AccueilExpressions par MontaigneL’économie en front de guerre commercialeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.16/04/2025L’économie en front de guerre commerciale États-Unis et amériques AsieImprimerPARTAGERAuteur Eric Chaney Expert Associé - Économie Auteur François Godement Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis Donald Trump, après avoir semé la panique sur les marchés en annonçant des hausses de droits de douane considérables, a finalement décrété le 9 avril une "pause" de 90 jours dans les nouveaux tarifs - sauf pour la Chine (où ils montent à 125 %). Ces derniers revirements ne présagent pas de la suite, mais certains enjeux émergent et dessinent un sombre paysage pour l'économie mondiale : quel impact les marchés financiers sous pression font peser sur l’administration, les entreprises et les ménages ? À quoi ressemblera la conjoncture économique à court et moyen terme ? Qu'implique le changement de statut du dollar, dont le statut de monnaie de réserve est désormais contesté ? L'analyse macroéconomique d'Éric Chaney se poursuit d'un passage en revue des idées fausses sur la Chine. "La Chine n'accepte jamais de perdre la face" ? "L’économie chinoise est insubmersible" ? "L’Europe peut voir en la Chine un partenaire de substitution" ? Triple raccourci, comme l'explique François Godement.Quels impacts macro-économiques ?De la guerre commerciale ouverte par Donald Trump, on pourra s’aventurer à retenir trois points, sachant que tout peut changer d’une heure à l’autre : le pouvoir des marchés financiers sur la décision politique ; le ralentissement de l’économie mondiale, quelle que soit l’issue de la guerre des droits de douane ; la remise en cause du statut du dollar en tant que monnaie de réserve - et pas seulement de monnaie de transaction.Le pouvoir des marchés financiers"On se bat pour Work street, pas pour Wall Street", est l’argument assené par Scott Bessent à qui contesterait la rationalité de ses prises de décision politiques - ce qui ne manque pas de piquant venant d’un Secrétaire au Trésor naguère gestionnaire de fonds spéculatifs. Mais l'administration Trump a néanmoins dû faire machine arrière, le 9 avril, sous la pression des marchés, comme l’avait fait avant elle Liz Truss, démissionnaire en octobre 2020 après 49 jours de gouvernement : le président américain a repoussé l’application des "tarifs réciproques" de 90 jours, faisant retomber les droits de douane vis-à-vis de l’Union Européenne de 25 à 10 %. Cette rétractation s’explique par la panique qui avait commencé à apparaître sur le marché obligataire et, plus précisément le marché des obligations du Trésor américain, les Treasuries. Les ordres de vente ont fait monter le taux à 10 ans de 0,5 point de pourcentage en quelques heures et l’adjudication hebdomadaire de Treasuries, au lieu d’être plusieurs fois sursouscrite, a eu de la peine à trouver preneurs. Faisant mine de ne pas être impressionnée par la chute des marchés d’action, la garde rapprochée de Donald Trump a toutefois paniqué lorsque le marché obligataire a, lui aussi, dévissé. Le recul précipité du Président américain (qui n’a pas oublié ses amis à cette occasion, en signalant que c’était le moment d’acheter des actions) montre si besoin était l’inanité des justifications "théoriques" apportées aux droits réciproques. D’ailleurs, la formule utilisée par les services de M. Lutnick, ministre du Commerce, s’appuyait, entre autres, sur un article de l’American Economic Review qui avait visiblement été mal compris, puisque les prix de détail et le prix des importations semblent avoir été confondus. Mais souligner l’absurdité criante de ces décisions erratiques ne suffit pas : il faut aussi tenter d’anticiper leurs conséquences sur les économies et les marchés.La chute des marchés a donc eu un impact immédiat sur les finances d’environ 80 % des foyers américains, et d’autant plus chez les foyers les plus aisés : pour les 50 % plus hauts revenus, 43 % de la richesse dépend des marchés d’actions.Contrairement au mantra populiste de Scott Bessent, les marchés d’actions n’importent pas qu’aux milliardaires de Wall Street. L’épargne de la grande majorité des ménages américains est sensible aux prix des actions, que ce soit par leurs investissements directs, leurs placements d’épargne retraite (IRA et 401k) et leurs fonds de pension professionnels. La chute des marchés a donc eu un impact immédiat sur les finances d’environ 80 % des foyers américains, et d’autant plus chez les foyers les plus aisés : pour les 50 % plus hauts revenus, 43 % de la richesse dépend des marchés d’actions.Ce sujet, conjugué à l’aversion pour l’inflation présente dans toute la population, risque de susciter un fort mécontentement, d’autant plus que l’électorat populaire ne manquera pas de remarquer que Trump est vite revenu sur les droits devant grever les importations de smartphones et d’ordinateurs, mais pas sur ceux qui renchériront les produits de consommation courante comme l’habillement et les jouets. Dans le chaos ambiant, Donald Trump veille à préserver les prébendes de ses comparses de la tech, en une logique mafieuse qui s’expose de manière de plus en plus éhontée. Les marchés l’ont fait plier, mais le risque demeure.Le ralentissement de l’économie mondialeLes économies de marché modernes reposent sur les paris sur l’avenir faits par les entreprises, les investisseurs et les ménages, et sont donc négativement touchées par le niveau d’incertitude sur la politique économique. Or l’indicateur d’incertitude, développé par trois économistes de Stanford et Northwestern University et qui fait référence, a bondi en février, atteignant pour les États-Unis son pic de mai 2020, en pleine pandémie, et le surpassant même pour l’économie mondiale, non sous le fait d’un virus ingérable, mais sous le coup des décisions chaotiques d’un homme d’État…Un niveau élevé d'incertitude économique se traduit par une baisse des investissements et une hausse de l’épargne des ménages au détriment de la consommation, entraînant un ralentissement de l’économie, voire une récession. Dans le cas américain, la forte inflation causée par la hausse des droits de douane ne permettra pas à la Réserve Fédérale de baisser ses taux d’intérêt pour soutenir l’économie et l’emploi. L’administration Trump, qui rêve de mettre la Fed au pas, pourrait vouloir user de la manière forte si le comité de politique monétaire, le FOMC (Federal Open Market Committee) ne suivait pas ses injonctions, en révoquant ses membres récalcitrants. Une telle révocation est a priori impossible mais les juristes trumpistes, qui s’appuient exclusivement sur la légitimité de l'expression populaire - c’est la doctrine du "constitutionnalisme du bien commun" -, estiment que l’impossibilité de révoquer les équipes dirigeantes des agences américaines n’est pas conforme à la Constitution et que par conséquent, l’exécutif pourraient "s’épargner" d’en passer par un changement de statuts.Barack Obama, qui s'est mis relativement en retrait de la vie politique, a d’ailleurs publiquement affirmé le 3 avril au Hamilton College à New York son inquiétude pour l’État de droit.Les conséquences pour l’Europe pourraient être moins catastrophiques que prévues, bien qu’elle soit touchée par la hausse des droits de douanes : l’euro s’apprécie contre le dollar, ce qui, conjugué à la baisse du prix du pétrole, devrait faire refluer l’inflation et permettre à la BCE de soutenir les économies européennes en baissant ses taux plus qu’elle ne l’envisageait.Les économies de marché modernes reposent sur les paris sur l’avenir faits par les entreprises, les investisseurs et les ménages, et sont donc négativement touchées par le niveau d’incertitude sur la politique économique.Le statut de monnaie de réserve du dollar contestéVenons-en au statut international du dollar. Que le dollar soit de moins en moins utilisé dans les transactions commerciales internationales ne remet pas en cause son statut de monnaie de réserve internationale, car ce statut provient non pas des échanges commerciaux, mais de la sécurité et de la liquidité des investissements en actifs américains, et, tout particulièrement en obligations du Trésor, les Treasuries. Les banques centrales, les fonds souverains et les grands fonds de pension publics et privés du monde entier ont en effet besoin de détenir dans leurs portefeuilles une part d’actifs sûrs et liquides, pouvant être revendus à tout moment si nécessaire, même si leur faible niveau de risque réduit également leur rendement. Hors les Treasuries, aucun marché au monde ne peut apporter ces qualités en volume suffisant.C’est d’ailleurs ce statut unique du dollar qui explique en partie le déficit courant américain : le rendement des actifs américains détenus par les investisseurs étrangers est plus faible que celui des actifs du reste du monde détenus par les investisseurs américains, qui recherchent un rendement élevé, les premiers étant volontairement surpondérés en Treasuries à faible rendement. Ce qui explique le faible coût pour les États-Unis de sa dette extérieure, conséquence des déficits passés.L'incertitude qui pèse désormais sur la politique économique américaine, y compris sur sa légalité, la volonté de l’administration d’utiliser tous les moyens pour faire baisser le dollar, y compris en empiétant sur l’indépendance de la Fed, pourrait sérieusement entamer le statut privilégié de monnaie de réserve du dollar, c’est-à-dire le statut de placement privilégié qu’offraient jusqu’à présent les Treasuries.Faut-il se réjouir de la fin possible de ce qu’on a souvent appelé le privilège exorbitant du dollar (comme les économistes Pierre-Olivier Gourinchas et Hélène Rey l’ont analysé en profondeur) ? Loin de là.Faut-il se réjouir de la fin possible de ce qu’on a souvent appelé le privilège exorbitant du dollar (comme les économistes Pierre-Olivier Gourinchas et Hélène Rey l’ont analysé en profondeur) ? Loin de là. En effet, aucune autre zone monétaire ne peut offrir des actifs ayant les qualités des Treasuries. Les obligations fédérales allemandes ont peut-être le niveau de confiance requis pour ce faire, mais leur encours est bien trop faible et leur liquidité est insuffisante. Les obligations d’État chinoises ne sont pas négociables sur les marchés internationaux en quantités suffisantes.Les Treasuries étant difficilement remplaçables, le dollar restera probablement la monnaie de réserve internationale à horizon prévisible, mais avec des doutes sur son statut qui pousseront les investisseurs à exiger une prime de risque supérieure pour les détenir. Ce qui implique concrètement des taux d'intérêts à long terme plus élevés et pas seulement aux États-Unis (notons que les taux allemands ont monté en même temps que les taux US lors de la crise de liquidité).Toutes choses égales d’ailleurs, des taux plus élevés réduisent la croissance économique : c’est l’économie mondiale qui souffrira des doutes sur le statut du dollar.Focus sur la guerre commerciale sino-américaineLa réaction de Pékin face aux événements en cours ne peut donner lieu à aucune certitude ; il convient en revanche de dissiper certaines vérités convenues."La Chine n'accepte jamais de perdre la face"Certes. L'expérience enseigne néanmoins que Pékin ne s’interdit pas certains ajustements pragmatiques. Ainsi, en 2001, le président nouvellement élu George W. Bush avait fermement exigé le retour d’un avion espion américain forcé d’atterrir sur l’île de Hainan après être entré en collision avec un chasseur chinois, en refusant au président Jiang Zemin les excuses que ce dernier exigeait. Jiang Zemin en visite en Amérique du Sud avait finalement déclaré: " quand deux automobilistes ont un accrochage, les deux s’excusent", dénouant ainsi la crise. r adopte finalement une position plus conciliante. Second exemple : le premier accord douanier entre la Chine et les États-Unis, signé en janvier 2020, avait les dehors d’un traité inégal des guerres de l’opium, au milieu du XIXe siècle. Les États-Unis n’y prenaient aucun engagement, tandis que selon les termes mêmes de l'accord, la Chine en prenait de nombreux sur le papier. En réalité, les États-Unis et Donald Trump avaient abandonné beaucoup de leurs exigences initiales. La Chine s’engageait à acheter pour 200 milliards de dollars de produits américains supplémentaires sous deux ans et à veiller au respect de la propriété intellectuelle.Aussi improbable que demeure un appel de Xi Jinping à Donald Trump, il ne faut donc pas sous-estimer la capacité pragmatique de Pékin à trouver des arrangements cosmétiques quand ils servent les intérêts chinois."L’économie chinoise est insubmersible"Si les droits de douanes invoqués sont bien appliqués, les dégâts qu’ils feront subir à l’économie chinoise seront très importants, notamment pour les industries de main-d'œuvre chinoise. Malgré sa résilience, et même si Xi tient bon, la psychologie des consommateurs et investisseurs chinois, aussi bien les foyers que les entreprises, dépend fortement de la conjoncture internationale, comme l’a déjà illustré la crise de 2008 et les effets déplorables observés sur la consommation intérieure chinoise. Aujourd'hui, aussi patriotes soient-ils, les Chinois vont encore diminuer leur consommation et épargner davantage. ⅓ de la croissance chinoise dépend des exportations, c’est sans doute plus en réalité puisque les chiffres de la croissance intérieure sont surestimés."Face au risque de protectionnisme, l’Europe peut voir en la Chine un partenaire de substitution"Si le coup porté à la Chine ne doit pas être sous-estimé et si la période actuelle est peut-être une opportunité unique pour la Commission européenne de parvenir à des accords, Pékin reste un partenaire à considérer avec méfiance.La Chine est consciente qu’il lui faut trouver des marchés de substitution, et qu’elle ne peut aller longtemps au-delà des performances d’exportation déjà atteintes. L’excédent commercial chinois a atteint 1000 milliards de dollars en 2023 et 2024 représente même, pour l’année s'achevant au trimestre Q1 2025, 1100 milliards de dollars. Les seuls produits manufacturés représentent 2000 milliards de dollars. Le moment pourrait donc être opportun pour que l’Europe entame des discussions afin d’obtenir un meilleur accès au marché chinois et en particulier aux adjudication et aux marchés publics, en échange d’importation de véhicules, tout en encadrant soigneusement les investissements chinois au nom de la sécurité économique (plus qu’au nom de la sécurité nationale dans certains secteurs stratégiques).Il faut donc s’attendre à une diffusion très importante du protectionnisme dans le monde, que la multiplication ou le renforcement des traités de libre-échange bilatéraux ne sauront pas compenser.Toute la difficulté vient de ce que la Chine compte sur sa maîtrise des voies indirectes par des pays tiers pour contourner les barrières douanières. Il faut donc s’attendre à une diffusion très importante du protectionnisme dans le monde, que la multiplication ou le renforcement des traités de libre-échange bilatéraux ne sauront pas compenser. En Chine, l’industrie logistique du détournement de l’exportation de la surproduction est phénoménale, via de faux documents ou des voies de transit). En l’absence de clauses d’origine, certains accords bilatéraux sont de véritables chevaux de Troie pour Pékin : ainsi du traité avec la Turquie, le Maroc ou l’Afrique du Sud. Pour se prémunir contre les abus du libre-échange, l’enjeu capital pour les Européens est d’identifier les composants qui circulent via les marchés tiers. La mise en place du Mécanisme d'Ajustement Carbone aux Frontières (CBAM, Carbon Border Adjustment Mechanism) pourrait aussi permettre de taxer le contenu carbone des importations chinoises.De plus, avoir un problème n’empêche pas d’en avoir deux : la Commission doit traiter la relation avec la Chine dans le cadre de la guerre commerciale avec les États-Unis mais aussi dans le cadre de la guerre d’agression russe, que Pékin soutient sous couvert de fausse neutralité. Or, si l’UE veut obtenir de la Chine une position plus conciliante sur l’un ou l’autre des sujets, il lui faudra consentir à certains compromis. C’est encore plus difficile sur la question russe, au cœur de la stratégie à long terme de Xi consistant à affaiblir l’Occident.La guerre commerciale a également des conséquences sur la guerre en Ukraine. L’impressionnante chute du prix du pétrole qu’elle entraîne, et qui pourrait compenser, pour l’électorat trumpiste, l’inflation générée par la guerre commerciale, est une mauvaise nouvelle pour Poutine : la compétitivité de son pétrole ressort affaiblie. Néanmoins, les Européens se disent prêts à importer plus de GNL américain en échange de l’engagement des États-Unis à leur côté sur leur sol, au moment même où il n’est plus rentable…L’UE dispose néanmoins d’un arsenal efficace à condition d’être bien manié, et d’éviter certains pièges que seraient la tentation d’agir de façon unilatérale, en essayant de préserver les spiritueux français isolément des voitures allemandes et au détriment de la solidarité européenne, en instaurant des quotas qui distordraient la concurrence ou en limitant certaines importations stratégiques, par exemple liées aux technologies numériques, sans s’assurer que les équivalents existent au sein de l’espace européen - ce qui reviendrait à se priver de la dynamique d’innovation nécessaire à sa compétitivité.Propos recueillis par Hortense Miginiac Copyright image : Anna Moneymaker / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP Le secrétaire au Trésor Scott Bessent et Donald Trump à la Maison Blanche, le 7 mars 2025.ImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneDécembre 2024Extraterritorialité américaine : une arme à double tranchantL'extraterritorialité, largement utilisée par les États-Unis, combine lutte contre les menaces globales et renforcement de leur domination économique. Face aux sanctions américaines, l'Europe voit sa souveraineté menacée et doit intégrer cette réalité dans sa stratégie économique. Comment peut-elle réagir ?Consultez la Note d'éclairage 10/03/2025 Trump 2.0 : un retour à l’âge impérial ? Jonathan Guiffard 25/03/2025 Relations commerciales Chine-Europe : sortir de l’impasse François Godement