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24/03/2025

Carnet de voyage : retour de Damas

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Carnet de voyage : retour de Damas
 Jihad Yazigi
Auteur
Jihad Yazigi fondateur et rédacteur en chef du Syria Report

Jihad Yazigi est rédacteur en chef du magazine en ligne Syria Report, spécialisé sur les questions économiques. D’origine syrienne, mais vivant entre Paris et Beyrouth, il est retourné une semaine à Damas et dans le village d’origine de sa famille. Son voyage a coïncidé avec les massacres qui ont eu lieu dans le Nord-Ouest syrien, dans la zone alaouite (les Alaouites étant la communauté d’origine du clan Assad). Nous publions ici quelques notations sur le vif qu’il a retirées de ce déplacement - illustratives de la complexité de la situation dans la Syrie actuelle. 

Je viens de passer une semaine à Damas, du 12 au 19 mars, mon deuxième voyage depuis la chute du régime Assad. J’ai pensé partager quelques réflexions qui pourraient être utiles pour comprendre la situation sur place, en particulier après les tueries dans la région côtière. 

Je commencerai par un commentaire qui n’est pas lié à ces événements tragiques.

L’une des choses que je voulais observer pendant mon voyage était la manière dont les règles du jeûne du ramadan sont appliquées. Et ma conclusion est qu’elles ne semblent pas appliquées de façon plus stricte qu’avant 2011. J’ai été un peu surpris, pour être honnête. De nombreux cafés, y compris dans des quartiers non chrétiens, sont restés ouverts, ce à quoi je ne m’attendais pas. Pendant les heures du jeûne, nous avons pu commander des cafés, par exemple dans un café en face de l’hôtel Cham, dans le centre-ville. Après les heures du jeûne, sur la terrasse des cafés des rues principales, comme la rue d’Alep - qui se trouve dans un quartier chrétien mais pas dans le district chrétien de la vieille ville - nous avons pu commander de la vodka sans aucun problème.

Après mon retour, j’ai lu les commentaires d’une journaliste syrienne sur Facebook qui disait que l’alcool venait d’être interdit dans certains hôtels 5 étoiles de Damas. C’est à vérifier. Il me semblait que jusque-là les partisans les plus durs du nouveau pouvoir hésitaient à sévir à Damas et dans les grandes villes car le gouvernement s’y opposerait. Il faut donc continuer à suivre attentivement l’évolution de la situation.

J’étais sur place la semaine qui a suivi le début des massacres dans la région côtière. Lorsque je suis parti le 19, certains incidents étaient encore signalés. Personne ne conteste la façon dont les choses ont commencé, à savoir que des attaques ont été lancées par des milices pro-Assad. Il ne s’en est pas moins suivi des meurtres en grand nombre de civils alaouites par des groupes affiliés à HTC (Hayat Tahrir Al-Cham, le mouvement d’al-Sharaa qui a pris le pouvoir à Damas) ; c’est clairement une source de forte division au sein de la société syrienne.

La chute du régime n’a généré que des gains matériels limités pour les victimes de l’ancien régime.

Même si, de mon point de vue, la position morale et politique à adopter est évidente, j’ai compris, après avoir discuté avec différentes personnes, que cette position est loin d’être partagée. Un problème majeur est que la chute du régime n’a généré que des gains matériels limités pour les victimes de l’ancien régime.

Un nombre écrasant de ceux qui étaient considérés comme "disparus", et qu’on espérait quand même en partie retrouver, sont en fait morts ; aucun responsable du régime Assad n’a été jugé, aucune justice transitionnelle n’a été mise en place, aucun mécanisme de compensation n’a été annoncé, très peu de réfugiés et de déplacés internes sont revenus. Dans le même temps, des milliers d’officiers du régime Assad sont toujours libres et restent chez eux sans être inquiétés, très peu de leurs familles ont été déplacées. Ainsi, parmi le noyau dur des soutiens des nouvelles autorités syriennes, mais aussi de manière générale dans la population, il est difficile de sensibiliser au sort de 1 000 ou 1 500 victimes civiles des récents massacres, par comparaison avec les 500 000 voire le million de morts victimes des troupes d’Assad. Beaucoup de gens ne comprennent tout simplement pas pourquoi toute cette émotion se manifeste alors que tant de massacres sont, pendant si longtemps, restés totalement impunis. Les gens sont même surpris qu’al-Sharaa ait mis en place un comité pour enquêter sur les tueries dans la région côtière alors qu’aucun comité de ce genre n’a encore été créé pour les tueries des 14 dernières années.

Un de mes amis a assisté à un sit-in, sur la place Marjeh du centre de Damas, il y a dix jours, en mémoire des victimes de la région côtière. Pendant le sit-in, des partisans de longue date et bien connus de la révolution syrienne, comme la sœur de Mazen Hamada [militant révolutionnaire enlevé et torturé par le régime Assad en 2020] ouJalal Nawfal [médecin et opposant au régime Assad], ont été attaqués et se sont vu demander : "Où étiez-vous ces 14 dernières années ?" alors même qu’ils se sont largement engagés dans la révolution syrienne dès ses débuts. Fait intéressant, des membres d’un groupe armé de Daraya - son nom exact m’échappe -, une ville du sud-ouest de Damas, bastion de la contestation à Bachar Al-Assad réprimé par un massacre à l’été 2012, ont également participé au sit-in, ce à quoi je ne m’attendais pas. C’est un fait que ce sit-in n’était pas uniquement composé de laïcs progressistes ou libéraux. Mais clairement, les libéraux, les laïcs et les membres des groupes minoritaires sont secoués par les événements de la région côtière, bien que pour des raisons différentes.

Pour les partisans laïcs et démocrates de la révolution, l’un des éléments les plus marquants a été l’utilisation d’hélicoptères pour larguer ce qui ressemblait à des bombes ou à une forme d’explosifs. D’une certaine manière, les barils explosifs lancés à partir d’hélicoptères ont fini par incarner le régime Assad. Voir ainsi un hélicoptère du nouveau gouvernement syrien bombarder des villages alaouites, c’est-à-dire faire la même chose que le défunt régime, constitue pour ces milieux un traumatisme.

Les minorités, de leur côté, craignent pour leur sécurité. Un de mes cousins (chrétien), par exemple, envisage désormais d’émigrer au Portugal, où vit sa sœur, alors qu’il est resté en Syrie tout au long du conflit.

Les minorités, de leur côté, craignent pour leur sécurité.

D’autres disent que les Druzes n’accepteront jamais de rendre leurs armes maintenant qu’ils ont vu ce qui est arrivé aux Alaouites. Je mettrais néanmoins en garde contre toute généralisation. J’ai passé une journée dans mon village natal de la région de Wadi Al-Nassara (à mi-chemin entre Homs et Tartous et à cinq minutes du Krak des Chevaliers - "La forteresse imprenable", site du XIIe siècle classé au patrimoine mondial de l’Unesco). Je n’ai pas détecté beaucoup de peur. Il est vrai que, n’ayant parlé qu’à une poignée de personnes, je ne peux pas prétendre que cela soit forcément représentatif.

Malgré tout, à travers le pays, on entend parler d’incidents impliquant des groupes radicaux. Il y a quelques jours, je suis allé à Sednaya (ville majoritairement chrétienne, près de la tristement célèbre prison) pour présenter mes condoléances à des amis qui ont perdu leur mère. En entrant dans la salle paroissiale, j’ai noté que les hommes étaient séparés des femmes, ce qui est inhabituel. Mes amis m’ont dit que cela avait été demandé par le prêtre de l’église à la suite d’un incident survenu quelques jours auparavant à un checkpoint, où les gardes avaient exigé que les hommes soient séparés des femmes dans un bus. Des incidents similaires se sont produits près de notre village ; on m’a raconté l’histoire lorsque j’y étais, mais dans notre cas les habitants du village ont insisté pour rester mélangés. Il semble qu’à travers tout le pays, de nouveaux rapports de force soient en train de se créer et de s’imposer localement.

Les jeunes arrivés d’Idleb (région très conservatrice qui constituait la base de départ des troupes de al-Sharaa) depuis le 8 décembre voient pour la première fois de leur vie des femmes sans foulard sur la tête - cette fois en vrai, et pas à la télévision. Beaucoup sont choqués, et cela ne manque pas de susciter des situations cocasses. Dans notre village, par exemple, des hommes armés de HTC gardent les checkpoints d’où ils peuvent voir des femmes se promener chaque soir ou s’asseoir dans des bars et des cafés. "Eux qui ne pensaient pouvoir voir ce genre de femmes qu’en Allemagne !" a lâché un homme - l’Allemagne sert désormais de référence pour désigner l’Occident en général. Apparemment, au sein des rangs de HTC dans notre région, beaucoup d’hommes cherchent à être affectés dans notre village pour pouvoir voir des femmes.

Je terminerai par deux remarques, l’une sans lien direct avec la situation politique, l’autre à caractère politique. 

L’impact du changement climatique sur Damas est impressionnant.

Première remarque : l’impact du changement climatique sur Damas est impressionnant. La ville m’a semblé beaucoup plus aride que lorsque j’y vivais avant 2012.

Je m’en suis rendu compte en voyant la différence après avoir voyagé vers mon village natal près de la côte et en revenant à Beyrouth. La capitale syrienne, en plus d’être surpeuplée et extrêmement polluée, est aussi très poussiéreuse ; ses arbres semblent gris, non verts. En réalité, on voit à peine la couleur verte dans la ville, et nous sommes pourtant encore au mois de mars. Je n’ose imaginer à quoi cela ressemblera en septembre. Plusieurs facteurs l’expliquent mais, au milieu des terribles conséquences de la guerre, il est préoccupant de constater que nous n’avons pas assez conscience des effets dramatiques du changement climatique sur la région du Moyen-Orient.

Seconde remarque : le nouveau maître du pays, Ahmed al-Sharaa, face à des difficultés considérables, a jusqu’ici bien mené sa barque. Le texte de constitution provisoire qu’il a promulgué, en se référant à la charia comme la source principale de la législation, et en conservant l’appellation de "République arabe syrienne", apporte certaines garanties à la protection des droits humains. Le nouveau dirigeant apparaît toutefois comme un homme presque seul, qui entretient une conception autoritaire du pouvoir. Il est frappant, dans ce contexte, que tout en ayant donné un certain nombre de gages à la société civile et à ses partenaires étrangers, il ne se soit toujours pas résolu à constituer un gouvernement à caractère "inclusif", c’est-à-dire représentatif des différentes composantes de la société syrienne. Peut-être l’accord qu’il vient de passer avec les Kurdes du Nord-Est l’aidera-t-il à franchir le pas.

La célébration de la fête du Norouz (nouvel an kurde) du 21 mars s’est tenue pour la première fois en plein Damas, après des décennies de dictature baasiste, ce qui n’a été rendu possible que grâce à l’accord des autorités syriennes : c’est un signe d’espoir.

Copyright image : Delil SOULEIMAN / AFP
En Syrie, lors des célébrations de Norouz, le Nouvel An persan, le 21 mars 2025. 

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