AccueilExpressions par MontaigneSyrie : d’Alep à Damas, les reconfigurations d’un pays fracturéL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.03/12/2024Syrie : d’Alep à Damas, les reconfigurations d’un pays fracturé Moyen-Orient et AfriqueImprimerPARTAGERAuteur Michel Duclos Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie Dimanche 1er décembre, la ville d’Alep tombait sous l’assaut du groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC). Soutien des Turcs aux forces qui ont lancé le mouvement, positions d’Israël, déterminé à éviter que le Hezbollah ne reconstitue son stock d’armes via la Syrie, affaiblissement des parrains iranien et russe qui soutiennent le régime syrien : Bachar al-Assad, fortement affaibli, dépend de la stratégie suivie par les autres acteurs régionaux. D’où vient HTC ? Quelle est la marge de manœuvre des parties prenantes et quels intérêts poursuivent-elles ? Pour mieux discerner les reconfigurations en cours, Michel Duclos répond à quatre questions.Pourquoi la situation a-t-elle basculé et comment expliquer le déclenchement de l’assaut jeudi 28 novembre ?Depuis deux ans, dans l’enclave d'Idlib, le groupe Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant), dirigé par Mohammed al-Joulani, un chef qui se révéle disposer d’une certaine envergure, avait établi une sorte de fédération de groupes rebelles, structurés et entraînés, bénéficiant du sang frais d’une génération de réfugiés parvenus à l’âge de se battre et issus de toutes les régions de la Syrie.L’affaiblissement considérable d’un régime dévitalisé de l’intérieur a dégagé une fenêtre d'opportunité, élargie par le déclin des parrains de Bachar al-Assad. Le Hezbollah, son principal tuteur, n’a eu d’autres choix que de se replier sur le Liban ; l’Iran est obligé d'économiser ses forces et a vu son implantation en Syrie très dégradée par des frappes israéliennes répétées et massives ; enfin la Russie, front ukrainien oblige, avait dégarni ses forces (certaines estimations avancent que seuls une dizaine d’avions de combat et 4 bombardiers restaient en Syrie). Au total, l'affaiblissement du régime s’est traduit par le fait que ses troupes ont préféré décamper plutôt que résister. La prise d’Alep s’est faite sans résistance.L’affaiblissement considérable d’un régime dévitalisé de l’intérieur a dégagé une fenêtre d'opportunité, élargie par le déclin des parrains de Bachar al-Assad.Un troisième facteur explicatif est à trouver du côté des Turcs. Recep Tayyip Erdogan a cherché durant des mois, à rétablir le dialogue avec Bachar al-Assad. Son objectif principal était - et reste sans doute- de renvoyer en Syrie une partie des millions de réfugiés syriens qui se trouvent en Turquie. Le dirigeant syrien s’est montré fermé à ces ouvertures, ou a posé des exigences inacceptables pour Ankara.Le pouvoir turc a donc fini par donner son feu vert à HTS. S'est-il simplement agi de donner un aval ou l’engagement turc est-il allé plus loin ? La dernière hypothèse est probable, compte-tenu de la qualité avec laquelle l’offensive d’Hayat Tahrir al-Cham a été organisée et aussi du concours, au nord-ouest d’Alep, des groupes fédérés (assez lâchement, d’ailleurs) par de l’Armée Nationale Syrienne, directement affiliés à la Turquie. Cependant, le retard mis par ces groupes à intervenir laisse penser que la Turquie a plutôt suivi le mouvement qu’elle ne l’a dirigé. Les Turcs ont cependant équipé, entraîné et aidé les différentes composantes des rebelles - tous d’inspiration islamiste. Quant à savoir si les Turcs ont agi en mettant dans la confidence les Américains, les Russes, voire même les Israéliens, seules les archives le diront dans l’avenir.Qui est le groupe HTS, à l’origine de l’assaut, et quels autres acteurs sont impliqués ?Hayat Tahrir al-Cham, issu de la fusion de l’ancien groupe Al-Nosra et de groupes islamistes rebelles syriens, était affilié à al-Qaeda puis à Daesh. À la tête d’entre 30 et 40 000 combattants, son chef, al-Joulani, est un personnage intéressant : il a participé au coup de feu avec les jihadistes en Irak lors de l’offensive américaine de 2003 et a gravi les échelons d’Al-Quaeda, avec lequel il a rompu en 2016, soucieux de donner une orientation plus nationaliste à son islamisme et de poursuivre des objectisf strictrement syriens. Le groupe, après avoir su s’adjoindre d’autres groupes rebelles dès la prise d’Alep, est désormais autonome et règne avec une poigne de fer sur l’enclave d’Idlib. Il a néanmoins ordonné le respect intégral des minorités, essentiellement des chrétiens. L’objectif affiché d’Al-Joulani est de descendre à Damas et de s’ériger en une sorte de Nasrallah sunnite syrien.Après l’assaut au nord-ouest de la Syrie, à quels développements s’attendre ?Sans livrer, à une heure où les événements sont fluctuants et incertains, des pronostics précoces, on peut cerner quelques questions dont dépendra toute évolution.Les rebelles vont-ils s’arrêter à leur prise actuelle ou poursuivre leur avantage jusqu’à Damas ? S’ils allaient au-delà de Hama (la ville, sur la route entre Alep et Homs, n'est pas encore prise), ils risqueraient de disperser leurs efforts et de se heurter à une résistance beaucoup plus dure. Leur intérêt et celui des Turcs serait plutôt de consolider leurs positions dans une zone élargie autour d’Alep. L'inconvénient d’une telle manœuvre est de laisser le camp d’Assad reprendre son souffle, éventuellement se réorganiser et repasser un jour ou l’autre à l’attaque.Le régime d’Assad est-il menacé ? Des rumeurs ont couru sur un lâchage des Russes mais aucun candidat de substitution à Bachar al-Assad ne suscite à ce stade un consensus entre Russes et Iraniens, les deux tuteurs du régime syrien. Le ministre des Affaires étrangères iranien, Abbas Araghchi, a été dépêché à Damas dimanche 1er décembre pour assurer le gouvernement et les forces armées syriennes du soutien de Téhéran. L’Iran est en train d’organiser un afflux de miliciens, notamment en provenance d’Irak, pour soutenir les forces flageolantes du régime Assad. Le président syrien pourrait néanmoins être remplacé par exemple par une junte qui réunirait des généraux alaouites et quelques généraux sunnites pour la photo officielle. Compte-tenu de l’état où se trouvent aussi bien l’Iran que la Russie, la reconquête de l'ensemble du territoire syrien ne devrait pas être la priorité des parrains du régime ; ceux-ci pourraient se contenter de consolider quelques centres névralgiques du pouvoir : Damas, Homs, la côte, si possible l’Euphrate, ainsi que des corridors entre ces centres pour permettre la circulation d’armes et de miliciens. Le port de Tartous, dont dépendent les mouvements russes en Méditerranée, est également crucial.Peut-on imaginer des schémas des négociations entre acteurs régionaux et à quelles recompositions du paysage pourraient-elles aboutir ?La Turquie, probablement avec un appui russe, est à présent capable d’imposer un compromis au régime d’Assad et de garder ainsi le contrôle de larges franges du Nord de la Syrie, où renvoyer une partie des 3 millions de réfugiés syriens qu’Ankara ne veut plus accueillir. Recep Tayyip Erdogan disposerait aussi d’un point de départ pour lancer l’offensive contre les positions kurdes en Syrie, ce qui est son autre priorité.Un autre type de négociations peut impliquer des pays du Golfe, joints à la Turquie mais aussi, au moins en sous-main, à Israël, qui accepteraient de voler au secours de Bachar al-Assad à condition que soit rompu le lien entre Damas et Téhéran. Les Iraniens seraient alors forcés de retirer de Syrie leur infrastructure militaire, à défaut de toutes leurs implantations. Dans l'immédiat, c’est surtout des Émirats Arabes Unis, éventuellement de l’Arabie saoudite, que Assad attend des secours, en plus de l’aide de la Russie et de l’Iran. De tels secours ne seront pas accordés sans condition.Peut-on imaginer un troisième scénario, qui verrait l’internationalisation de l’affaire syrienne et qui permettrait enfin aux Nations-Unies, et donc, à travers celles-ci, à des acteurs extérieurs dont les Européens, d’intervenir de nouveau dans le sort d’un pays fracturé et exsangue ? La perspective paraît hasardeuse, mais tenter de l’enclencher serait logique. Une chose est certaine : quel que soit le format qui serait retenu pour la table des négociations, les groupes rebelles jusqu’ici tenus à l'écart, et notamment Hayat Tahrir Al-Cham, y auront maintenant leur voix.Peut-on imaginer un troisième scénario, qui verrait l’internationalisation de l’affaire syrienne et qui permettrait enfin aux Nations-Unies [...] d’intervenir de nouveau dans le sort d’un pays fracturé et exsangue ?Copyright image : Omar HAJ KADOUR / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 09/10/2024 [Le monde vu d’ailleurs] - Le dilemme stratégique de l’Iran Bernard Chappedelaine 12/11/2024 [Trump II] - Quelles conséquences pour le Moyen-Orient ? Jean-Loup Samaan