AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d'ailleurs] - L’Europe, Poutine et Trump : vu de Moscou, triangulations et parallèlesL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.26/02/2025[Le monde vu d'ailleurs] - L’Europe, Poutine et Trump : vu de Moscou, triangulations et parallèles RussieImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Trois ans après le début de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2025, les États-Unis ont mêlé leur voix à celle de la Russie lors du vote de deux résolutions aux Nations Unies. Comment, en Russie, les experts tentent-ils d’évaluer la portée de ce revirement historique ? Quels sont les intérêts communs entre Moscou et Washington mais aussi les divergences sur la stratégie à l’égard de Kiev ? Si d’aucuns se félicitent du clivage apparu dans la communauté occidentale et prédisent un effondrement de l’"Occident collectif" et la marginalisation des Européens, d’autres soulignent aussi les incertitudes qui entourent la stratégie américaine, aussi bien concernant les objectifs poursuivis par Donald Trump que concernant sa marge de manœuvre réelle à moyen terme. Pour la Russie, l’alternative est nette : les États membres de l’UE peuvent abdiquer leur souveraineté en mettant en œuvre l’Europe de la Défense ou s’effondrer. Le monde vu d’ailleurs, par Bernard Chappedelaine.La reprise d’un dialogue "dense et respectueux" entre Moscou et Washington"Un Président absolument unique", "un dirigeant éminent", dont le dialogue avec le Président Poutine s’annonce "très prometteur", c’est le jugement porté récemment par Dmitri Peskov sur Donald Trump, appréciation peu habituelle du porte-parole du Kremlin sur un Président des États-Unis. "Pour la première fois, ces dernières décennies, un échange dense et mutuellement respectueux, substantiel et assez long, s’est déroulé entre les dirigeants de la Russie et des États-Unis", se félicite également Andreï Souchentsov, enseignant au MGIMO. L’entretien téléphonique, qui a eu lieu le 12 février, est "une victoire importante de la Russie sur le plan du narratif", souligne Vladimir Frolov, expert indépendant. Dans cette discussion sur les raisons profondes du conflit ukrainien, "Moscou est parvenu à imposer aux États-Unis sa vision d’un règlement, ces derniers ont de facto reconnu qu’une solution est impossible sans discussion directe sur tous les aspects de la crise ukrainienne, y compris sur les questions de sécurité européenne". Un point décisif, selon le politologue, est la reprise du dialogue à haut niveau sur un agenda international très large, dont l’Ukraine n’est qu’un élément, analyse encore Vladimir Frolov. L’ouverture de Donald Trump justifie à posteriori le refus du Kremlin de "compartimenter" la relation bilatérale comme le souhaitait l’administration Biden, désireuse de limiter les discussions à la question de la stabilité stratégique. À l’issue de ces premiers contacts avec leurs interlocuteurs américains, Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov ont décliné "avec satisfaction, lentement et de manière détaillée, le vaste éventail de sujets évoqués", preuve que les États-Unis reconnaissent dorénavant la Russie comme un partenaire et un interlocuteur, relève Alexandr Baounov. Le dialogue qui s’est instauré entre Moscou et Washington correspond au seul type de relations jugé pertinent au Kremlin, une "discussion franche, voire cynique, entre États véritablement souverains, tandis que les pays-clients, nerveux, font antichambre", explique le chercheur de la Carnegie. "L’exclusion du Président russe de la grande politique occidentale prend fin, en tout cas pour un temps", remarque aussi le politologue Andreï Pertsev, qui relève les critiques dont Donald Trump accable le Président Zelensky, alors que Vladimir Poutine est exempt de tout reproche."Ils seront rapidement aux pieds du chef et remueront gentiment la queue", a ironisé Vladimir Poutine, interrogé sur les réactions des dirigeants européens à cette reprise du dialogue Moscou-Washington."Ils seront rapidement aux pieds du chef et remueront gentiment la queue", a ironisé Vladimir Poutine, interrogé sur les réactions des dirigeants européens à cette reprise du dialogue Moscou-Washington, le Président russe se déclarant certain que "Donald Trump remettra rapidement de l’ordre dans les élites européennes". "L’humiliation des dirigeants de l’UE et de la majorité des États-membres par Trump, quand il a initié un dialogue direct avec la Russie au-dessus de leur tête et en dépit de leur volonté, est réjouissante", écrit Dmitri Souslov, enseignant à la Haute école d’économie de Moscou.Cette "hystérie" s’explique, le "grand frère" leur a clairement indiqué qu’ils ne sont pas autonomes, qu’ils ne participent pas à part entière aux négociations et ne sont qu’un élément de la "chaîne alimentaire" qui doit conforter l’hégémonie des États-Unis dans leur confrontation avec la Chine, leur principal adversaire stratégique. Il leur revient d’assurer la survie de l’Ukraine, de lui donner des garanties de sécurité sans participation des États-Unis et d’augmenter leur contribution à l’OTAN pour éviter le retrait total des États-Unis du continent européen. À la différence de Donald Trump, les Européens considèrent la Russie comme le "mal absolu", explique Dmitri Souslov, deux issues s’offrent à eux. La première voie est celle d’une intégration qualitativement nouvelle dans le domaine de la défense, ce qui signifierait "le refus du dernier symbole de souveraineté des États-membres" et la constitution d’un complexe européen en matière d’armement, faisant de l’UE une véritable force militaire, qui maintiendrait son orientation "antirusse". Un tel effort impliquerait des "dépenses colossales" dont Dmitri Souslov ne croit pas capables les pays européens, il signifierait la "renonciation au modèle de l’UE comme union d’États formellement souverains". L’autre scénario, nettement plus favorable à Moscou et qu’il juge plus probable, est la désintégration de l’UE et le retour de certains pays européens à une "politique plus autonome à l’égard de la Russie".Les Européens, obstacle à la paix en UkraineLa stratégie de politique étrangère des États-Unis poursuivie de manière continue pendant 80 ans, fondée sur un consensus bipartisan et sur le caractère indivisible de la sécurité euro-atlantique, est remise en cause, constate le site d’actualité indépendant Re : russia. L’équipe Trump met au premier plan les considérations partisanes et idéologiques et s’en prend plus à ses adversaires politiques aux États-Unis et en Europe qu’à ses concurrents géopolitiques. Fiodor Loukjanov se déclare "impressionné" par Donald Trump et par l’intervention du Vice-Président Vance à la conférence de Munich, qui affichent leur "mépris" pour la démocratie telle qu’elle est pratiquée par les dirigeants européens et ukrainiens. "L’Occident comme communauté unie par des valeurs partagées s’effondre, Munich l’a clairement montré", conclut également Alexandr Iakovenko, ancien ambassadeur de Russie. "L’OTAN prend les traits d’une réalité virtuelle, écrit-il. Dans la stratégie de Trump il n’y a pas de place pour l’Occident collectif, son utilité pour l’Amérique s’est épuisée". Le discours de J.D. Vance traduit un changement fondamental de la politique internationale, souligne encore Fiodor Loukjanov, qui reproche aux Européens d’être dépourvus d’une "grande stratégie", de rester attachés à "l’ordre ancien", celui du XXe siècle et de la guerre froide, qui assurait la centralité de l’Europe dans les affaires du monde et sa cohésion interne, alors que les États-Unis tentent de faire face aux défis nouveaux (Pacifique, Chine, Arctique). L’UE a intérêt à l’escalade des tensions, affirme cet expert reconnu, proche du Kremlin, et, à un moment donné, l’administration américaine ne pourra rester passive face à cette confrontation. C‘est aussi l’argumentation développée par Konstantin Zatouline, député à la Douma, interrogé sur la visite à Kiev de responsables européens pour le 3e anniversaire de l’invasion de l’Ukraine et sur les déplacements à Washington d’Emmanuel Macron et de Keith Starmer. Les Européens "veulent participer au processus de négociation pour entraver son succès et porter préjudice à la Russie", explique cet expert de l’espace post-soviétique, ils tentent de "rendre plus difficile l’élaboration de la formule de paix" imaginée par les Russes et les Américains et de conforter le soutien de la population ukrainienne aux "autorités de Kiev", en négligeant les difficultés et les victimes, et de les convaincre qu’ils recevront une aide de l’étranger."Le fait que Washington ait reconnu le caractère erroné et infructueux de sa politique visant à infliger à la Russie une défaite stratégique est une grande victoire pour notre pays" souligne Dmitri Souslov, qui se félicite que "Donald Trump soit prêt à prendre en compte des intérêts russes essentiels" et "tire un trait" sur "le paradigme des 35 dernières années", celui de l’après-guerre froide. Il s’agit d’un "coup colossal porté à l’establishment occidental traditionnel", qui, "il y a encore six mois, discourait sur le chemin irréversible de l’Ukraine vers l’OTAN".L’équipe Trump met au premier plan les considérations partisanes et idéologiques et s’en prend plus à ses adversaires politiques aux États-Unis et en Europe qu’à ses concurrents géopolitiques."Moscou et Washington ont des intérêts communs, remarque Andreï Souchentsov, l’espace, la sécurité alimentaire, énergétique et épidémiologique, la promotion des valeurs traditionnelles dans le monde, la volonté d’éviter une troisième guerre mondiale". "Si Trump est déterminé à se montrer implacable face aux élites globalistes, la Russie et les États-Unis auront des ennemis communs", ajoute-t-il. "Nous entrons dans un nouveau XXIe siècle qui ne va pas ressembler au XXe. […] Nous revenons à l’ère des grands États traditionnels", affirme Konstantin Malofeev, cité par le New York Times. "Si les États-Unis veulent que la Russie reconnaisse leurs intérêts […], alors ils doivent reconnaître une sphère d’intérêt à la Russie et admettre que l’Ukraine est pour nous la priorité existentielle numéro un" souligne cet homme d’affaires nationaliste. Après avoir entendu le discours du vice-Président des États-Unis à Munich, Alexandr Douguine salue "une nouveauté radicale dans la position idéologique des États-Unis qui ouvre des possibilités considérables à notre dialogue". L’intervention de J.D. Vance "correspond de manière étonnante à notre idéologie", ce discours "crée des conditions tout à fait inédites pour la rencontre Poutine-Trump" en préparation, estime ce théoricien bien connu de l’eurasisme. Le résultat des pourparlers de Riyad du 18 février peut conduire à s’interroger à nouveau sur des questions que l’on pensait réglées, observe pour sa part Andreï Kortounov, comme l’idée d’une cohésion de "l’Occident collectif", d’un "monde anglo-saxon uni", de la "toute-puissance de ‘l’État profond’" et sur beaucoup d’autres questions. Où passe la limite entre un "accord truqué" ("Договорняк") et un "compromis raisonnable", s’interroge le directeur scientifique du RIAC. En politique, il ne peut y avoir de certitude absolue, souligne-t-il. Sans faire injure à la délégation américaine à Riyad, "il est difficile de croire que leur talent diplomatique, leur clairvoyance politique et tout simplement leur expérience soient supérieurs à ceux de Sergueï Lavrov et de Iouri Ouchakov", estime Andreï Kortounov. En politique, il ne peut y avoir de garanties absolues de résultat, observe le politologue, qui appelle à saisir la "chance historique" d’un accord avec les États-Unis.Éviter un "Helsinki-2"Beaucoup d’experts russes appellent cependant à la prudence. En 2016, Donald Trump était présenté quasiment comme un allié de Moscou, la tonalité à Moscou a commencé à changer quand il a imposé des sanctions à la Russie, rappelle Andreï Pertsev. C’est pourquoi aujourd’hui les dirigeants des structures de force (Siloviki) invitent à ne pas placer trop d’espoir dans le nouveau président des États-Unis et les experts proches du Kremlin ont reçu pour instruction de "réduire les attentes" de l’opinion russe à son égard. Les autorités russes sont soucieuses d’éviter un "Helsinki-2", note encore Andreï Kortounov, en référence au sommet Trump-Poutine de 2018, qui s’était bien déroulé du point de vue russe mais qui n’avait pas empêché la détérioration continue des relations russo-américaines. Aujourd’hui, une absence de résultats serait perçue comme un échec, le prochain sommet nécessite une préparation soigneuse afin de convertir des engagements généraux en une "feuille de route". Jugé imprévisible et inconséquent, Donald Trump pourrait renoncer à s’investir dans les dossiers s’il se heurte à des obstacles, estime Andreï Pertsev."Trump a une vision simpliste du conflit ukrainien et va probablement en venir bientôt à la conclusion que ses tentatives de règlement aboutissent à une impasse", juge aussi Valeri Garbouzov, ancien directeur de l’Institut des États-Unis et du Canada.Beaucoup d’experts russes appellent cependant à la prudence. En 2016, Donald Trump était présenté quasiment comme un allié de Moscou, la tonalité à Moscou a commencé à changer quand il a imposé des sanctions à la Russie.Il faut se garder de toute euphorie, met en garde Dmitri Souslov, d’autant qu’en 2027, les élections de mid-term pourraient sérieusement réduire les marges de manœuvre du Président républicain et qu’en 2028 "l’establishment traditionnel va tenter de prendre sa revanche". En Ukraine, Donald Trump veut dès que possible conclure, non pas un règlement global qui s’attaque aux causes premières du conflit, mais un simple cessez-le-feu. Il s’agit pour lui, explique Dmitri Souslov, d’éviter un nouveau revers comme en Afghanistan et de dégager des moyens pour affronter la Chine.L’objectif de la Russie est à l’opposé, explique cet américaniste, elle veut "obtenir une victoire militaire en Ukraine et n’est pas intéressée à un cessez-le-feu tant que toutes ses exigences et conditions ne sont pas satisfaites". Enfin et surtout, souligne Dmitri Souslov, Donald Trump entend maintenir la prépondérance du dollar, renforcer l’hégémonie des États-Unis dans l’IA, leur suprématie dans l’hémisphère nord et affaiblir la Chine, raisons pour lesquelles "nous sommes toujours de part et d’autre de la barricade", affirme Andreï Souchentsov, qui n’exclut pas "un retour à la confrontation".Pour Alexandr Gabouev, "quel que soit le résultat imprévisible de la charge de cavalerie diplomatique de Trump, une chose est claire : même si les canons se taisent en Ukraine, même si Trump lève les sanctions en vigueur contre la Russie, le Kremlin continuera de voir dans l’Occident un ennemi mortel". Selon le directeur du centre Carnegie de Berlin, "le triomphalisme de Poutine, sa volonté de revanche, son désir d’imprimer sa marque sur l’histoire russe, qui se conjuguent à l’absence criante de contrepoids au Kremlin, conduiront Moscou à commencer à préparer la prochaine guerre tout en accentuant sa campagne d’intimidation contre l’Europe".Copyright image : Gavriil Grigorov / POOL / AFP Vladimir Poutine au Kremlin, le 5 février 2025ImprimerPARTAGERcontenus associés 19/02/2025 [Le monde vu d'ailleurs] À la veille des élections, l'Allemagne dans le cau... Bernard Chappedelaine 22/01/2025 [Le monde vu d’ailleurs] - L’Europe face à Trump Bernard Chappedelaine