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La candidature de la Serbie à l’Union européenne a-t-elle un avenir ?

La candidature de la Serbie à l’Union européenne a-t-elle un avenir ?
 Cyrille Bret
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Défense, Europe centrale et orientale
 François Lafond
Auteur
Ancien Conseiller spécial de la France en Serbie

À la veille de la visite annoncée du président serbe Paris, il convient de revenir sur la trajectoire européenne de la Serbie, d'autant plus que la Commission européenne a remis son rapport annuel sur l’avancement des négociations d’adhésion à l’UE. L'exemple serbe rappelle les difficultés des Balkans, alors que la région est devenue centrale dans le contexte de la guerre en Ukraine. Aleksandar Vuči​c, à la tête du pays depuis 2017, fait face à une violente contestation sociale et se rapproche ostensiblement de Moscou et Pékin. Pourquoi la Serbie, qui a reçu 872 millions d’euros au titre de l'aide à l'adhésion, préfère-t-elle sa stratégie de l’​"intérêt national" ​aux efforts pour assimiler l’acquis communautaire​ ?

La candidature serbe sous pression

Le 3 novembre, la Commission européenne a présenté son rapport annuel sur l’avancement des négociations d’adhésion à l’Union européenne pour les neuf pays concernés : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Géorgie, Macédoine du Nord, Moldavie, Monténégro, Serbie, Turquie et Ukraine, sans compter le Kosovo qui a déposé sa candidature le 15 décembre 2022, sans qu’elle n’ait encore été acceptée par les 27 États membres. La Serbie a été scrutée avec une attention redoublée et a essuyé des critiques détaillées plus explicites que les autres de la part de la Commission.

Le pays est en proie, depuis un an, à un face-à-face violent entre un puissant mouvement étudiant et social et la présidence d’Aleksandar Vučić. Loin de constituer un simple exercice technique sur l’assimilation de l’acquis communautaire par le pays, le rapport annuel de la Commission est donc aussi un acte politique.

Après le Parlement européen, la Commission est-elle en train de durcir durablement le ton sur les libertés publiques, la bonne gouvernance et les orientations stratégiques de la Serbie ? Les Européens sont-ils déterminés à obtenir de la part de la présidence Vučić des réformes et des réorientations, en mettant en œuvre une stratégie plus offensive ? Ou bien reviendront-ils à leur traditionnelle bienveillance gênée après avoir froncé les sourcils dans des mises en garde passagères ?

Les manifestations changent la donne… à Bruxelles aussi

Depuis son accession à la présidence de la Serbie en 2017, Aleksandar Vučić est passé maître dans l’utilisation des leviers et des institutions démocratiques à son avantage. Il a réussi à construire un système de pouvoir pyramidal, "illibéral", dans les médias, au parlement et dans la magistrature.

Il emprunte aussi à la tradition yougoslave titiste de non-alignement un équilibrisme habile entre l’Occident et ses rivaux.

Il emprunte aussi à la tradition yougoslave titiste de non-alignement un équilibrisme habile entre l’Occident et ses rivaux. Il parvient à être apprécié par ses homologues européens, en France en premier lieu, tout en cultivant ses liens avec la Russie de Vladimir Poutine (sa participation au défilé du 9 mai 2025 à Moscou) et la Chine de Xi Jinping (sa présence à la parade du 3 septembre 2025 à Pékin).

L’invasion de l’Ukraine et une succession de soubresauts sociaux dans son pays ces dernières années, parfois dramatiques, éclairent désormais d’une lumière crue la candidature de la Serbie pour devenir membre de l’Union européenne. Les institutions européennes en mesurent les risques et ne lésinent plus sur les messages vigoureux adressés au Président Vučić.

La Gen Z joue un rôle déterminant dans cette prise de conscience européenne. En effet, la Serbie a vécu une vague de contestations, d’abord étudiantes puis sociales, depuis la mort de 16 personnes dans l’effondrement d’un auvent à peine construit à la gare de Novi Sad le 1er novembre 2024.

Cette catastrophe a mis en évidence le non-respect des règles de bonne gouvernance des autorités, leur refus de s’expliquer de manière transparente sur les causes de ce drame et le retard dans la désignation des responsables. La réponse du président, tour à tour dilatoire et menaçante, n’a fait que renforcer la détermination des étudiants. Le Premier ministre, deux membres du gouvernement et une dizaine de personnes ont finalement dû démissionner pour essayer de freiner le mouvement. Mais aucune réponse concrète n’a été donnée aux demandes initiales, aucune condamnation n’a été prononcée. Au contraire, les autorités ont réagi par des mesures toujours plus répressives et arbitraires, y compris en tentant de museler la presse.

Comment les institutions européennes, championnes de l’État de droit, pouvaient-elles ne pas prendre la mesure de cette réalité et ne pas adopter un discours plus en phase avec des citoyens dont le pays est engagé depuis une dizaine d’années pour devenir membre de l’UE ? Comment veiller à l’adoption des valeurs de notre acquis communautaire, regroupées dans le bloc "fondamentaux", par un gouvernement qui s’en éloigne de jour en jour ?

L’européanisation à pas comptés de la Serbie de Vučić

L’intégration des Balkans occidentaux dans l’Union européenne est très lente de manière générale : les préparations aux négociations pour certains de ces six pays ont commencé il y a plus d’une vingtaine d’années. Mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la réaction unanime de l’Union européenne pour assurer les Ukrainiens de leur destin européen a relancé les dynamiques balkaniques. Candidats depuis des années, la Serbie, la Bosnie, l’Albanie, la Macédoine du Nord et le Monténégro ont été pris d’une crainte : se faire dépasser dans la file d’attente à l’adhésion par l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la réaction unanime de l’Union européenne pour assurer les Ukrainiens de leur destin européen a relancé les dynamiques balkaniques.

Dans un contexte de concurrence géopolitique accrue, les institutions européennes redoublent d’efforts et d’initiatives (dont un nouveau plan de croissance pour les Balkans occidentaux décidé en 2023, doté d’une enveloppe de 6 milliards d’euros complémentaires aux fonds IPA, -Instrument d'aide de préadhésion) pour accélérer l’adhésion.

Cependant, la Serbie n’a ouvert que 22 chapitres sur les 35 du processus d’adhésion. Elle en a clôturé deux seulement. Autrement dit, elle a absorbé une partie limitée de l’acquis communautaire, organisé en 35 "paquets". Pourtant le président et les membres du gouvernement claironnent que l’adhésion à l’Union européenne est la priorité stratégique du pays. Le contraste est frappant entre ce mantra officiel enthousiaste et la réalité d’un processus d’adhésion stagnant. En effet, les négociations d’adhésion avec la Serbie sont quasiment à l’arrêt depuis février 2022, faute d’une décision politique pour ouvrir en particulier la troisième étape ou "cluster" des négociations.

Comment expliquer que ce pays de 6,6 millions d’habitants, au PIB de 83 milliards en 2024, héritier d’une histoire tumultueuse et d’un démembrement encore traumatique, disposant d’une administration structurée, refuse de considérer l’adhésion à l’UE comme un moyen de solidifier des éléments de sa souveraineté  ?

L’obsession de "l’intérêt national" est soigneusement cultivée par le parti du président Vucic. L’entourage du président serait sans doute perdant en cas d’application stricte des règles de bonne gouvernance de l’UE en Serbie. C’est certainement l’élément qui explique le mieux les décisions du pouvoir serbe actuel, de son positionnement géopolitique et les retards dans le processus d’adhésion. Qu’il s’agisse du refus de s’associer aux 19 paquets de sanctions adoptées par l’UE à l’endroit de la Russie ou du développement derelations commerciales poussées avec la Chine (qui représente 10 % des échanges et des investissements) ou de la multiplication d’accords de libre-échange qui devront cesser une fois l’adhésion obtenue, la politique étrangère de la Serbie est actuellement en tension explicite avec les axes majeurs de la Politique étrangère et de Sécurité Commune (PESC). Dans son rapport annuel sur la candidature serbe, la Commission note un léger progrès cette année : elle estime le taux de compatibilité de la politique étrangère de la Serbie à 63 %, en progrès par rapport aux 59 % de 2024. Par contraste, tous les autres États balkaniques sont pleinement solidaires (à plus de 90 %) avec les 27 États membres.

La même priorité exclusive donnée à "l’intérêt national" s’applique à la normalisation des relations avec le Kosovo, pierre d’achoppement avec Bruxelles. L’Union européenne s’est directement impliquée dans cette dispute bilatérale avec la nomination en 2020 d’un "Représentant spécial de l’Union européenne pour le dialogue entre Belgrade et Pristina et les autres questions régionales concernant les Balkans occidentaux". Un accord sur la voie de la normalisation entre les deux pays, a été "verbalement" obtenu à Ohrid en février 2023. Depuis le début de l’année 2025, le diplomate danois Peter Sorensen devra s’assurer de relancer des échanges au point mort. D’autant que toute une série d’initiatives ou pire, d’escarmouches, de part et d’autre de la frontière, ont encore plus découragé les institutions européennes dans des contextes politiques fragilisés.

Ajoutons que tous les États membres de l’UE ne favorisent pas un règlement de la situation puisque cinq d’entre eux refusent toujours de reconnaître l’existence du Kosovo. Un tel double discours au niveau du Conseil européen ne facilite en rien la normalisation des relations.

Affinités historiques et énergétiques avec la Russie, échanges militaires, commerciaux et financiers nourris avec la République Populaire de Chine, blocage sur le Kosovo et bonne gouvernance en berne, les obstacles de la route conduisant la Serbie à l’adhésion s’accumulent. Mais jusqu’à quand la candidature serbe à l’UE pourra-t-elle être ainsi différée ?

Réquisitoire contre la présidence Vučić à Bruxelles

Il aura fallu un an pour que le mouvement étudiant et sa répression violente soient prises en compte par les institutions européennes. Le silence des États membres et des institutions communautaires était devenu un danger pour la popularité de l’UE dans l’opinion serbe et pour la dynamique régionale d’intégration. Comment vouloir adhérer à une Union qui laisse se dérouler de tels agissements sans réagir ? Un récent sondage indiquait que 59,2 % des Serbes estimaient que la Serbie ne rejoindrait jamais l’UE et 9,3 % que cela ne surviendrait pas avant 2050...

Le silence des États membres et des institutions communautaires était devenu un danger pour la popularité de l’UE dans l’opinion serbe et pour la dynamique régionale d’intégration.

La Commissaire à l’élargissement, Marta Kos, a joué un rôle essentiel pour infléchir la réaction européenne : lors de sa visite fin avril à Novi Sad, elle a déploré une "tragédie qui aurait pu être évitée", et a reconnu que les attentes de l’UE vis-à-vis de la Serbie sont "quasiment les mêmes" que celles exprimées par les étudiants à travers le pays depuis des mois.

 Lors de la présentation du rapport annuel sur l’élargissement, elle a accentué les critiques à l’endroit des autorités serbes. Elle a été plus directe et explicite que Ursula von der Leyen qui, lors de sa tournée dans les Balkans, en présence du Président Vučić à Belgrade le 15 octobre avait déclaré "nous sommes pour la liberté, pas pour la répression, y compris le droit de se réunir pacifiquement."

Marta Kos a souligné le 3 novembre que la Serbie avait régressé cette année dans des domaines tels que l’État de droit et la liberté des médias. Elle a en outre estimé que l’UE ne "pouvait plus tolérer" l’absence de solidarité de la Serbie en matière de sanctions contre la Russie.

Le rapport d’avancement met en cause le fonctionnement du parlement serbe pour "la faible fréquence des sessions, l’absence d’authentiques débats politiques et l’absence d’un programme de travail annuel, dont l’agenda est entièrement contrôlé par le gouvernement".

La Résolution du Parlement européen votée du 22 octobre 2025 sur "la polarisation et l’augmentation de la répression en Serbie, un an après la tragédie de Novi Sad" avait déjà formulé les principales critiques précisément décrites dans le rapport de la Commission, y ajoutant des éléments plus politiques.

La Serbie, candidate éternelle, à son profit ?

Officiellement, l’objectif du gouvernement serbe est de conclure les négociations avec l’UE d’ici la fin 2026. Il s’agit là d’un projet manifestement irréaliste et purement déclaratoire. Le pays semble durablement encalminé dans un entre-deux (un pied dans l’UE, un pied hors d’elle), qui paradoxalement n’a pas que des inconvénients pour le Président Vucic.

La Serbie peut rester encore longtemps dans le statut de candidat et voir ses relations avec l’UE durablement régies par l’Accord de Stabilisation et d’Association entré en vigueur en 2013. À ce titre, elle bénéficie des fonds de l’IPA. Ainsi, entre 2021 et 2024, l’Union européenne a alloué 872 millions d’euros d’aide financière et technique dans ce cadre, permettant la construction d’infrastructures, des investissements énergétiques, des mesures de développement rural mais aussi l’amélioration du fonctionnement de la justice, la construction de structures sanitaires, la modernisation de l’administration publique et le recrutement de fonctionnaires notamment.

D’autre part, la Serbie peut bénéficier de toute une série d’initiatives de coopération régionale, à commencer par le processus de Berlin, une initiative diplomatique lancée par l'Allemagne lors de la conférence des États des Balkans occidentaux, qui s'est tenue à Berlin en 2014 en vue d'accélérer les processus d'adhésion dans l'Union européenne des pays de la région. On peut mentionner aussi le marché régional commun, le Conseil de coopération régionale ou la communauté régionale d’énergie qui offrent à la Serbie des moyens de développer son économie et d’imposer son poids à des pays aux dimensions moindres.

Enfin, le plan de croissance de l’UE pour les Balkans occidentaux promet à la seule Serbie d’injecter 1,5 milliards d’euros de 2021 à 2027, par tranches, en fonction des réformes effectuées, selon un agenda élaboré par le gouvernement serbe selon quatre orientations déterminées par la Commission. Une fois approuvé, l’objectif est d’atténuer la divergence entre les fonds communautaires reçus par les membres de l’Union et les fonds alloués aux pays candidats.

Quels progrès possibles pour la candidature serbe?

Entre la Serbie et l’Union européenne, les avancées possibles sont encore vagues. Il est peu probable que le Président Vučić soit le mieux placé pour les réaliser durant les deux dernières années de son mandat.

L’organisation d’élections législatives anticipées n’était initialement pas une revendication des étudiants serbes. Mais elle l’est devenue depuis 6 mois. Leur tenue nécessiterait au préalable toute une série d’améliorations demandées par l’UE et l’OSCE : vérification précise de la liste des électeurs, accès identique pour toutes les listes aux médias, contrôle des bureaux de vote, transparence des financements de la campagne, etc., pour s’assurer d’un scrutin impartial.

De même, les pierres d’achoppement sur le Kosovo sont durablement en travers de la trajectoire européenne du pays. La Commission européenne, engagée depuis 2011 pour faciliter le dialogue entre le Kosovo et la Serbie, s’est fréquemment heurtée à des blocages réciproques ou successifs de l’un comme de l’autre, amplifiés par des séquences électorales souvent sources de périodes d’attente.

il est peu probable que le Président Vučić se désolidarise complètement de son allié russe et accepte d’adopter les sanctions de l’UE envers Moscou.

Enfin, il est peu probable que le Président Vučić se désolidarise complètement de son allié russe et accepte d’adopter les sanctions de l’UE envers Moscou. La fraternité historique orthodoxe ne compte pas autant que le siège de la Russie au Conseil de sécurité des Nations Unies, garantie que la reconnaissance du Kosovo reste bloquée.

Mais c’est certainement les arrangements commerciaux toujours renouvelés qui mettent la Serbie en situation de dépendance énergétique totale (pétrole et gaz), d’autant que son opérateur national NIS appartient à Gazprom. Sous la pression des dernières sanctions américaines, l’approvisionnement en gaz n’est plus assuré depuis début octobre, laissant le Président Vučić sans véritable solution de substitution sur le moyen terme.

Durablement placée dans l’antichambre de l’UE, autrement dit dans le statut de pays candidat, la Serbie peut et doit être tout aussi durablement soumise à une pression explicite de la part de l’UE et des États membres afin de faire progresser sa candidature. Il en va de la préservation de l’État de droit à l’intérieur, de l’intégration de son économie au marché commun et du rayonnement de l’UE dans les Balkans. 


Copyright image : Andrej ISAKOVIC / AFP
Aleksandar Vucic et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à Belgrade le 15 octobre 2025.

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