Rechercher un rapport, une publication, un expert...
La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne
29/10/2025
Imprimer
PARTAGER

L’Europe mise au défi de la dérive géorgienne

L’Europe mise au défi de la dérive géorgienne
 Théo Bourgery Gonse
Auteur
Journaliste radio et presse écrite

Le tournant autoritaire qui frappe la Géorgie ne cesse de s’accroître depuis 2022 et a pris un nouvel essor lors des élections parlementaires du 26 octobre dernier. Il a changé de dimension depuis le scrutin local du 4 octobre 2025, alors que l’exécutif s’apprête à rendre illégaux les partis d’opposition et multiplie les arrestations. Face aux dérives de l'ancien pays candidat à l'UE, Bruxelles hésite sur la stratégie à suivre : doit-elle se montrer ferme et frapper du poing sur la table, ou dialoguer avec le régime, malgré les abus ? Par Théo Bourgery Gonse

Il est une phrase qui circule dans les milieux de l’opposition géorgienne ces dernières semaines : "la Géorgie a fait en un an ce que la Russie a fait en 10 ans".

Comparaison n’est pas raison, mais c’est bien une dérive autoritaire inspirée des pratiques du Kremlin qui sévit dans ce petit pays du Caucase depuis les élections parlementaires du 26 octobre 2024. Arrestations d’opposants politiques, quasi-interdiction des partis d’opposition, ratonnades contre les minorités LGBTQIA+, ou encore gel des avoirs d’ONG… Tout semble mis en œuvre pour faire taire la société civile et étouffer l’espoir d’une intégration européenne.

C’est bien une dérive autoritaire inspirée des pratiques du Kremlin qui sévit dans ce petit pays du Caucase depuis les élections parlementaires du 26 octobre 2024

Il fut un temps où le parti au pouvoir, Rêve géorgien (RG), soutenait un rapprochement avec Bruxelles. Élève modèle des pays candidats à l’adhésion, l’exécutif négociait la possibilité pour les Géorgiens de voyager dans l’UE sans visa et, en décembre 2023, l’Union européenne (UE) avait octroyé le statut de candidate officielle à Tbilissi.

"Parti de la guerre mondiale"

Mais les choses prennent une autre tournure dès février 2022 - non sans quelques prémisses - avec l’invasion russe en Ukraine. Au nom de la "paix" avec son voisin, dont l’invasion-éclair en août 2008 a marqué les mémoires au fer rouge, l’exécutif refuse d’adopter des sanctions économiques contre Moscou. Il se désolidarise de Bruxelles, qu’il accuse d’incarner un nébuleux "parti global de la guerre", pourfendeur des valeurs et de la culture géorgiennes. Sans jamais se revendiquer pro-russe, RG rend plus explicite son rapprochement de longue date avec le Kremlin et renforce son partenariat économique avec Pékin.

Une telle décision n’est pas indissociable des intérêts économiques de l’oligarque ultra-puissant Bidzina Ivanichvili, fondateur du RG et qui contrôle le pays en sous-main, dont une partie des actifs financiers est encore en Russie. L’homme, dont le patrimoine est estimé à 2,7 milliards de dollars (2,28 milliards d’euros), a fait fortune dans les métaux en Russie au cours des années 90 avant de lancer sa propre banque, Rossiysky Kredit, dont le siège était à Moscou jusqu’à sa fermeture en 2015.

Au printemps 2024, l’exécutif fait adopter la loi "sur la transparence de l’influence étrangère", mieux connue à Tbilissi sous le nom de "loi russe", tant elle semble inspirée du corpus législatif du Kremlin. Selon elle, toute ONG recevant au moins 20 % de financements étrangers doit se déclarer comme "poursuivant les intérêts de puissances étrangères", sous peine d’amende. Pour Bruxelles, c’est la loi de trop, qui "compromet la progression de la Géorgie sur la voie de l'adhésion à l'UE, menant de fait à une interruption du processus d'adhésion", peut-on lire dans les conclusions du Conseil européen du 27 juin 2024.

Au même moment, Ivanichvili, qui préfère pourtant le confort de l’ombre et qu’on dit paranoïaque, sort de sa réserve pour accuser Bruxelles "d’ingérence". Dans un message Facebook publié le 20 août 2024, le parti du milliardaire promet l’interdiction constitutionnelle des partis d’opposition et la fin de toute "propagande LGBT+" s’il est réélu en octobre. 

C’est dans ce contexte que RG, sans grande surprise, a triomphé lors des élections parlementaires du 26 octobre, un scrutin que l’opposition et la société civile jugent entaché d’irrégularités. La décision, annoncée par le Premier ministre Irakli Kobakhidzé le 28 novembre 2024, de geler les négociations d’adhésion avec l’UE jusqu’en 2028 a fait sortir de chez eux des centaines de milliers de géorgiens pro-européens, qui ont demandé le départ d’un régime qu’ils estiment être à la botte du Kremlin.

Malgré la ferveur populaire et l’organisation de manifestations spontanées quotidiennes, la dérive autoritaire ne cesse de se déployer. La société civile est attaquée de toute part et les arrestations se multiplient : de nombreux opposants, dont quasiment toutes les figures de proue de l’opposition, purgent des peines de prison de deux à huit ans, pour des motifs que la Commission européenne juge "arbitraires".

Les élections locales du 4 octobre 2025, boudées par une large majorité des partis d’opposition, ont été marquées par des confrontations avec la police, en face du palais présidentiel : les images ont tourné en boucle sur les télévisions pro-gouvernementales, très regardées dans les régions, et ont été instrumentalisées par l’exécutif, qui a cherché à affirmer que le pays était victime d’une "tentative de coup d’État".

Plus d’une centaine de manifestants, dont des journalistes, intellectuels et autres membres de la société civile ont été écroués en quelques semaines. Une nouvelle loi ouvre la voie à l’interdiction de tous les partis d’opposition et rend la participation aux manifestations quasiment impossible. Un nettoyage en règle auquel n’échappent pas les plus hautes sphères de Rêve géorgien : plusieurs ex-ministres dont un Premier ministre, tous d’anciens proches d’Ivanichvili, ont été accusés de corruption massive.

Should I stay or should I go?

Face à cela, les Européens peinent à adopter une stratégie claire. D’un côté, la Commission européenne frappe du poing sur la table et n’hésite plus à faire un lien direct entre Rêve géorgien et la Russie. Incapable de trouver l’unanimité entre États membres pour faire adopter des sanctions financières contre des figures clefs du gouvernement, dont Ivanichvili - Budapest et Bratislava, proches de Moscou, mettent leur veto -, la haute-représentante de l’Union pour les Affaires étrangères, Kaja Kallas, privilégie aujourd’hui le retour d’un système de visas, qui cibletrait d’abord certains groupes, a-t-elle expliqué le 20 octobre, sans plus de précisions.

"Le gouvernement organise une avalanche d’attaques anti-UE. Il cherche n’importe quel prétexte pour attaquer Bruxelles. On ne peut pas être surpris que la Commission européenne réponde de manière rigide", souligne Sergi Kapanadzé, chercheur au sein du think-tank Georgia’s Reforms Associates (GRASS) et ancien député. Les accusations d’ingérence politique contre le chef de la délégation européenne en Géorgie, Paweł Herczyński, sont telles que l’UE a rompu tout contact diplomatique avec les autorités depuis juin 2024. En octobre 2025, Berlin a rappelé son ambassadeur Peter Fischer, victime d’attaques répétées de la part du régime.

Au sein de certaines chancelleries européennes, c’est une autre approche qui se dessine : celle de parler avec le régime malgré la dérive autoritaire.

Mais au sein de certaines chancelleries européennes, c’est une autre approche qui se dessine : celle de parler avec le régime malgré la dérive autoritaire. La logique, selon plusieurs diplomates ? Mieux vaut garder un pied dans le pays, en espérant y exercer une (petite) influence, plutôt que de l’abandonner complètement aux Russes, aux Chinois et aux Iraniens.

"La Commission européenne est toujours un peu plus dure vis-à-vis du gouvernement [géorgien] que certaines ambassades", décrypte un diplomate. Malgré la réalité politique, "nous devons travailler ensemble car nous avons des intérêts communs. Il faut continuer à parler tant que ça répond aux intérêts européens", ajoute-t-il en affirmant que l’UE ne peut pas faire payer un pays qui choisit de ne plus être candidat à l’adhésion. Rappelons toutefois que les sanctions ne visent aucunement le retrait de la demande d’adhésion mais plutôt les entorses aux engagements en matière de protection des droits de l’homme et de respect de la démocratie. De plus, les sondages montrent, de manière constante, que 80 % de la population est favorable à plus d’Europe.

Les intérêts stratégiques sont multiples pour l’UE. En premier chef la construction d’un câble de fibre optique et d’électricité verte (le Black Sea Submarine Cable - BSSC) qui, dès 2029, doit relier l’Azerbaïdjan à la Roumanie en traversant la Géorgie. Une initiative phare du programme Global Gateway de la Commission européenne, en partie financée par la Banque mondiale, mais qui avance à un train de sénateur, tant pour des raisons diplomatiques qu’à cause des risques militaires en mer Noire avec la guerre en Ukraine. 

Deuxième champ d’intérêt : le port en eaux profondes d’Anaklia, sur la mer Noire. Le projet de 2,5 milliards d’euros mettrait la Géorgie au cœur des routes commerciales entre l’Asie centrale et l’Union européenne qui contournent la Russie par le sud - le "corridor médian". Il serait un gage d’indépendance vis-à-vis de Moscou avec, entre autres, la potentielle participation d’investisseurs européens. Mais pour le moment, le port fait les frais du revirement anti-européen : un groupement d’entreprises géorgiennes et occidentales s’est vu retirer le contrat de construction en 2020. Le chantier pourrait maintenant être confié à une branche du mastodonte chinois China Communications Construction Company (CCCC), sous contrôle du Parti communiste et sous sanctions américaines.

Enfin, les regards se portent sur le corridor gazier sud-européen, qui part de la mer Caspienne pour rejoindre l’Italie, l’Albanie ou encore la Bulgarie, en passant par la Géorgie… Un atout énergétique majeur que Rome n’est pas près d’abandonner.

Conciliant jusqu’à où ?

Depuis peu, la France semble ouverte à engager le dialogue avec les autorités géorgiennes. En atteste la rencontre entre le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot et son homologue géorgienne, Maka Botchorichvili, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies. La direction de l’agence anticorruption géorgienne, connue pour ses nombreuses enquêtes à charge contre des ONG, a aussi rencontré ses homologues français en septembre - sans mettre le Quai d’Orsay dans la boucle, selon nos informations.

Reste à voir si cette approche conciliante avec le gouvernement géorgien produit des effets. Les demandes, répétées en sous-main par certaines chancelleries, de libération des manifestants en échange de la reprise des relations diplomatiques n’ont pas abouti. "Toute concession de la part du Rêve géorgien serait considérée comme un aveu de faiblesse par les manifestants comme par les partisans du régime, ce que [le gouvernement] ne peut pas se permettre", explique Giorgi Rukhadzé, journaliste et chercheur au Georgian Strategic Analysis Center.

"C’est aux chancelleries de faire un inventaire de ce qu’elles peuvent donner au régime, et des sanctions qu’elles peuvent imposer si rien n’aboutit. Parler sans aucune stratégie claire, ce n’est rien d’autre qu’un coup de com’ pour Rêve géorgien".

Une analyse partagée par l’ancien diplomate Sergi Kapanadzé : "C’est aux chancelleries de faire un inventaire de ce qu’elles peuvent donner au régime, et des sanctions qu’elles peuvent imposer si rien n’aboutit. Parler sans aucune stratégie claire, ce n’est rien d’autre qu’un coup de com’ pour Rêve géorgien". L’exécutif en profite pour "prouver" qu’il a toujours l’oreille de Bruxelles, ce qui n’est pas sans laisser un certain sentiment de frustration au sein des forces pro-européennes, qui souffrent de ne pas être assez soutenues par Bruxelles.

Kapanadzé préconise la nomination d’un émissaire européen pour la Géorgie, qui porterait un message clair auprès de l’exécutif : "Je suis ici au nom de personnes qui peuvent vous faire du mal".

Reste à voir si cela fera peur au Rêve géorgien.

Copyright image : TBG Giorgi ARJEVANIDZE / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne