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11/12/2024

[Le monde vu d’ailleurs] - L’imbroglio politique en France au miroir allemand

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[Le monde vu d’ailleurs] - L’imbroglio politique en France au miroir allemand
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

L'absence de majorité absolue à l'Assemblée nationale à l'issue des élections de juin 2022 avait conduit les commentateurs allemands à s'interroger sur une possible évolution des mœurs politiques françaises vers un plus grand parlementarisme. Force est de constater que ce n'est pas le cas, alors que la France, comme l'Allemagne, est confrontée à des défis immédiats (finances publiques, mondialisation, retour de Donald Trump, guerre en Ukraine) sur lesquels les positions des deux pays divergent fréquemment.

Les gouvernements français et allemand victimes de leur politique budgétaire

Le 80e anniversaire du débarquement allié en Normandie, les Jeux olympiques de Paris et la réouverture de Notre-Dame : "Emmanuel Macron avait cette année de nombreuses opportunités de se mettre en scène comme le chef d'État fort d'une nation fière, occasions qu'il n'a pas laissé passer", observe Niklas Záboji, correspondant économique de la FAZ à Paris. Le Président français maîtrise le spectacle, c'est un bon orateur, qui tient un discours intelligent et qui a une idée précise de la manière dont l'UE peut s'affirmer au XXIe siècle comme puissance politique et économique, écrit-il. En mai dernier, dans son discours à Dresde, il avait enthousiasmé son auditoire, le contraste ne pouvant être plus grand avec Olaf Scholz, affirme le quotidien de Francfort. Et pourtant, note Niklas Záboji, c'est moins le talent oratoire d'Emmanuel Macron que sa "politique erratique", appliquée cette année, qui va rester dans les mémoires car, "pour beaucoup de gens, ses interventions visionnaires sonnent de plus en plus creux". "Les mois à venir seront décisifs pour l'avenir de l'Europe, il faut espérer que l'élite politique française va agir de manière réfléchie et comprendre ce qui est en jeu", écrit le correspondant de la FAZ. "M. Barnier a échoué dans sa tentative de remettre de l'ordre dans les finances publiques de la France, de faire accepter à ses compatriotes un mélange de hausses d'impôt et de coupes budgétaires et de sortir le pays d'un endettement galopant", constate la Süddeutsche Zeitung. "En France, faire des économies est très difficile, pour un gouvernement sans majorité c'est presque impossible", estime le quotidien munichois. Pour sa part, le politologue Anatol Lieven constate qu'à un mois d'intervalle, les gouvernements français et allemand se sont effondrés, incapables de réunir une majorité parlementaire autour de leur stratégie budgétaire, rendue plus difficile par la stagnation économique et par l'assistance à l'Ukraine. Une consolidation budgétaire en France et une réforme du "frein à la dette" en Allemagne permettraient d'aller vers des financements communs par l'UE, notamment dans le domaine de l’armement, hypothèse actuellement peu vraisemblable, observe la Süddeutsche Zeitung.

Qui peut aider la France à sortir de l'ornière fiscale si l'Allemagne, principal bailleur de la zone, est en récession et ne dispose pas d'un gouvernement capable d'agir, se demandent des diplomates européens.

À Berlin comme à Bruxelles, beaucoup de commentateurs s'inquiètent de la situation politique et économique des deux grandes puissances de l'UE et de la zone euro. D'après les prévisions de Goldman Sachs, leurs économies devraient se contracter en 2025, même si celles-ci dans leur ensemble devraient éviter la récession, rapporte la Deutsche Welle (DW). Qui peut aider la France à sortir de l'ornière fiscale si l'Allemagne, principal bailleur de la zone, est en récession et ne dispose pas d'un gouvernement capable d'agir, se demandent des diplomates européens, cités par la DW, qui constate que "la locomotive franco-allemande, qui d'habitude donne le ton, est actuellement plutôt sur une voie de garage".

Beaucoup de commentateurs rapprochent la situation des deux pays. "Des temps difficiles à venir pour Paris et Berlin", estime la radio allemande. Alors que la situation politique française est incertaine et que le contexte géopolitique international est instable, à Berlin, la prochaine coalition formée à l'issue des élections de février prochain ne sera en place qu'en juin 2025, estime la DW, d'ici là le gouvernement Scholz devrait s'abstenir de décisions radicales. Il y a de bonnes raisons de penser que, dans quelques années, la trajectoire politique de l'Allemagne va rejoindre celle de la France, pronostique Anatol Lieven. "Sans le moteur franco-allemand, pratiquement rien ne fonctionne à Bruxelles", observe der Standard, qu'il s'agisse du budget, des questions militaires, de la guerre en Ukraine et des investissements considérables prévus pour la transformation numérique et écologique de l'industrie et de l'économie européenne. Certes, la Pologne de D. Tusk et l'Italie de G. Meloni se montrent constructives à Bruxelles, mais, selon le quotidien autrichien, "elles ne peuvent compenser les carences politiques actuelles". Ce manque de gouvernance en France et en Allemagne, observe la DW, est d'autant plus malvenu à quelques semaines de l'investiture de Donald Trump, qui ne fait pas mystère de son intention de taxer plus lourdement les importations européennes et de réorienter la politique étrangère de Washington, notamment vis-à-vis de l'Ukraine.

Pour les analystes européens, la première urgence consiste à réduire l'endettement de la France. En 2023, rappelle le magazine Focus, le déficit budgétaire était équivalent à 5,5 % du PIB, il pourrait atteindre cette année le seuil des 6 % et 7 % en 2025, alors que la dette dépasse 3 200 milliards d’euros, soit plus de 110 % du PIB, pourcentage largement supérieur à la moyenne (87 %) au sein de la zone euro. Quel que soit le prochain Premier ministre, une consolidation budgétaire est incontournable, souligne encore Niklas Záboji. Jusqu'à présent, la France n'a pas été sanctionnée par les marchés, mais "la confiance ne tient qu'à un fil", estime le correspondant de la FAZ, les comparaisons avec la Grèce se multiplient. "La France est le mauvais élève de l'UE", observe Markus Ferber, député européen (CDU) et expert des questions financières, cité par la DW, les marchés sont nerveux et redoutent une nouvelle crise de l'euro, relève-t-il. L'écart de taux (spread) entre les emprunts d'État français et allemand s'est accru. D'ores et déjà, note Focus, on spécule sur une intervention de la Banque centrale européenne qui dispose désormais d'instruments financiers ("Transmission Protection Instrument" - TPI) pour racheter des obligations d'État. Ce scénario n'est pas d'actualité, tempère l’hebdomadaire die Zeit, qui doute cependant de la capacité du successeur de Michel Barnier à réunir un consensus sur les mesures nécessaires au redressement des comptes publics. Après avoir bénéficié pendant deux décennies de la "confiance aveugle des marchés financiers", la France emprunte désormais à des taux plus élevés que l'Espagne, remarque Camilla Locatelli sur le blog de la LSE, elle affirme que, ces dernières années, le Trésor a utilisé son expertise et l'insuffisance des instruments de contrôle nationaux pour présenter à Bruxelles des projections de croissance optimistes et justifier un déficit public important.

Pour autant, selon l’agence Bloomberg, nous ne sommes pas à la veille d'un "moment Truss" ou d'une nouvelle crise de l'euro, la France pouvant, à la différence du Royaume-Uni, bénéficier des mécanismes de solidarité de la monnaie commune. Néanmoins, les problèmes que rencontrent l'Allemagne et la France ne leur permettent pas de mettre en œuvre les réformes destinées à améliorer la productivité et la compétitivité de la zone euro, ce qui affaiblit sa position de négociation vis-à-vis de l'administration Trump.

Après avoir bénéficié pendant deux décennies de la "confiance aveugle des marchés financiers", la France emprunte désormais à des taux plus élevés que l'Espagne.

Les divergences entre Paris et Berlin sur le projet d’accord UE/Mercosur

Le 6 décembre, la Commission européenne et le Mercosur ont finalisé à Montevideo un accord qui conclut 25 ans de difficiles négociations et devrait mettre en place la plus grande zone de libre-échange du monde, instaurant un marché de 750 millions de consommateurs et supprimant graduellement l'essentiel des droits de douane, annonce El Pais. Avec une part de 15 % dans le commerce extérieur de ce marché commun sud-américain, l'UE est le deuxième partenaire du Mercosur, devancée par la Chine (24 %). Du côté européen, l'Espagne et l'Allemagne étaient les principaux promoteurs de ce projet, dont le Brésil s'est fait l'avocat auprès des autres membres du Mercosur (Argentine, Paraguay, Uruguay, rejoints par la Bolivie). L'Allemagne devrait figurer parmi les premiers bénéficiaires de l'accord, analyse la FAZ, qui pourra augmenter ses exportations (voitures, machines, produits chimiques et pharmaceutiques), qui atteignent aujourd'hui 24 milliards d’euros, soit un montant équivalent à son commerce avec le Canada. Les relations commerciales de la France avec le Mercosur sont nettement plus modestes (10 milliards d’euros) et les exportations de produits agricoles y tiennent une grande place. La France, qui redoute un impact négatif de ce traité sur son agriculture, a réagi vivement à cette annonce, affirmant que "cet accord, dont le résultat final n’a pas encore été présenté aux États, reste inacceptable en l’état", l'Élysée ajoutant que "la France continuera, avec ses partenaires, de défendre sans relâche son agriculture et sa souveraineté alimentaire". À contrario, pour les Allemands, de plus en plus inquiets d'un déclin industriel, la conclusion de l'accord UE/Mercosur est une "très bonne nouvelle", remarque Politico, qui y voit aussi une revanche après la décision de Bruxelles de taxer plus lourdement les véhicules électriques chinois, prise en dépit des objections de Berlin, mais avec l'appui de Paris. Pour Ursula von der Leyen, qui débute son second mandat à la tête de la Commission, c’est un message à Donald Trump sur l’importance du maintien du libre-échange, mais c’est aussi un "pari risqué", souligne Politico. Elle a pris l'avion pour Montevideo au lendemain de la chute du gouvernement Barnier, alors que la France est l'État membre le plus hostile à ce traité, relève El Pais. Ursula von der Leyen risque ainsi de creuser le fossé existant entre la France et l'Allemagne, s'inquiète Politico. La première conséquence du mécontentement des autorités françaises a été l’absence de la présidente de la Commission à la cérémonie de réouverture de Notre-Dame.

La nécessité d’une entente franco-allemande sur l’Ukraine

"Le coup diplomatique de Macron", c'est ainsi que le magazine Cicero qualifie la réunion qu'il a organisée avec Donald Trump et Volodimir Zelensky à l'occasion des célébrations de la réouverture de Notre-Dame, événement inhabituel, note le magazine, puisqu’un chef d'État qui n'est pas encore en fonction a participé à cette rencontre. Le "numéro de soliste avec Trump et Zelensky" surprend la Süddeutsche Zeitung, qui s'étonne non seulement de l'absence d'Ursula von der Leyen, mais aussi du "mutisme franco-allemand", qui constitue un "sérieux facteur de risque pour l'UE". "Où est Olaf ?", se demande également la Tageszeitung à propos de la rencontre entre Donald Trump, Volodimir Zelensky et Emmanuel Macron, "image qui a fait le tour du monde ce week-end". L'explication avancée selon laquelle l'invitation était adressée aux chefs d'État ne convainc pas les commentateurs, notamment celui du Merkur, dans la mesure où les chefs de gouvernement autrichien et italien étaient présents. Des responsables de la CDU comme Roderich Kiesewetter, spécialiste des questions de défense, et Armin Laschet, ancien candidat à la Chancellerie fédérale, se sont émus de l’absence d’Olaf Scholz qu’ils accusent de "ne pas comprendre ce que signifie l'amitié franco-allemande", note le journal.

Le "numéro de soliste avec Trump et Zelensky" surprend la Süddeutsche Zeitung, qui s'étonne non seulement de l'absence d'Ursula von der Leyen, mais aussi du "mutisme franco-allemand", qui constitue un "sérieux facteur de risque pour l'UE". "Où est Olaf ?".

En visite à Kiev, le 9 décembre, Friedrich Merz, président de la CDU, actuellement favori pour succéder à Olaf Scholz, a proposé lors de son entretien avec Volodimir Zelensky la mise sur pied d'un "groupe de contact", comprenant l'Allemagne, la France, la Pologne et le Royaume-Uni, afin de coordonner les positions européennes, d'éviter des initiatives nationales et de promouvoir une vision commune avec les États-Unis, suggestion qui rejoint les réflexions ukrainiennes, s'est félicité le Président Zelensky. L'entourage de Friedrich Merz, rapporte la Süddeutsche Zeitung, souligne que son voyage a été préparé en liaison avec Londres et Paris et qu'à l'issue de son déplacement il se rend à Varsovie.

Sur le fond, le président de la CDU se prononce, comme la France, pour l’emploi des missiles livrés à l'Ukraine sur le territoire russe. À la différence d'Olaf Scholz également, il n'a pas d'objection de principe à la fourniture de missiles Taurus à l'Ukraine et se montre ouvert à la discussion, initiée par Emmanuel Macron, sur un possible déploiement de troupes étrangères en Ukraine, "tant que le pays n'aura pas intégré l'OTAN". Aujourd’hui, l'UE n'est pas unie sur l'Ukraine, observe Alexandra de Hoop Scheffer du German Marshall Fund, cette fragmentation l'affaiblit, la crise du leadership franco-allemand constitue un sérieux handicap.

Copyright image : Julien DE ROSA / AFP
Emmanuel Macron, Donald Trump et Volodimir Zelensky à l’Élysée le 7 décembre 2024.

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