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08/01/2025

[Le monde vu d’ailleurs] - Quel avenir pour les Kurdes de Syrie ?

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[Le monde vu d’ailleurs] - Quel avenir pour les Kurdes de Syrie ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

En visite à Damas, les ministres des Affaires étrangères français et allemand se sont prononcés en faveur d’une "solution politique" en Syrie qui permette la "pleine intégration de la communauté kurde". Le Président Poutine a également indiqué que le "problème kurde devait être résolu". Mais ce sont la Turquie et les États-Unis qui sont aujourd’hui les principaux acteurs extérieurs susceptibles de peser sur son règlement. En quoi la position américaine pourrait être réajustée par la nouvelle administration Trump ? Comment comprendre ce qui s’apparente à un retournement stratégique de Recep Tayyip Erdogan sur la question kurde ? Quel avenir pour une population alliée des Occidentaux dans la région ? Le monde vu d’ailleurs, par Bernard Chappedelaine.

La Turquie en position de force

La question kurde est une des dimensions importantes de l’équation politique et militaire syrienne au lendemain de la chute de Bachar al-Assad. Répartie sur le territoire de quatre États (Irak, Iran, Syrie, Turquie), la population kurde est évaluée approximativement à 40 millions d'habitants, rappelle le Financial Times (FT). En 2011, à la faveur du soulèvement populaire contre le régime de Bachar al-Assad, les organisations politique (PYD, "Parti de l'union démocratique") et militaire (YPG, "Unités de protection du peuple") des Kurdes syriens, qui représentent 2 millions de personnes, soit environ 10 % de la population, ont établi leurs propres structures autonomes sur les régions qu'elles contrôlent, essentiellement au nord-est de l'Euphrate (le "Rojava", "ouest", en kurde), soit près de 30 % du territoire du pays, explique le quotidien britannique. Avec l'arrivée d'un nouveau pouvoir à Damas, l'avenir des Kurdes syriens et de leurs institutions est incertain. Ahmed al-Sharaa, le nouvel homme fort du pays, a adopté un ton conciliant, appelant ses forces à respecter les droits des différentes communautés et qualifiant les Kurdes de "partie intégrante" de la société syrienne, relève le New York Times. La question demeure néanmoins de savoir s’il va tolérer une entité autonome, compte tenu du rôle joué par la Turquie dans son arrivée au pouvoir. "En Syrie, les Kurdes sont aujourd'hui dans une position très précaire", juge Renad Mansour, expert de Chatham House, interrogé par le FT. "Ils sont liés au PKK, ce qui les met en situation de conflit avec la Turquie. Ils n'ont pas vraiment d'alliés", note-t-il. Or, souligne également le quotidien, après la chute d'Assad, il est probable qu'Ankara devienne "l'acteur étranger le plus influent en Syrie". D'ores et déjà des affrontements ont eu lieu entre "l'armée nationale syrienne" (SNA), sous obédience turque, et les "forces démocratiques syriennes" (SDF), à direction kurde. Tant que le régime Assad était en place, les Turcs devaient se contenter d'un contrôle plus limité de la frontière nord de la Syrie, qui visait à contrarier leurs aspirations autonomistes, souligne Yaakov Lappin

Ahmed al-Sharaa, le nouvel homme fort du pays, a adopté un ton conciliant, appelant ses forces à respecter les droits des différentes communautés et qualifiant les Kurdes de "partie intégrante" de la société syrienne.

Quels sont désormais les principaux objectifs en Syrie d'une Turquie en position de force ? se demande Yaakov Lappin. Il évoque la mise en place à Damas d'un "État client" sunnite, qui s'inscrit dans la vision néo-ottomane de Recep Tayyip Erdoğan, le refoulement loin de la frontière commune des milices kurdes du SDF et le retour dans leur pays des quelque trois millions de Syriens réfugiés en Turquie. Le politologue Engin Ozer précise ces priorités - reconnaissance par les SDF, qui contrôlent les zones situées à l'est de l'Euphrate, de l'autorité du groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui a pris le pouvoir à Damas, départ de Syrie pour l'Irak du PKK et création à la frontière turco-syrienne d'une zone de sécurité, incluant la région de Kobané. 

À l'instar du Président Erdoğan, qui a annoncé devant les parlementaires de l'AKP que "nous allons éradiquer une organisation terroriste qui tente d'ériger un mur de sang entre nous et nos frères kurdes", le ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan a souligné, rapporte le New York Times, que le PKK et ses différentes incarnations n'étaient pas des "interlocuteurs légitimes" et que son élimination était un "objectif stratégique". Les groupes syriens soutenus par Ankara (SNA) ont en effet tenté de repousser les SDF et conquis en décembre la ville de Manbij. Dans le même temps, le Président Erdoğan fait preuve d'une ouverture inédite à l'égard de ses concitoyens kurdes : "nous ne permettrons pas que des murs soient construits entre nous et nos frères avec lesquels nous partageons la même géographie et coexistons depuis des milliers d'années". Pour la première fois depuis dix ans, Abdullah Öcalan, la figure historique du PKK, condamné à la prison à perpétuité, a reçu la visite fin décembre 2024 de Sırrı Süreyya Önder et Pervin Buldan, dirigeantes du DEM, successeur du parti pro-kurde HDP. Celles-ci ont indiqué que l'ancien leader charismatique du PKK était prêt à soutenir une initiative du gouvernement turc pour mettre fin à un conflit datant de plusieurs dizaines d'années, Recep Tayyip Erdoğan y voyant une "fenêtre d'opportunité historique".

Donald Trump apportera-t-il son soutien aux Kurdes ?

Les affrontements entre groupes rivaux syriens - SNA, soutenu par Ankara et SDF pro-kurde - en décembre dernier, la crainte de voir la ville de Kobané conquise par les milices pro-turques et l'hypothèse d'une intervention militaire directe d'Ankara ont conduit Washington à dépêcher un émissaire sur place, qui a négocié un accord de cessez-le-feu à Manbij, rapporte Amberin Zaman. La perte de Manbij, observe le Washington Post, est un revers pour les forces kurdes, qui tentent de maintenir les milices pro-turques du SNA à distance de Kobané, ville-symbole pour les Kurdes, située non loin de la frontière avec la Turquie. Depuis plus d'une décennie, les combattants kurdes sont les alliés les plus fidèles des États-Unis en Syrie, rappelle le New York Times, proximité qui est à l'origine de tensions récurrentes dans la relation Ankara-Washington. Outre cette sympathie à l'égard des Kurdes, il y avait aussi dans l'administration Biden le désir de prévenir un vide du pouvoir qui pourrait être exploité par Daech pour reconstituer ses capacités, analyse Gregory Aftandilian. Récemment, le Pentagone a admis que le volume des forces américaines stationnées dans les zones kurdes était passé de 900 à 2000 hommes, note le Washington Post. Avant même la chute du régime syrien, les responsables militaires américains du Centcom ont constaté un regain d’agressivité de la part de Daech, les attaques attribuées à ce groupe terroriste ont triplé en 2024. Dans les heures qui ont suivi la chute de Bachar al-Assad, le Président des États-Unis a ordonné des frappes aériennes sur des infrastructures de l'État islamique. La Maison blanche redoute aussi qu'un conflit entre forces pro-turques (SNA) et pro-kurdes (SDF) ne conduise à une escalade, qui détourne de la lutte contre Daech et n'aboutisse à la remise en liberté des milliers de combattants islamistes actuellement détenus dans des prisons kurdes, explique le New York Times. En dépit des efforts déployés par les États-Unis pour maintenir un cessez-le-feu, les Kurdes craignent que Damas et Ankara ne cherchent à supprimer leur autonomie, ce qui rallumerait un foyer de tension et provoquerait de nouveaux flux de réfugiés, écrit Yaakov Lappin.

Le retour de Donald Trump à la Maison blanche pose la question de la poursuite du soutien des États-Unis aux Kurdes. Pendant des décennies, après avoir utilisé leurs combattants sur les théâtres iraquien et syrien, ils ont mis un terme à leur soutien quand ils ne l'ont plus jugé nécessaire, déplore le FT

Depuis plus d'une décennie, les combattants kurdes sont les alliés les plus fidèles des États-Unis en Syrie.

En octobre 2019, après une conversation téléphonique avec Recep Tayyip Erdoğan, rappelle le le New York Times, le Président Trump avait voulu retirer les forces américaines du nord-est de la Syrie. Ankara avait alors lancé une offensive meurtrière sur les positions kurdes, conduisant plus de 300 000 personnes à quitter leur foyer. Les craintes d'une réédition de l'épisode de 2019 ressurgissent avec le retour de Donald Trump, qui pourrait ordonner le départ des troupes américaines en contrepartie d'un engagement de la Turquie à combattre Daech et la résurgence de l'influence iranienne en Syrie. Les experts consultés par le New York Times, comme Steven Cook, doutent cependant de la détermination d'Ankara à lutter contre Daech. D'après Gregory Aftandilian, le risque est à nouveau celui d'une opération militaire "anti-terroriste" turque dans les zones kurdes pour démanteler leurs institutions autonomes. À ce stade, les quelques messages envoyés par le Président élu laissent penser à un désengagement ("C'est le chaos en Syrie, mais ce pays n’est pas un pays ami. Les États-Unis ne sont pas concernés. Ce n’est pas notre combat. On passe notre tour. Il ne faut pas se laisser embarquer là-dedans !"), mais les prises de position de proches de Donald Trump et des futurs responsables de la politique étrangère et de la Défense au sein de son administration expriment un soutien aux Kurdes, relèvent le New York Times et le Washington Post. Le sénateur Lindsey Graham a menacé la Turquie de sanctions en cas d'offensive contre les régions kurdes, qui "mettrait en danger les intérêts américains". Pressenti comme Secrétaire d'État, Marco Rubio avait dénoncé en 2019 "l'abandon des Kurdes" par Donald Trump, menacés "d'annihilation par les soldats turcs". Quant à Michael Waltz, qui devrait être nommé conseiller à la sécurité nationale, tout en marquant la volonté de Donald Trump d'éviter d'être entraîné dans de nouvelles guerres au Moyen-Orient, il a souligné que celui-ci était "lucide" sur la menace que continue à faire peser Daech et sur la nécessité de la maîtriser.

La nouvelle tentative de règlement de la question kurde de Recep Tayyip Erdoğan peut-elle réussir ?

"Le peuple kurde est une grande nation", c'est "notre allié naturel", a déclaré Gideon Saar, le nouveau chef de la diplomatie israélienne, lors de sa prise de fonction, en novembre dernier. Alors que ce peuple est exposé à une menace existentielle, Israël ne devrait pas se contenter de paroles et de promesses et nouer une véritable alliance avec les Kurdes, plaide Itai Anghel, sinon il perdra un allié dans "la région la plus stratégique pour Israël". La relation entre la Turquie et les Kurdes et la nouvelle tentative de conciliation engagée par Recep Tayyip Erdoğan y est aussi suivie avec attention. Zvi Bar'el souligne la "sensation" créée par Devlet Bahceli, le dirigeant du parti d'extrême droite nationaliste turc MHP, quand il a invité en octobre 2024 Abdullah Öcalan à s’adresser au parlement turc pour qu’il déclare que "le terrorisme avait été éliminé et que son organisation serait démantelée". Cette nouvelle initiative visant à faire la paix avec les Kurdes s'engage dans un contexte différent de 2015, observe l’éditorialiste du Haaretz. Avec l'arrivée au pouvoir du groupe HTS, la Syrie se transforme en un "protectorat" turc, Ankara et Damas sont face à des défis majeurs, ce qui exige de leur part des "décisions stratégiques". Mazloum Abdi, le commandant des forces kurdes, affirme que la communauté kurde doit être une partie intégrante de l'État et de la nation syrienne et s'est déclaré prêt à intégrer ses unités dans l'armée syrienne. En contrepartie, il demande que les Kurdes bénéficient d'un partage équitable en matière de budget et de postes de responsabilité. Le chef des SDF exige aussi le retrait des forces turques des zones kurdes qu'ils occupent. On peut s'attendre à de longues et difficiles négociations, estime Zvi Bar'el, la question étant de savoir comment les Kurdes réagiront s'il apparaît que les gouvernements turc et syrien ne sont pas disposés à satisfaire leurs demandes.

Avec l'arrivée au pouvoir du groupe HTS, la Syrie se transforme en un "protectorat" turc, Ankara et Damas sont face à des défis majeurs, ce qui exige de leur part des "décisions stratégiques". 

Comme l'a déclaré Recep Tayyip Erdoğan, "les forces kurdes doivent rendre les armes ou bien être enterrées avec elles", menace qui risque de mettre Ahmed al-Sharaa dans une position délicate, d'après Zvi Bar'el, en faisant des Kurdes des ennemis, alors même que le nouveau dirigeant syrien tente de créer un consensus. Le processus de réconciliation en Turquie est subordonné à l'annonce par Abdallah Öcalan de la dissolution du PKK, qui conduirait Ankara à accepter l'intégration des forces kurdes dans l'armée syrienne et à renoncer à la menace d'une intervention au nord de la Syrie.

Au-delà de ces considérations, le Président Erdoğan, âgé de 70 ans, a une bonne raison, cette fois, de mener à bien le processus, explique le commentateur du Haaretz. Son mandat à la tête de l'État s'achève dans trois ans et la constitution actuelle lui interdit de se représenter. D'ores et déjà, il a fait part de son désir d'être de nouveau candidat, "si le peuple le veut". Mais une modification constitutionnelle nécessite un vote à la majorité qualifiée des 3/5 des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie, ce qui implique un vote favorable de l'opposition, et notamment des députés du parti DEM. Pour Recep Tayyip Erdoğan qui, s’il était réélu en 2028, pourrait se prévaloir de 30 ans de règne à la tête de la Turquie, le"prix" de cette ambition est sans doute justifié, estime Zvi Bar'el. 

La Syrie n'est plus un "protectorat russo-iranien", mais reste soumise à des ingérences étrangères, puisque trois puissances - Turquie, Israël, États-Unis - occupent une partie de son territoire, observe le RUSI, qui craint que la bataille pour le contrôle de la Syrie ne fasse que commencer. Rob Geist Pinfold, l’auteur de la note, souligne que "tous les regards sont tournés vers le Rojava", la région autonome kurde étant une source possible de conflit entre les nouveaux maîtres de Damas (HTS), la Turquie et les Occidentaux.

Copyright image : Kemal ASLAN / AFP
Le 8 décembre 2024, en Syrie, la population rassemblée brandit une photo de Recep Tayyip Erdogan pour célébrer la chute de Bachar al-Assad.

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