AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d'ailleurs] À la veille des élections, l'Allemagne dans le cauchemar européenL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.19/02/2025[Le monde vu d'ailleurs] À la veille des élections, l'Allemagne dans le cauchemar européen Union EuropéenneImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Le monde vu d'ailleursLa séquence qui vient de se dérouler (entretien téléphonique Trump-Poutine, conférence sur la sécurité de Munich, pourparlers russo-américains à Riyad), a créé la stupeur dans une Allemagne en pleine campagne électorale. À quelques jours du scrutin du 23 février, responsables politiques et commentateurs tentent de tirer les enseignements de ce que le Spiegel qualifie de "semaine de vérité pour l'Europe" et Christoph Heusgen, l'ancien conseiller diplomatique d’Angela Merkel, de "cauchemar européen". Bernard Chappedelaine, en revenant sur la charge de J.D. Vance contre l’Europe, dresse le bilan d’une Allemagne divisée dont la réaction sera cruciale. La mise en garde de Frank Walter SteinmeierComme chaque année depuis plus de 60 ans, la capitale de la Bavière a accueilli en début d'année l'establishment politico-militaire de la planète. 60 chefs d’État et de gouvernement et plus d'une centaine de ministres ont participé à la conférence sur la sécurité de Munich (MSC). Le ton a été donné dès l'ouverture par Frank Walter Steinmeier, qui a usé d'un "langage inhabituellement clair et non présidentiel", note la Tageszeitung. Le chef de l'État allemand a observé que "la nouvelle administration américaine a une vision du monde très différente de la nôtre, qui ne respecte pas les règles établies, le partenariat et le capital de confiance qui s'est accumulé", il a ajouté qu'il "n'est pas dans l'intérêt de la communauté internationale que cette vision du monde devienne le paradigme dominant. L'absence de règles ne doit pas devenir la norme d’un nouvel ordre du monde". Évoquant la guerre en Ukraine, il a appelé Washington à se coordonner avec Berlin ("quoi que vous décidiez, parlons-en ensemble") et souligné que "la manière dont ce conflit s'achèvera exercera une influence durable sur notre ordre de sécurité et sur la puissance de l'Europe et de l'Amérique dans le monde". L'ancien ministre des Affaires étrangères s'est en outre déclaré "très inquiet qu'une petite élite du monde de l'entreprise ait les moyens et la volonté de redéfinir une grande partie des règles du jeu de nos démocraties libérales", alors que "certains membres de cette élite ne font pas mystère de leur mépris pour les institutions et les normes de notre démocratie". Depuis son investiture, le comportement de Donald Trump et de ses proches déconcerte et irrite la classe politique allemande.Depuis son investiture, le comportement de Donald Trump et de ses proches déconcerte et irrite la classe politique allemande, qu'il s'agisse de l'annonce de la hausse des droits de douane, des revendications territoriales sur le Groenland et le Canada, du soutien apporté par Elon Musk à l'AfD ou de l'entretien téléphonique Trump-Poutine deux jours avant l'ouverture de la conférence de Munich. Les déclarations, à certains égards contradictoires, sur la Russie, l'Ukraine et l'OTAN n'ont fait qu’ajouter à la confusion, relève le New York Times. Dressant le bilan de la MSC, Christoph Heusgen, son président, très ému, a conclu et que cette édition fut "en un sens un cauchemar européen" et que "l'Amérique de Donald Trump vit sur une autre planète". La charge de J.D. VanceD’après le programme de la conférence, J.D. Vance devait parler du rôle des États-Unis dans le monde, mais, à la surprise de son auditoire, il n’a mentionné qu’en passant la guerre en Ukraine, alors qu’il a fait la leçon aux Européens, relève le New York Times. Comme d’autres médias allemands, la Tageszeitung emploie le terme de "Kulturkampf" pour qualifier sa tonalité offensive. Effectivement, le propos du vice-Président des États-Unis a été "non diplomatique", observe la Süddeutsche Zeitung, ce fut une "douche froide pour l'Europe", note la FAZ, J.D. Vance a expliqué que la "principale menace pour l'Europe ne vient ni de la Russie ni de la Chine, ni d'un autre facteur extérieur, elle est d'ordre interne", elle a pour origine, selon lui, "le recul de l'Europe par rapport à certaines de ses valeurs les plus fondamentales". "Il n'y a pas de sujet plus urgent que la migration de masse", a-t-il poursuivi, critique de la décision des organisateurs de la conférence de ne pas inviter de représentants de formations populistes (AfD, Bündnis Sahra Wagenknecht) et affirmant qu’en démocratie "il ne doit pas y avoir de place pour la politique du "cordon sanitaire"". Le vice-Président des États-Unis n’a pas hésité à comparer la situation actuelle du continent à celle de l'Europe centrale et orientale à l’époque soviétique, caractérisée par la répression des dissidents, des églises et des médias et par des élections truquées. Il a accusé les gouvernements européens d’avoir peur de leur population, de mépriser l’opinion et de censurer les médias sociaux en agitant le risque de "désinformation". En déclarant "si vous fuyez devant vos électeurs, l’Amérique ne pourra rien faire pour vous", J.D. Vance a paru lier le respect par les États-Unis de leurs obligations d’assistance envers leurs alliés au "combat culturel de la droite américaine", s’inquiète la FAZ. Les responsables européens, rapporte le Financial Times, ont été "horrifiés" par le discours de J.D. Vance et par ses affirmations mensongères. Certains le comparent au discours prononcé par Vladimir Poutine en 2007, dans la même enceinte, dans lequel il fustigeait l’unilatéralisme des États-Unis. "Nulle part ailleurs en Europe, la diatribe de Vance n’a suscité autant de désarroi et de peur qu’en Allemagne, le pays-hôte de la conférence, où se déroulent des élections le week-end prochain sur fond de montée de l’extrême-droite", note Skynews. Depuis huit décennies, rappelle la chaîne britannique, "la relation transatlantique a sous-tendu la renaissance démocratique du pays, sa reconstruction économique et sa protection militaire, alors que Berlin s’est efforcé de tourner le dos à son passé nazi". Le porte-parole du gouvernement fédéral a dénoncé une "ingérence dans la campagne électorale". Le Chancelier Scholz a fait part de son "irritation", il a rejeté l’appel à abolir le "cordon sanitaire" qui isole l'AfD, position qui fait consensus parmi les partis démocratiques compte tenu de l’expérience du national-socialisme. Le ministre de la Défense, Boris Pistorius (SPD) - qui a réécrit son discours après l’intervention de J.D. Vance - a jugé ses critiques "inacceptables", notamment sa comparaison entre les démocraties européennes et les autocraties. Le Président du SPD, Lars Klingbeil, a dénoncé l’importation en Europe de la "politique illibérale" de l’administration Trump et l'appui accordé à l'extrême-droite. Quant à Friedrich Merz (CDU), il a critiqué un "comportement agressif vis-à-vis des Européens, et en particulier à notre égard". "Nous avons une autre opinion", a-t-il souligné, qu’il a eue l’occasion d’exposer clairement au vice-Président des États-Unis lors de leur bref entretien. Alice Weidel, la candidate de l’AfD, qui elle aussi rencontré J.D. Vance en marge de la conférence, s'est félicitée de son appel à supprimer le "cordon sanitaire" et à prendre un tournant dans la politique d’immigration ("Migrationswende"). Un fait est apparu clairement à Munich, juge la Süddeutsche Zeitung, "quelque chose s'est brisé dans la relation transatlantique, on ne sait pas si les Européens sont en mesure de la réparer et si les Américains veulent vraiment la réparer"."Quelque chose s'est brisé dans la relation transatlantique, on ne sait pas si les Européens sont en mesure de la réparer et si les Américains veulent vraiment la réparer".De part et d’autre de l’Atlantique, "la communauté de valeurs s'effrite", déplore aussi la Deutsche Welle (DW). Des décennies durant, elle fut le ciment idéologique qui a assuré la cohésion du monde occidental, rappelle la radio allemande, "partenaires et alliés au sein de l'OTAN et de l'UE pouvaient à tout moment invoquer la défense de la démocratie, de la liberté d'opinion et de l'État de droit". Désormais, ces concepts sont détournés et réinterprétés par une partie de l'élite politique, et ce non seulement aux États-Unis, s'inquiète la DW. Quel engagement allemand en Ukraine ?Les propos tenus par Keith Kellogg lors d'un événement en marge de la MSC n'ont pu qu'aviver les craintes des Européens. Il y aura "deux protagonistes et un médiateur", a précisé l'émissaire du Président Trump sur l'Ukraine, confirmant ainsi que les États-Unis ne se considèrent plus comme les alliés de Kiev et que les Européens ne seraient pas à la table des négociations. "Les dirigeants allemands ont été totalement pris par surprise en dépit du rôle important de Berlin dans la fourniture d’armes et d'une assistance à Kiev", observe Politico. "Les gouvernements européens s’étaient prétendument préparés intensivement au retour de Trump. L'état de choc provoqué par le coup de tonnerre de Washington" n'accrédite pas cette thèse, estime la FAZ. "On ne comprend pas comment les Européens pourraient assumer le rôle joué jusqu'à présent par les États-Unis en Ukraine", observe l'éditeur du quotidien. "Tout cela était prévisible depuis des années", regrette Christoph von Marschall, pour qui "la plus grosse erreur d'Olaf Scholz a été de négliger la sécurité et d’avoir perdu un temps précieux". L'un des enseignements de la MSC de 2025, écrit l’éditorialiste du Tagesspiegel, c’est que la répétition du scénario de "Munich 1938" dépend en bonne partie du prochain gouvernement fédéral, de sa décision de doubler sans délai le budget de la Défense. Les dirigeants sociaux-démocrates comme Olaf Scholz et Boris Pistorius admettent désormais la nécessité d’augmenter ce budget au-delà de l’objectif des 2 %, note die Welt, qui relève que la CDU/CSU propose la mise sur pied d’une "facilité financière" en dehors de l'UE afin de contourner le veto attendu de pays comme la Hongrie et d’associer le Royaume-Uni et la Norvège. Professeur à l'université de la Bundeswehr, Carlo Masala doute d'un sursaut européen ("l'UE demeure dans un état de choc et répète les mêmes discours depuis 25 ou 30 ans").La période électorale et le temps nécessaire pour la formation de la prochaine coalition créent aussi de l'incertitude et limitent les marges de manœuvre.Il appelle l'Allemagne à aller de l'avant et à agir avec détermination pour entraîner d'autres pays, point décisif, car, quand l'Allemagne hésite, d’autres États-membres s’abritent derrière elle pour procrastiner. La période électorale et le temps nécessaire pour la formation de la prochaine coalition créent aussi de l'incertitude et limitent les marges de manœuvre, note cet expert. La situation politique "volatile" en France complique encore la situation, remarque la Tageszeitung, le prochain gouvernement allemand aura peu de temps pour élaborer sa position et se coordonner avec ses partenaires européens, la prochaine échéance étant le sommet de l'OTAN, à la Haye fin juin. Des personnalités reconnues, mais qui n'exercent plus de responsabilités politiques, plaident pour un engagement plus actif de l'Allemagne et de l'UE en Ukraine. "Je ne comprends pas cette discussion", réagit Sigmar Gabriel, ancien ministre des Affaires étrangères et de l'Économie, l'Allemagne doit "naturellement" participer à une force de paix en Ukraine. Joschka Fischer qui dirigea également la diplomatie allemande, appelle à mettre sur pied "enfin" une armée et une industrie d'armement européennes, en y incluant le Royaume-Uni et la Norvège. L'ancien dirigeant des Verts plaide aussi pour un assouplissement des règles européennes en matière d'endettement. Selon un sondage réalisé les 13-14 février, l'opinion allemande est divisée sur une participation de la Bundeswehr à une force de paix en Ukraine, dans la partie orientale, 65 % des sondés y sont hostiles, mais globalement une majorité relative (49 %) y est favorable, tout particulièrement les électeurs des Verts (77 %), et également ceux de la CDU/CSU (59 %) et aussi du SPD (54 %). Lors de la réunion de Paris, Olaf Scholz a jugé une nouvelle fois "très prématurée", une discussion sur le sujet, position partagée par Friedrich Merz qui, en décembre dernier, s'était toutefois déclaré prêt à en débattre, s'il s'agit d’apporter des garanties de sécurité à l’Ukraine et si le mandat dévolu à cette force est "indiscutable". Le candidat de la CDU/CSU à la Chancellerie exprimait aussi le "souhait" que la Russie donne son accord à ce déploiement. Toutefois, d'autres membres de l’actuelle coalition comme les ministres de la Défense, Boris Pistorius (SPD) et des Affaires étrangères, Annalena Baerbock (die Grünen) se montrent ouverts à cette hypothèse. Sur la question du financement de l'effort de défense, Olaf Scholz a fait preuve à Paris de plus de flexibilité et admis que les règles budgétaires européennes pouvaient être assouplies en faveur des pays qui respectent l'objectif des 2 % du PIB alloués à la Défense (ce qui exclurait actuellement l'Italie, l’Espagne et la Belgique) et qu’en Allemagne le "frein à la dette" ("Schuldenbremse") devait être aménagé pour pouvoir rénover les infrastructures. Copyright Image : THOMAS KIENZLE / AFPOlaf Scholz à la 61e Conférence de sécurité de Munich, le 15 février 2025. ImprimerPARTAGERcontenus associés 05/02/2025 [Le monde vu d’ailleurs] - Le pari risqué de Friedrich Merz Bernard Chappedelaine 04/12/2024 [Le monde vu d’ailleurs] - Les mémoires d’Angela Merkel, chant du cygne de ... 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