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22/01/2025

[Le monde vu d’ailleurs] - L’Europe face à Trump

[Le monde vu d’ailleurs] - L’Europe face à Trump
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

20 janvier, ouverture du Forum économique de Davos et prise de fonction de Donald Trump, qui n’a pas mentionné l’Europe dans son discours d’investiture : l'Europe se trouve doublement confrontée à la question de sa compétitivité tandis que les dirigeants britanniques et allemands, en butte aux attaques personnelles d’Elon Musk, soulignent néanmoins leur volonté d’instaurer une bonne relation avec la nouvelle administration républicaine. Alors que l'intérêt de Londres pour la Chine irrite à Washington, l'Allemagne veut préserver sa relation transatlantique, quitte à œuvrer de façon bilatérale. Quelles stratégies pour les autres États-membres ? Comment l'UE peut-elle naviguer entre souverainistes, populistes et partisans d'une “adaptation” pour apporter une réponse unifiée ?  Faut-il choisir entre se concilier Donald Trump ou miser sur la compétitivité européenne, en s'attaquant au déséquilibre entre épargne européenne et investissement ? Le monde vu d'ailleurs, par Bernard Chappedelaine.

Une Allemagne soucieuse de préserver le lien transatlantique

"Une disruption maximale", c'est ainsi que l'Ambassade d'Allemagne à Washington qualifie, dans une note révélée par l’agence Reuters, l'agenda de Donald Trump pour son second mandat. Cette analyse, adressée à l'Auswärtiges Amt le 14 janvier, expose une "image sombre des États-Unis", souligne die Welt, elle attribue au Président républicain le projet de "redéfinir l'ordre constitutionnel en procédant à une concentration maximale des pouvoirs" à la Maison blanche au détriment du Congrès et des États fédérés, en mettant en cause l'indépendance de la justice et des media, en accordant un rôle central à la Cour suprême et en associant la "big tech" au gouvernement. "Plus que d'autres pays, l'Allemagne a beaucoup à perdre du deuxième mandat de Donald Trump", souligne Nikolas Busse, le pays est "vulnérable comme jamais". Donald Trump incarne l'antithèse des positions défendues par l'Allemagne ces dernières décennies auxquelles une grande partie de la classe politique adhère toujours : une économie ouverte, le respect des contrats, la protection du climat, la coopération internationale, une attitude ouverte face à l'immigration. Ce n'est pas un hasard si Elon Musk soutient l'AfD, le seul parti allemand qui partage la vision du monde de Trump, observe l'éditorialiste de la FAZ. Ses projets touchent deux domaines très sensibles en Allemagne. En premier lieu la sécurité extérieure : à la différence des puissances dotées que sont le Royaume-Uni et la France, l'Allemagne ne dispose pas de l'arme nucléaire, aussi doit-elle "tout faire pour maintenir l'OTAN en vie". L'Allemagne comme Export-nation, caractéristique qui faisait jadis sa force, est l'autre "talon d'Achille", faute de réformes structurelles, elle pourrait être victime de la politique commerciale de Donald Trump, alors même que, pour la première fois depuis 2016, les États-Unis sont redevenus en 2024 le premier partenaire commercial de l'Allemagne, les échanges avec la Chine étant en net recul (environ 250 Mds€ en 2024, env. 300 mds€ en 2022). Il est aussi regrettable que, même après l'invasion de l'Ukraine, le mandat de Joe Biden n'ait pas été mis à profit pour rechercher de nouveaux alliés, observe Nikolas Busse, désormais l'Allemagne ne peut plus se contenter d'une "prétendue supériorité morale", elle n'a d'autre choix de se montrer ouverte aux demandes de Donald Trump.

À Davos, au lendemain de l'investiture de Donald Trump, Olaf Scholz a déclaré que "les États-Unis sont notre plus proche allié hors d'Europe et je mettrai tout en œuvre pour qu'ils le restent". Approuvant la hausse des budgets de défense, il a plaidé en faveur d'une "industrie de défense européenne, qui développe de grands projets en commun". Le chancelier a indiqué vouloir défendre le libre-échange, "fondement de notre bien-être", il s'est félicité de la conclusion de l'accord UE-Mercosur et a appelé à approfondir l'union des marchés de capitaux, qui revêt "une importance décisive pour l'avenir de l'Europe".

"Une disruption maximale", c'est ainsi que l'Ambassade d'Allemagne à Washington qualifie, dans une note révélée par l’agence Reuters, l'agenda de Donald Trump pour son second mandat.

Dans une tribune publiée par le tabloïd Bild, Sigmar Gabriel appelle le prochain Chancelier à œuvrer pour que "l'UE devienne enfin une puissance qui soit prise au sérieux par Donald Trump". "Seules sont intéressantes pour les États-Unis une Allemagne forte et une UE forte", souligne l'ancien ministre SPD des Affaires étrangères et de l'Économie, qui regrette l'absence d’un centre de gravité au sein de l'UE et le "désintérêt" du gouvernement allemand pour le triangle de Weimar (Allemagne, France, Pologne). Contrairement à son premier mandat, Donald Trump a une stratégie, dont ses propos révisionnistes (Canada...) donnent un avant-goût, avertit le Président de l'Atlantik-Brücke. Candidat CDU/CSU à la chancellerie fédérale, Friedrich Merz juge Trump "très prévisible", il considère qu'il n'y a "pas lieu de jeter de regard inquiet vers Washington", car "si les Européens sont unis, ils ont leur mot à dire". Dans les milieux économiques allemands, le pessimisme est de mise, souligne une étude de l’institut Allensbach, il atteint le même niveau que lors de la crise financière de 2008, les interrogations sont particulièrement fortes s'agissant de l'avenir du secteur automobile. Le deuxième mandat de Donald Trump est vu de manière critique, mais les dirigeants de l'économie allemande espèrent limiter ses effets négatifs, ils appellent à éviter le "Trump bashing" et à trouver les moyens de coopérer avec Washington. S'agissant des questions de sécurité, l'opinion allemande évolue, 41 % des personnes interrogées jugent désormais insuffisant l'objectif des 2 % du PIB consacrés à la Défense.

Une UE divisée qui doit approfondir son intégration

Présente à l'investiture au Capitole, Giorgia Meloni n'a pas eu d'entretien séparé avec le Président des États-Unis, contrairement à sa précédente visite à Mar-a-Lago il y a deux semaines. Dans un message, illustré par une photo prise avec Donald Trump, la présidente du gouvernement italien - seule chef d'État et de gouvernement de l'UE présent à cette cérémonie - s'est déclaré persuadée que “l'amitié entre nos nations et les valeurs qui nous unissent vont continuer à renforcer la coopération entre l'Italie et les États-Unis pour faire face aux défis globaux”. La proximité affichée par Giorgia Meloni avec le Président Trump suscite un certain scepticisme, voire des critiques, note Euractiv. L’un de ses prédécesseurs, Romano Prodi, a mis en garde contre un comportement qui, certes, peut rapporter des bénéfices à court terme, mais avoir des répercussions négatives à long terme. L'ancien Président de la Commission européenne a souligné que Trump privilégie les gouvernements de droite “entièrement soumis”, il s'est inquiété du risque de tensions avec les institutions européennes si l'Italie tentait de “monopoliser” les relations avec Washington.

Les autorités polonaises ont également adressé au nouveau président des États-Unis tous leurs vœux de succès, à l'instar du Président Andrzej Duda, convaincu qu'il “renforcera les liens sur les plans politique, sécuritaire et économique” et donnera une “impulsion à l'alliance polono-américaine”. L'ancien premier ministre Mateusz Morawiecki, présent à l'investiture, a repris une formule de Donald Trump pour marquer que “nous avions besoin d'une révolution du bon sens”. Quant à Donald Tusk, qui exerce la présidence du Conseil de l'UE, il a déclaré à Bruxelles que l'UE devrait se féliciter et non rejeter l'appel du Président Trump aux États membres de l'OTAN à accroître leur effort de défense. 

L'opinion européenne est divisée sur le retour de Donald Trump à la Maison blanche. Selon un sondage réalisé par l’ECFR dans 11 États membres de l'UE, 22 % des personnes interrogées y voient une bonne chose pour leur pays, 38 % une mauvaise chose et 40 % n'ont pas d'opinion. Les Britanniques ont un avis plus tranché, 54 % d’entre eux jugent ce retour négativement, seuls 15 % y voient une bonne chose pour le Royaume-Uni. D'après une autre enquête effectuée fin 2024 dans les principaux États membres de l’UE, seuls 22 % des sondés considèrent les États-Unis comme un "allié" et 51 % comme un "partenaire nécessaire". S'agissant des gouvernements européens, Thomas Kleine-Brockhoff identifie trois groupes : les partisans d'une "adaptation" à l'administration Trump, souvent voisins de la Russie qui, à l'instar de la Pologne mais aussi de l'Allemagne, sont dépendants de la protection militaire américaine et entendent "bilatéraliser" les relations avec Washington ; les "souverainistes européens", à l'exemple de la France, dont les rangs pourraient s'étoffer avec le retour de Donald Trump et enfin les populistes (Hongrie, Slovaquie...) qui espèrent de sa réélection un "effet domino" au sein de l'UE. Pour le directeur de la DGAP, une alliance, difficile mais pas impossible à réaliser, entre ces trois groupes est nécessaire pour affronter la présidence Trump.

Plutôt que de tenter d' "acheter" Donald Trump en accroissant les importations d'armes ou de gaz liquéfié aux États-Unis, [...] l'UE serait mieux avisée de s'attaquer à ses problèmes structurels.

Plutôt que de tenter d' "acheter" Donald Trump en accroissant les importations d'armes ou de gaz liquéfié aux États-Unis, comme le proposent Christine Lagarde, présidente de la BCE ou Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission, l'UE serait mieux avisée de s'attaquer à ses problèmes structurels et de mettre en œuvre les recommandations des rapports Letta et Draghi afin d'améliorer la compétitivité de l'économie européenne, soulignent Erik Jones et Matthias Matthijs dans la revue Foreign Affairs.

Les excédents enregistrés par l'UE dans sa balance des opérations courantes avec le reste du monde illustrent ses déséquilibres internes entre épargne et investissement, qui se traduisent par la fuite hors de l'UE, notamment vers le marché américain, des capitaux européens à la recherche d'une meilleure rentabilité. Faute de créer les conditions d'un véritable marché unique européen et de retrouver une capacité d'innovation, les Européens vont en subir les conséquences (pertes d'emploi, baisse de niveau de vie) et être marginalisés par les États-Unis et la Chine, avertissent les deux experts.

Intervenant également au Forum de Davos, Ursula von der Leyen a, sans mentionner Donald Trump, appelé l'UE à franchir une nouvelle étape d'intégration, citant l'union des marchés de capitaux, l'approfondissement du marché intérieur et la création d'une "union de l'énergie". La présidente de la Commission a annoncé la publication prochaine de propositions pour mettre en œuvre les recommandations du rapport Draghi. Les discours d'Olaf Scholz et d'Ursula von der Leyen à Davos laissent sur sa faim Gerald Braunberger, l'un des éditeurs de la FAZ, déçu par ces interventions ("Pauvre Europe"), qui, selon lui, recyclent surtout de "vieilles recettes" ("Alte Hüte"), et ne peuvent dissiper l'impression que l'UE va figurer parmi les perdants des changements annoncés par Donald Trump.

Londres à la recherche d’un équilibre entre Bruxelles, Washington et Pékin

En dépit de la "relation spéciale" avec les États-Unis dont se prévalent les Britanniques, l'instauration d'une coopération productive avec l'administration Trump s'annonce comme un "combat difficile" ("uphill battle"), estime Skynews. À preuve l'absence du Premier ministre Keir Starmer à la cérémonie d'investiture, le 20 janvier, à laquelle ont été conviés non seulement Giorgia Meloni et Javier Milei, mais aussi Boris Johnson, Liz Truss et Nigel Farage, note la chaîne d'information, qui ne dénombre pas moins de sept points de friction compliquant l’établissement d’une relation de confiance entre Londres et Washington. Selon la presse britannique, le climat tendu entre les deux capitales pourrait reléguer Keir Starmer "en queue de liste" pour visiter la Maison Blanche. Dans un communiqué, le premier ministre britannique a félicité le Président Trump, soulignant que "le Royaume Uni et les États-Unis continueront à s'appuyer sur les fondations inébranlables de notre alliance historique". Keir Starmer devrait rencontrer le Président Trump "ces prochaines semaines", a assuré à la BBC David Lammy, le Foreign Secretary, qui, dans le passé, n’a pas ménagé ses critiques envers Donald Trump. Une partie des difficultés actuelles est liée à la politique intérieure des deux pays. L'équipe Trump n'a pas apprécié le soutien apporté, lors de la campagne présidentielle américaine, par des militants travaillistes à Kamala Harris, même s'il est traditionnel, le Parti conservateur contribuant pour sa part à la campagne du parti républicain. Le soutien apporté par Elon Musk à Nigel Farage, le dirigeant du parti Reform UK, a quant à lui agacé à Londres, de même que les violentes attaques personnelles lancées par le propriétaire de X (ex-twitter) contre Keir Starmer. La rétrocession à l'ile Maurice de l'archipel des Chagos, qui accueille sur l'île de Diego Garcia une importante base militaire américaine, est une autre source d'irritation entre Londres et Washington. Marco Rubio, le Secrétaire d'État désigné, y voit un "risque sérieux" dans le contexte de la menace que fait peser la Chine sur cette région.

Le "réengagement" décidé par le gouvernement travailliste vis-à-vis de Pékin sous le triptyque "Cooperate, challenge and compete", afin de revitaliser une relation qui s'est étiolée ces dernières années, peut également engendrer des tensions entre Londres et Washington.

Le "réengagement" décidé par le gouvernement travailliste vis-à-vis de Pékin sous le triptyque "Cooperate, challenge and compete", afin de revitaliser une relation qui s'est étiolée ces dernières années, peut également engendrer des tensions entre Londres et Washington, souligne Bloomberg. En novembre dernier, Keir Starmer a été le premier chef du gouvernement britannique depuis sept ans à se rendre en Chine, relève l'agence. Il y a quelques jours, la ministre des Finances britannique, Rachel Reeves, était à son tour en Chine dans un esprit de "coopération pragmatique" et se félicitait d'un nouvel investissement chinois de 600 millions £, rapporte Skynews. Le gouvernement Starmer est désireux de faire profiter le Royaume-Uni post-Brexit de la puissance de la deuxième économie du monde.

Ce faisant, souligne Bloomberg, il va à contre-courant des orientations politiques de Bruxelles et de Washington, où l'on est parvenu à la conclusion que les relations avec la Chine présentent plus de risques que d'opportunités. Des membres de l'équipe Trump s'en sont ouvert à l'entourage de Keir Starmer, soulignant que le Royaume-Uni ne devait pas être le maillon faible de la détermination occidentale, alors même que Pékin aide la Russie dans sa guerre en Ukraine. Cette stratégie visant à courtiser la Chine expliquerait, d'après The Independent, les réticences de l'administration Trump à accepter l'accréditation de Peter Mandelson - à qui on prête une proximité avec la Chine - comme prochain ambassadeur britannique aux États-Unis. Le premier ministre britannique a annoncé à Politico vouloir reprendre la négociation d'un accord commercial avec Washington, refusant un "choix binaire" entre un reset avec les États-Unis et un accord avec l'UE. Une augmentation de 10 % des droits de douane, décidée par Donald Trump, réduirait de 0,7 % la croissance d'une économie britannique en quasi-stagnation. Une hausse de 60 % des barrières douanières appliquées aux produits chinois aux États-Unis conduirait à une réorientation de ces exportations, notamment en direction de l'UE et du Royaume-Uni, qui serait sans doute conduit à son tour à protéger son marché et à alourdir les taxes sur les importations chinoises, explique une analyse du Center for European Reform.

copyright image : Anna Moneymaker / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Le président Donald Trump et la première dame Melania lors du bal Commander-In-Chief , l'un des trois bals officiels organisés pour la cérémonie d'investiture, à Washington le 20 janvier 2025.

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