AccueilExpressions par Montaigne[Le monde de Trump] – Russie : "L'ordre libéral universaliste est révolu"La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne États-Unis et amériques24/09/2025ImprimerPARTAGER[Le monde de Trump] – Russie : "L'ordre libéral universaliste est révolu"Auteur Michel Duclos Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie Auteur Fyodor Lukyanov Découvreznotre série Le Monde de TrumpDans ce nouvel épisode de la série [Le monde de Trump], Michel Duclos s’entretient avec Fiodor Loukianov, influent analyste russe, proche des idées du Kremlin, directeur de la recherche du club Valdai et rédacteur en chef de Global Affairs.On trouvera dans ses propos des éléments du "récit" officiel russe parfois choquants. On retiendra surtout une analyse au scalpel de l’approche trumpienne de la politique internationale et de ce qu’elle signifie pour le passage d’un monde à l’autre, d’un monde agonisant, l’ordre libéral international, à un monde qui reste à définir.INSTITUT MONTAIGNE - Comment caractériser l’approche Trump II en matière de politique étrangère ? Dans quelle mesure se distingue-t-elle de celle de Trump I et comment évaluer son impact sur les équilibres mondiaux, les affaires européennes, et certains théâtres régionaux - notamment le Moyen-Orient ?FIODOR LOUKIANOV - Entre Trump I et Trump II, rien n’a changé : ni les objectifs ni la vision du monde du président. Ce qui a changé, en revanche, c’est la perception qu’en ont les autres pays. En 2015, Trump faisait figure d’aberration, d’un hapax effrayant heureusement destiné à disparaître rapidement. Aujourd’hui, le trumpisme est devenu le modèle de la politique mondiale. Tout le monde en convient. La réélection de Trump, et l'absence d'opposition sérieuse à ses politiques, sont le symptôme d’un ordre mondial libéral qui est parvenu au bout de ses limites et dont ne dépendent plus les relations internationales. Trump est parfaitement en phase avec cette nouvelle époque : pour lui, le monde se résume à aux interactions entre les États, et le résultat de ces interactions dépend des rapports de force établis entre les acteurs. Le président des États-Unis ne reconnaît pas les institutions et les juge non seulement inutiles mais même nuisibles : pour lui, elles faussent le jeu.Comme Trump est convaincu que les États-Unis sont les plus forts, il a tout intérêt à défendre une approche transactionnelle, qui avantage l’Amérique.Comme Trump est convaincu que les États-Unis sont les plus forts, il a tout intérêt à défendre une approche transactionnelle, qui avantage l’Amérique. Car Trump valorise la force ; il la respecte, mais avant tout il l’utilise pour sa vertu disons pédagogique, sans la voir comme une solution de long terme. D’où sa réticence à s’engager dans des conflits qui s'étalent dans le temps. Il veut se cantonner à des démonstrations de force ponctuelles - comme on l’a vu au Moyen-Orient, au Yémen ou en Iran. Quelle que soit l’issue de ces interventions coups de poing, Trump les présente comme des victoires incontestables, et agit en conséquence. Et ça marche : il semble convaincre. Faute d’opposition vaillante, il n’est jamais remis en cause : cela le conforte dans sa méthode. Il est persuadé qu’il a raison.La principale différence entre Trump et ses prédécesseurs, c’est qu’il ne cherche pas àinfluencer le monde dans son ensemble, ni à lui donner une orientation spécifique. L’ordre mondial, selon Trump, doit simplement être tel qu’il permette aux États-Unis d’atteindre des objectifs concrets, c’est-à-dire des objectifs qui puissent être convertis en espèces sonnantes et trébuchantes. C’est là le principe fondamental. Le reste n’a qu’un rôle secondaire. Bien sûr, le facteur de l’ego personnel de Trump, sa vanité, ont leur part dans cette vision du monde, mais cela ne fait que renforcer l’approche globale.IM - Trump II veut-il entrer en compétition totale avec les autres grandes puissances ou préfère-t-il un monde organisé en sphères d’influence ? FL - Trump ne se demande sans doute pas s’il veut une compétition entre grandes puissances ou non : il ne raisonne pas en ces termes. À ses yeux, un seul pays a le droit et la possibilité de maximiser ses gains : les États-Unis. Pour les trumpistes, toutes les constructions intellectuelles du XXe siècle - à commencer par celles de Woodrow Wilson - sont des inventions qui ont empêché l’Amérique de parvenir à ses objectifs et lui ont mis des bâtons dans les roues. Dès lors, il serait temps que les États-Unis reviennent à leurs vraies racines. Ce n’est pas à proprement parler de l’isolationnisme - inenvisageable dans le monde actuel - mais un mercantilisme en politique étrangère poussé à l’extrême, dans la mesure du possible. Quant aux sphères d’influence, c'est un concept qui parle au président Trump. Il le fait sien, mais avant tout en ce qui concerne les États-Unis et il ne lui donne pas une acception exclusivement géographique. Trump estime que les États-Unis ont des droits tout particuliers sur l’Occident - cela inclut aussi bien le sud que le nord. Il considère que la sphère d’influence américaine intègre les pays alliés, qui ont des obligations à l’égard des États-Unis - et la réciproque est vraie, Trump ne le conteste pas directement. Il juge toutefois que ces obligations offrent un privilège considérable aux partenaires des États-Unis, et que par conséquent ceux-ci doivent s'acquitter de tous les coûts de ces privilèges s’ils veulent les conserver. Tous les bénéfices doivent revenir aux États-Unis.Trump ne reconnaît pas pour autant les sphères d’influence des autres pays. Il est prêt à gagner des avantages partout où il peut. Mais il trouve naturel que chaque pays ait ses intérêts propres et cherche à les défendre, s’il en a les moyens. À force d’être "pourri-gâté" par ses alliés, qui, presque tous, font ce qu’il demande et craignent de le contredire - on se souvient du Secrétaire général de l'OTAN, Mark Rutte, qui l’avait appelé "Daddy", Trump a pris l’habitude d’avoir raison. Qu’une grande puissance lui résiste le surprend, l’irrite, mais en même temps cela suscite chez lui un certain respect.Donald Trump serait sans doute très étonné de se l’entendre dire, mais il apparaît comme le représentant typique de ce monde multipolaire dont on parle tant : un monde où il n’y a ni règles universelles, ni idéologie dominante, où tout se décide sur la base d’accords concrets entre États ou groupes d’États, où tout dépend des rapport de force et des cultures politiques de chacun. Dans un tel monde, les États-Unis, qui sont encore les plus forts, sont les mieux positionnés pour parvenir à leurs objectifs.IM - Comment la Russie voit-elle ce monde Trump II ? Quelles sont les priorités et la stratégie de Vladimir Poutine et que cherche-t-il dans la relation entre les États-Unis et la Russie ? FL - Du point de vue russe, ce qui distingue Trump des autres présidents américains depuis la guerre froide, c’est son absence de postulat de départ idéologique. Trump agit avec un certain pragmatisme, sans tenir à imposer des normes de valeur ni une vision du monde. Cela ouvre les possibilités d’accords - y compris sur la question ukrainienne.Pour l’instant, cette posture n’a pas eu de résultats concrets, mais s’en est ensuivi un changement capital : Trump insiste sur le fait que les États-Unis ne sont dans le camp de personne. Ce sont des médiateurs. La guerre en Ukraine devient une affaire entre la Russie et l’Ukraine ou plus largement l’Europe, et les États-Unis tentent de réconcilier les parties. Une telle conception eût été impensable avant l’arrivée de Trump. Du point de vue de la Russie, un autre changement est capital : la crise de l’OTAN. Cela fait longtemps que Moscou voit l’Alliance atlantique comme un reliquat anachronique de la Guerre froide. En 2022, l’OTAN a commencé à chercher une nouvelle raison d’être et un nouveau rôle - cela semblait fonctionner. Mais le revirement américain remet en question la structure-même de l’Alliance. L’OTAN, qui se voyait comme le système de sécurité européen d’après-guerre froide, n’existe plus vraiment. Ce qu’elle deviendra dans un monde où l’Europe est marginalisée reste incertain. Il faudra au minimum la réformer en profondeur.La Russie a-t-elle de grandes attentes vis-à-vis de ses relations futures avec les États-Unis ? Je ne crois pas. Mais la perspective d’un affrontement direct, qui semblait proche après 2022, s’est aujourd’hui éloignée.IM - Trump n’est pas le seul facteur de rupture. Le véritable tournant a peut-être eu lieu avant lui. Quelles sont les marges de manœuvre pour les puissances moyennes dans ce nouveau monde ? FL - Ce n’est pas Trump qui a changé le monde mais le nouveau monde qui appelle des dirigeants tels que Trump. La "fin de l’histoire" n’est plus à l’ordre du jour : nous sommes entrés dans une nouvelle ère qui, si l’on regarde l’histoire des relations internationales dans son ensemble - sans s'arrêter aux 80 dernières années - est un retour à la normale. C’est l’après-Seconde Guerre mondiale qui avait fait figure d’exception.Ce n’est pas Trump qui a changé le monde mais le nouveau monde qui appelle des dirigeants tels que Trump.Pour les puissances moyennes, en réalité, cela ne change pas grand chose. Les puissances moyennes ont toujours dû trouver des moyens pour renforcer leurs positions - seules ou en coalition. C’est encore le cas aujourd’hui, bien que l’accent soit bien davantage mis sur l’indépendance. Désormais, la tendance générale est que chacun compte d’abord sur lui-même. En un sens, cela permet une plus grande flexibilité.La Russie y est prête : historiquement, elle n’a eu d’allié que dans certaines périodes très critiques. Le reste du temps, elle privilégie l’autosuffisance avec des coopérations ponctuelles pour son développement. L’Union européenne est dans la situation la plus difficile : comment poursuivre l’intégration dans ce nouveau monde ? L’intégration pourrait même devenir un fardeau, car elle empêche de prendre des décisions rapides et claires. L’Union européenne est dans la situation la plus difficile : comment poursuivre l’intégration dans ce nouveau monde ? L’intégration pourrait même devenir un fardeau, car elle empêche de prendre des décisions rapides et claires. Quoi qu’il en soit, l’UE devra se réformer, personne n’y est encore prêt. Le reste du monde, y compris les États-Unis, a déjà choisi sa direction.IM - Quelle est votre analyse du sommet d’Anchorage en Alaska et de la réunion à la Maison-Blanche avec Zelensky et les Européens ? Trump est-il dans le camp de Poutine ? Comment envisagez-vous les relations russo-américaines ?FL - Le sommet d’Alaska, puis la réunion à Washington, n’ont rien produit de nouveau. Chacun est resté sur ses positions. Le processus reste douloureux, et la dimension militaire est toujours centrale. Elle déterminera tout. Penser que Trump est dans le camp de Poutine est une absurdité. Il n’y a que les Européens pour le croire ! Mais le président des États-Unis ne se sent tout simplement pas concerné par le conflit en Ukraine.Toutefois, penser que Trump est dans le camp de Poutine est une absurdité. Il n’y a que les Européens pour le croire ! Mais le président des États-Unis ne se sent tout simplement pas concerné par le conflit en Ukraine et veut s’en débarrasser pour passer à autre chose. Il a d’autres priorités en tête, dont il considère qu’elles sont bien plus prioritaires pour l’Amérique. Pour autant, il ne peut pas abandonner ce conflit non plus, il y est trop impliqué. Il y a tout à parier que, dans un avenir proche, les choses continueront comme elles sont, sans changement majeur.IM - Vous estimez que ni les pays qui font partie des BRICS ni ceux ont rejoint une alliance pilotée par Pékin ne sont contre l’Occident. Mais on ne peut pas nier que Xi Jinping et Poutine ont tenu des discours très fortement anti-États-Unis et, dans le cas de la Russie, anti-Européens ? FL - L’arène internationale est désormais prête à devenir un espace de conflits aigus. Il y a des raisons en partie subjectives - l’absence de compréhension mutuelle entre les plus grands acteurs, leur incapacité à résoudre leurs désaccords de manière pacifique.L’Occident continue de penser qu’il a raison, que sa vision du monde est la bonne et à attendre que les autres pays s’y conforment - ce qui n’arrive pas.L’Occident continue de penser qu’il a raison, que sa vision du monde est la bonne et à attendre que les autres pays s’y conforment - ce qui n’arrive pas. Pourtant, les facteurs de tension essentiels ne sont pas d’ordre psychologique : les changements survenus sur la scène mondiale - basculement économique, transformation sociale - sont tangibles et objectifs. La place et le rôle des différents pays évoluent, ceux qui dominaient naguère sont en recul ou cherchent à conserver leur position, de nouvelles puissances revendiquent une place plus importante. L’environnement tout entier est fortement conflictuel, c’est un fait incontestable. On entend de toute part fuser des déclarations très dures. La rhétorique anti-occidentale de Poutine et de Xi ? Oui, mais l’Europe et les États-Unis ne tiennent-ils pas, eux aussi, des propos vigoureusement anti-chinois et anti-russes ? Ne font-ils pas pression sur la Chine et la Russie par tous les moyens possibles, économiques mais pas seulement ? Nous assistons à un changement de paradigme mondial à grande échelle. Dieu merci, pour l’instant, cela relève encore de discours et de postures dont la traduction militaire est relativement contenue, mais elle risque de s’étendre si l’on ne prend pas la situation au sérieux.IM - L’un de nos interlocuteurs a estimé que dans la vision du monde de l’administration Trump - indépendamment de l’"agnosticisme idéologique" que vous évoquez, - il existait un nationalisme civilisationnel, défini par l’ambition de reconstruire l’Occident autour du christianisme et de la "blanchité". Il s’agit d’un nationalisme a-historique - "sans histoire" - en ce sens qu’il n’est lié à aucun peuple ou territoire spécifique. On peut soutenir que cette dimension civilisationnelle chère à la droite américaine existe également chez Vladimir Poutine. Lui aussi se perçoit comme le protecteur des valeurs chrétiennes et définit le nationalisme russe en termes civilisationnels chrétiens. Modi en Inde ou Xi en Chine utilisent également le langage du nationalisme civilisationnel lorsqu’ils définissent ou projettent leur intérêt national. Sommes-nous donc aussi dans une lutte civilisationnelle ? Comment cela s’articule-t-il avec la multipolarité ? Quelle sera la place de l’Europe ? Si la lutte est définie en termes civilisationnels, peut-on concilier les intérêts nationaux avec des intérêts globaux communs, qui nécessitent une approche dépassionnée des conflits et des problèmes mondiaux ?FL - "Nationalisme civilisationnel" : les formules censées décrire la politique de tel ou tel pays font florès. Cette expression-ci ou une autre, peu importe au fond. Ce qui compte en revanche, c’est de voir que l’ordre mondial libéral, qui dans son essence était universaliste - c’est-à-dire fondé sur l’idée que des normes communes existaient chez tous, et qu’elles avaient été posées par l’Occident - est révolu. Il est en train d’être remplacé par un autre système, que nous ne savons pas encore exactement comment nommer. Ce nouveau système ne comprendra pas de normes universelles, du moins pas avant longtemps. Le "transactionnalisme", considéré comme un dévoiement inacceptable dans le système libéral universaliste, est désormais le seul moyen de résoudre les conflits.Et le "transactionnalisme", considéré comme un dévoiement inacceptable dans le système libéral universaliste, est désormais le seul moyen de résoudre les conflits. Est-ce que cela fonctionnera mieux ? Impossible à dire. Il est en revanche certain que plus personne n’acceptera de se conformer aux injonctions d’autrui.Copyright Image : Alan DucarreImprimerPARTAGERcontenus associés 06/08/2025 [Le Monde de Trump] - Inde : "La théorie du déclin des États-Unis est une p... Michel Duclos François Godement Soli Özel 12/08/2025 [Le Monde de Trump] - Chine : “Une opportunité comme il ne s’en est pas pro... 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