisième enjeu crucial, pour la Commission, sera celui de ses ressources. Le plan Draghi demande un investissement de 800 milliards d’euros par an, ce qui pose immédiatement la question de la négociation des prochaines perspectives financières pluriannuelles. Sachant que le budget européen annuel doit respecter un strict équilibre comptable, il faudra, pour procéder à de nouvelles dépenses, soit émettre de nouvelles dettes soit disposer de nouvelles ressources propres.

Comment des États endettés à 110 % (France) ou 135 % de leur PIB (Italie) pourraient-ils défendre de manière crédible le renforcement du budget européen s’ils ne font pas la démonstration de leur capacité à maîtriser leur propre dette publique ?

On connaît les réticences de certains États face à la première option, on sait aussi qu’après l’émission de la dette commune post-covid, les dirigeants européens avaient amorcé une discussion visant à systématiser ce moyen de financement, qui n’a pas abouti. Comment des États endettés à 110% (France) ou 135% de leur PIB (Italie) pourraient-ils défendre de manière crédible le renforcement du budget européen s’ils ne font pas la démonstration de leur capacité à maîtriser leur propre dette publique ? Si l’Union européenne finance ses investissements en réalisant l’union du marché des capitaux, cela devra passer par l’union bancaire. Dès lors, comment mutualiser les risques en cas de crise ? Autant de difficultés qui n’appellent pas de résolution technique mais d’abord des réponses politiques.

Quels sont les enjeux qui attendent la Commission sur les dossiers des frontières extérieures (élargissement, guerre en Ukraine, sécurité et immigration) ?

La Commission devra faire face à la délicate question de l’élargissement. Côté Balkans, les quatre pays candidats (Serbie, Monténégro, Macédoine du Nord et Albanie) s’inquiètent d’un processus qui avance trop lentement… Du côté de Kiev, il restera aussi à affronter l’énorme malentendu attaché à l'Ukraine et à la Géorgie, qui entendent faire partie intégrante de l’Union européenne d’ici quatre ou cinq ans, ce que l’on juge, du côté de Bruxelles, irréaliste. Faudra-t-il jouer la carte de l’élargissement progressif comme l’a proposé la Commission ? Les aspirants États-membres pourraient graduellement bénéficier des avantages liés au statut d’État-membre (fonds de cohésion régionale, aides agricoles, possibilité d’assister, en tant qu’observateurs, à des groupes de travail). Les États-membres s’y plieront-il ? Les États candidats s’en satisferont-ils ?

La question de l’élargissement à l'Ukraine amène aussitôt celle de la guerre ; dès lors, trois questions se posent.
- Celle des ressources et de la quantité d’efforts à consacrer à l’Ukraine. Pourrons-nous continuer à apporter une aide financière régulière à l’Ukraine, alors que, dans presque chacun des États-membres, des voix s’élèvent contre ce soutien, y compris en l’Allemagne, deuxième contributeur après les États-Unis (8 milliards d’aides en 2024), qui a annoncé ne pas vouloir augmenter son budget d’aides à l'Ukraine en 2025 (en décidant de le geler à 4 milliards d’euros pour l’année prochaine) ?

- Celles des divisions internes sur la légitimité même du soutien à Kiev. La Hongrie de Viktor Orban, la Slovaquie de Roberto Fico, demain peut-être l’Autriche, où les élections législatives du 29 septembre prochain pourraient porter au pouvoir l’extrême droite du parti nationaliste FPÖ : autant de voix discordantes qui remettent en cause l’engagement de Bruxelles auprès de l’Ukraine attaquée.

- Celle de l’issue de cette guerre. L’Europe a jusqu’à présent été incapable de poser un objectif clair. À quoi ressemblerait une issue acceptable ? Aux États-Unis pourtant,  l’administration Biden s'est depuis longtemps emparée de cette question.

Enfin, la problématique semble–t-il insoluble de la politique migratoire est toujours pendante, malgré l’adoption récente - en juin dernier ! - du Pacte immigration et asile. Une quinzaine d’États membres a aussitôt déclaré que les mesures adoptées étaient insuffisantes, et ont appelé à de nouvelles mesures propres à renforcer la politique de retour des immigrés illégaux vers les pays de transit ou d’origine ou encore à envisager le développement des  modèles inspirés de la Grande Bretagne (au temps du gouvernement conservateur) ou de l’Italie qui recourent à des pays tiers (Rwanda, Albanie) pour accueillir les immigrés que ces pays n’entendent plus accueillir directement sur leur sol.

Du côté de Kiev, il restera aussi à affronter l’énorme malentendu attaché à l'Ukraine et à la Géorgie, qui entendent faire partie intégrante de l’Union européenne d’ici quatre ou cinq ans, ce que l’on juge, du côté de Bruxelles, irréaliste.

Enfin, face à la baisse de la démographie européenne et à la nécessité de recourir à l’immigration légale pour répondre aux besoins du marché du travail, le traitement de cette immigration légale doit-il devenir une compétence communautaire ?

Et la France dans tout ça ? Que reste-t-il, ou qu’attend-on, de l’influence française ?

La situation politique française suscite une profonde perplexité à Bruxelles et dans les États membres. L’absence de majorité est loin d’être une aberration au sein des autres États-membres mais elle fait craindre chez nos voisins que la France connaisse une sorte de tétanisation dommageable à l’action. Je ne crois pas qu’il faille craindre une "joie mauvaise" face à la position de faiblesse dans laquelle se trouve l’Hexagone. Au contraire, on redoute la perte d’influence française, qui a jusque-là été un important moteur pour l’Union. Qui, si la France n’est pas à l’initiative, sera capable de porter le rapport de Mario Draghi ?

L’une des manifestations de cette perte d’influence est l’affaiblissement de l'axe franco-allemand. Des deux côtés du Rhin, les dirigeants politiques sont fortement affaiblis et répugnent à miser sur la "sortie par le haut" d’un axe franco-allemand solide. Les préconisations du rapport Draghi vont accroître les divergences, et d’autres apparaîtront, notamment sur le chapitre ukrainien. Une patience résignée, le temps que les vents mauvais tournent, est-elle la solution ? Il suffirait d’attendre les élections fédérales allemandes de septembre 2025, si les mauvais résultats de la coalition Scholz ne provoquent pas une dissolution d’ici là. Certes. Mais la spirale géopolitique accélère sans cesse et ne laisse guère ce luxe. Peut-on se contenter d’attendre, dans le contexte des élections américaines de novembre, de la rivalité avec la Chine, de la menace russe ? Sans action politique, les difficultés iront s'aggravant.

Restent les autres acteurs européens, plus à même de réagir. Le Royaume-Uni bénéficie d’une dynamique assez favorable et le gouvernement travailliste de Keir Starmer est désireux de se rapprocher du social-démocrate Olaf Scholz, qui a tout intérêt à présenter à son opinion publique certains succès diplomatiques. Un accord bilatéral, dont la France (tout comme Bruxelles) a été tenue à l’écart, est en cours de préparation. Il ne s’agit pas d’accuser Londres d’avoir joué la carte éprouvée du "diviser pour mieux régner" : les Britanniques sont également demandeurs d'un rapprochement avec Paris, mais cette dernière souhaite d’abord que la négociation se fasse avec Bruxelles et les 27. Ailleurs, certains États membres prennent un nouvel ascendant. Ainsi de la Pologne, de l’Italie ou, jusqu’à peu, des Pays-Bas de Mark Rutte qui jouait les médiateurs entre les frugaux et les autres. Cette montée en puissance de certains États-membres pourrait être d'autant plus cruciale si la Commission perd en marge de manœuvre politique. La nomination de l'ancien Premier ministre portugais António Costa à la tête du Conseil européen est à cet égard une bonne nouvelle : homme tout à fait remarquable, agile sur le plan diplomatique et capable de comprendre les rapports de force, il a l’entregent politique requis par cette configuration complexe.

Le Royaume-Uni bénéficie d’une dynamique assez favorable et le gouvernement travailliste de Keir Starmer est désireux de se rapprocher du social-démocrate Olaf Scholz.

Autre sujet contentieux, comment l’Union européenne abordera-t-elle la transition à Washington ? Une position commune à l’égard d’une victoire de Kamala Harris ou de Donald Trump est-elle possible ? Les divisions sont fortes parmi les États-membre, entre un Viktor Orbán qui met en scène son amitié avec l’ex Président républicain, un Geert Wilders ou une Giorgia Meloni qui pourraient être amenés à privilégier la relation bilatérale dans les relations avec les États-Unis.

À noter cependant que la coopération en cours au sein du "triangle de Weimar", qui progresse utilement, pourrait contribuer à définir une ligne commune en matière de relations transatlantiques propre à inspirer les autres États membres. De manière générale et dans la ligne des recommandations du rapport Draghi, la diplomatie européenne pourrait gagner à faire preuve de plus de flexibilité en encourageant certains pays membres à aller de l’avant plutôt que de constater l’impuissance des 27 face à leurs divisions. L’exemple de l’accord sur le nucléaire iranien peut ainsi offrir un exemple inspirant : quelques États-membres (France, Royaume-Uni, Allemagne) et le Haut-Représentant s’étaient rassemblés pour avancer, avant de rallier progressivement les autres États-membres à leur cause.

Voici donc le contexte difficile dans lequel la Commission en cours de constitution devra naviguer : dans quelle mesure Michel Barnier, fin connaisseur des affaires européennes, laissera-t-il à Emmanuel Macron son "domaine réservé" ? Dans quelle mesure voudra-t-il s'impliquer personnellement ? Rappelons simplement à ce stade que, avec le Traité de Lisbonne tel qu’il s’est appliqué jusqu’à maintenant, il n’y a plus qu’un siège par État-membre au Conseil européen. Une demande française de changement de protocole créerait un précédent dont on peut penser que d’autres pays membres voudront tirer parti. C’est là une difficulté supplémentaire à garder à l’esprit.

Propos recueillis par Hortense Miginiac

Copyright image : John THYS / AFP
Kaja Kallas au Conseil européen, le 1er février 2024

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