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11/12/2024

Syrie : le jour d'après

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Syrie : le jour d'après
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Après la fuite à Moscou de Bachar al-Assad, confirmée par le Kremlin le 10 décembre, et la rupture fulgurante survenue suite à la prise de pouvoir du groupe islamiste HTC, quels sont les défis qui se présentent à la Syrie ? Israël, Turquie, Russie, Iran : qui sont les gagnants et les perdants de la situation actuelle ? Comment la France et ses alliés pourraient-ils réagir face aux risques posés par les djihadistes français en Syrie?

Sur un ton plus personnel qu’à l’accoutumée, celui qui fut ambassadeur à Damas de 2006 à 2009 dresse le panorama d'un pays bouleversé, peut-être pour le meilleur, à condition que le réengagement des Nations unies soit à la hauteur des attentes d'un pays brisé par plus d'un demi-siècle d’une dictature sanguinaire. Michel Duclos est l’auteur de "La Longue Nuit syrienne", réédité en 2021 dans la collection de poche Alpha-essai chez Humensis.

Tous ceux qui ont fréquenté la Syrie par le passé étaient frappés par le contraste entre la profonde humanité du peuple syrien, la suavité de la grande bourgeoisie sunnite ou chrétienne des villes, et la brutalité inhumaine du régime de Bachar al-Assad. Il est difficile, quand on a connu ce régime, de ne pas partager l’élan de bonheur fou qui traverse une très grande partie de la société syrienne. De cet élan témoigne l’impressionnante volonté de retour au pays qui s’est immédiatement manifestée chez les réfugiés syriens dans les pays voisins.

J’ai eu moi-même le privilège de servir en Syrie comme diplomate entre 2006 et 2009. Je connais donc un peu ce pays, au point de passer pour un spécialiste de la chose syrienne. J’éprouve les mêmes sentiments de soulagement et d’espoir que les Syriens ; je pense avec émotion aux innombrables vies perdues du fait du règne sanglant des Assad.

Je me souviens aussi de la remarque d’un de mes chefs au Quai d’Orsay, tout à fait aux débuts de ma carrière : "les spécialistes se trompent toujours". J’en ai éprouvé la pertinence ces derniers jours. La semaine dernière, je pensais qu’ayant perdu Alep, le régime allait mettre un coup d’arrêt à l’offensive rebelle, probablement à la hauteur de Hama, ou en tout cas de Homs, deux villes-clefs sur la route de Damas. Cela n’a pas été le cas. Aucune force du régime ne s’est opposée à l’avancée des rebelles. À la fin de la semaine, quand la défaite sans combat des forces d’Assad devenait évidente, j’ai articulé qu’Assad ne fuirait pas, qu’il chercherait au moins à se barricader sur la côte, au sein de sa communauté alaouite.

 Il est difficile, quand on a connu ce régime, de ne pas partager l’élan de bonheur fou qui traverse une très grande partie de la société syrienne.

Dans la nuit de samedi à dimanche, sans prévenir qui que ce soit, il s’est envolé pour Moscou, laissant son chef d’état-major décréter la fin des combats, et son Premier ministre indiquer qu’il était disposé à remettre les clefs du pouvoir à de nouveaux venus. Une telle rapidité dans l’abandon du pouvoir est-elle sans précédent ? À vrai dire, non : le gouvernement d’Ashraf Ghani n’avait pas tenu très longtemps non plus à Kaboul en août 2023 après le départ des Américains.

Dans le cas syrien, le processus a été un peu différent, mais avec une fin également très rapide  : le pouvoir d’Assad avait trois protecteurs - le Hezbollah, l’Iran et la Russie - dont les positions se sont affaiblies au cours des derniers mois, les deux premiers sous l’effet des attaques israélienne, le troisième en raison de la nécessité pour lui de concentrer ses efforts ailleurs (Ukraine). Lorsque les troupes d’HTC (Hayat Tahir al-Cham, Front de libération du Levant) - concentrées dans la poche d’Idlib et dirigées par Abu Mohammed al-Joulani - ont obtenu le feu vert de leurs parrains turcs pour passer à l’offensive, elles n’ont rencontré aucune résistance de la part des armées démoralisées, sous-payées, mal équipées du régime.

Ni la Russie ni l’Iran - sans parler d’un Hezbollah lui-même au bord du gouffre au Liban - n’ont estimé possible ou souhaitable de se lancer dans la tâche sans doute surhumaine de sauver un régime à ce point déliquescent.

Les incertitudes de l’avenir immédiat

Une fois passé le moment de joie devant la chute d’une des plus atroces dictatures de ce siècle, il est légitime de s’interroger sur les innombrables périls qui entourent l’arrivée de nouveaux dirigeants.Et d’abord, HTC et quelques autres s’entendront-ils pour former un gouvernement ? Certes, dès le 10 décembre, le dernier Premier ministre d’Assad a transmis ses pouvoirs à Mohammed al-Bachir, l’homme qui gouvernait Idlib ces derniers mois pour les rebelles et qui est un proche d’al-Joulani ; ce dernier, entre temps, a repris son nom initial, Ahmed al-Shaara. Les autres groupes rebelles, y compris les groupes affiliés à la Turquie au Nord-Est d’Alep, accepteront-ils l’autorité d’HTC ? En toute hypothèse, l’empreinte territoriale du nouveau gouvernement ne s’étendra pas sur l’ensemble du territoire, puisque la zone kurde, au Nord-Est du pays, continuera à lui échapper, peut-être d’autres parties du territoire également, dont celles contrôlées par les Turcs. Sur ce point, la question kurde présente une difficulté de fond : si le nouveau pouvoir veut acquérir une stature nationale, il doit tendre la main aux Kurdes, qui se sont taillés un fief autonome au Nord-Est du pays - et qui accessoirement contrôlent une grande partie de la manne pétrolière. Or ce sont ces mêmes Kurdes que les protecteurs turcs d’HTC veulent avant tout combattre.

On touche là à une autre difficulté : la Syrie est un pays exsangue et en ruine. Les ressources du pouvoir d’Assad consistaient en l’aide humanitaire internationale, en livraison de pétrole iranien et dans le trafic de drogue (captagon) à grande échelle. Comment les nouvelles autorités pourront-elles relancer l’économie et reconstruire le pays ? Par ailleurs, dans quel contexte sur un plan régional ? Les Turcs, comme on l’a vu, ont un agenda antikurde (outre celui de renvoyer le maximum de réfugiés syriens) et ont profité de la période de transition pour conquérir de nouvelles enclaves en territoire syrien (Manbij, Kobané). Les Israéliens, de leur côté, ont procédé à des bombardements massifs d’installations et dépôts militaires de l’armée syrienne pour éviter que des armes dangereuses ne tombent entre de mauvaises mains ; de surcroît, sur le Golan, ils occupent désormais, en toute illégalité, la zone tampon qui avait été placée du côté syrien en 1972 par une résolution des Nations unies

Ce ne sont pas là, pour un nouveau gouvernement qui doit affirmer un agenda national, de très bons auspices. Les actions israéliennes en particulier sont de nature à pousser les nouvelles autorités dans le sens du radicalisme.

Si le nouveau pouvoir veut acquérir une stature nationale, il doit tendre la main aux Kurdes.

Reste une dernière incertitude : qu’est-ce que HTC ? Qui est son chef, Ahmed al-Shaara, qui en reprenant son nom de famille, veut sans doute rappeler qu’il appartient à un vaste clan de la région de Deraa ? De djihadiste enturbanné, affilié à Al Qaïda, l’homme s’est transformé en dirigeant islamiste, revêtu d’un uniforme kaki à la Zelenski, ayant géré plutôt bien, d’une main de fer certes, mais sans sectarisme, son ancien fief d’Idlib. Il avait rompu avec Al-Qaïda en 2016. Il a ordonné à ses troupes de respecter les minorités religieuses. À ce jour, aucun massacre contre des éléments de l’ancien régime ne s’est produit. Il donne le sentiment de comprendre la nécessité de donner des gages. Toutefois les services de renseignements lui attribuent un passé, y compris récent, particulièrement lourd. Jusqu'à quel point Ahmed al-Shaara s’est-il converti à une version douce de l’islamisme ? Les experts de ces questions doutent du retournement d’un ancien djihadiste. Les spécialistes ont-ils vraiment toujours tort ?

Le jeu des acteurs extérieurs

Pour beaucoup de commentateurs, il n’y a guère de doutes sur les perdants et les gagnants dans le changement de régime à Damas : dans la première catégorie, l’Iran et la Russie ; dans la seconde, la Turquie et Israël.

La réalité apparaît plus nuancée. L’Iran voit s’écrouler en effet un pan essentiel de l’"axe chiite" qu’il avait su constituer pour prendre en tenaille Israël. En pratique cependant, les positions iraniennes en Syrie avaient déjà été au fil des mois sérieusement réduites du fait des bombardements israéliens et de la décapitation du Hezbollah. La crise consécutive au 7 octobre a conduit à ce résultat paradoxal que les Saoudiens et les Émiriens sont leurs nouveaux amis, plus utiles en réalité qu’un encombrant dictateur sanguinaire, impopulaire d’ailleurs auprès du peuple iranien. De même, le départ d’Assad est une défaite symbolique majeure pour Vladimir Poutine, pour son image auprès de tous les autoritaires de cette planète ; toutefois, c’est un calcul coût-avantage qui a prévalu à Moscou : Poutine a dit non à Assad lorsque celui-ci est venu lui demander un surcroît d’aide, dans les jours précédant la chute de Damas, parce que maître du Kremlin a considéré qu’il valait mieux couper ses pertes.

Il est vraisemblable que les Russes sauront négocier avec les nouveaux arrivants, quels qu’ils soient, le maintien de leur base navale de Tartous, fondamentale pour leur action en Méditerranée, et peut-être leur base aérienne de Hmeimim.

Il est vraisemblable que les Russes sauront négocier avec les nouveaux arrivants.

Les Turcs ont certainement marqué des points. Ce sont en effet eux qui ont armé d’HTC jusqu’aux dents. Ils n’avaient cependant pas anticipé l’avance fulgurante des rebelles. Ils peuvent redouter que leur ancien protégé se montre peu docile dès lors qu’il endosserait les vêtements d’un leader national.

De même les Israéliens remportent une victoire symbolique importante mais peuvent s’inquiéter de la substitution, à un pouvoir assadien inoffensif pour eux, d’un pouvoir islamiste potentiellement radical - tout en prenant le risque, comme on l’a vu, de provoquer une prophétie auto-réalisatrice. Si l’on élargit la réflexion, l’épisode ne laissera-t-il pas des traces dans les relations entre le trio Turquie-Iran-Russie, animateur de ce que l’on appelle le "processus d’Astana" ? Le tropisme complotiste des dirigeants de ces pays les conduit naturellement à considérer que la Turquie a trahi les deux autres, que les Russes vont tirer leur épingle du jeu et que l’Iran est victime de son soutien au Hamas et au Hezbollah. Dans le même ordre d’idée, à Moscou et dans d’autres capitales, on imputera nécessairement la fin impromptue du régime syrien à un complot israélo-américain, voire israélo-américano-turc.

Et si l’on va encore plus loin, il est frappant que la répression brutale d’Assad contre les opposants en 2011-2012 avait marqué le coup d’arrêt à la vague des printemps arabes, le début du reflux : la chute du dictateur syrien ne pourrait-elle relancer l’espoir chez les peuples de la région ?

Que faire ?

Notre intérêt est évidemment que la Syrie nouvelle ne se transforme pas en base arrière d’un islamisme radical projetant des attentats en Europe. Plusieurs dizaines de djihadistes français combattent dans les rangs de HTC. D’autres, encore plus nombreux, sont retenus dans des camps dans le Nord-Est, sous la garde des Kurdes des FDS. Plus généralement, nous devons nous efforcer de favoriser l’émergence d’une Syrie pacifique, stable, qui renaisse économiquement et retrouve sa souveraineté et son unité territoriale.

Trois pistes d’action d’un "réengagement en Syrie" se dessinent a priori :

  • Établir un canal de communication avec les nouveaux dirigeants, pouvant conduire le cas échéant, mais dans certaines conditions seulement, à la réouverture de notre ambassade à Damas, fermée depuis le 6 mars 2012.
  • Négocier avec ceux-ci la prise en compte de nos préoccupations en matière de sécurité (djihadistes français notamment) et de respect d’un certain nombre de règles dont la citoyenneté pour tout Syrien, sur un pied d’égalité, quelle que soit sa confession. Avec d’autres, nous devons inciter sur la nécessité d’une gouvernance dite" inclusive" pour relativiser le poids des radicaux. Nous disposons à cet égard de certains leviers : la levée éventuelle des sanctions ; une aide économique et humanitaire ; le retrait d’HTC des listes onusiennes et UE des organisations terroristes ;
  • Enfin, compte-tenu de l’ampleur des défis qui se dressent devant les nouvelles autorités, sur le plan politique (morcellement territorial et politique) comme sur le plan économique (reconstruction du pays) et humain (retour des réfugiés, réinsertion des prisonniers libérés, justice transitionnelle, traumatismes d’une période atroce etc.), il serait très utile de fournir à la nouvelle Syrie un encadrement international; celui-ci ne peut venir que des Nations unies.

Un tel encadrement devrait consister, d’une part, en une aide dans le nécessaire processus de dialogue politique interne et de reconstitution d’un État (les nouvelles autorités ont annoncé que le nouveau gouvernement n’était nommé que jusqu’en mars 2025, date à laquelle un processus constitutionnel devrait débuter) ; d’autre part, dans une mission d’assistance humanitaire et de soutien à l’économie.

Notre intérêt est évidemment que la Syrie nouvelle ne se transforme pas en base arrière d’un islamisme radical projetant des attentats en Europe.

Ce type d’investissement massif des Nations unies, que l’on avait vu se déployer par exemple en Irak en 2003, après l’intervention américaine, n’est plus vraiment dans l’air du temps. Les Nations unies connaîtront-elles leur chemin de Damas ?

Copyright image : Omar HAJ KADOUR / AFP
À Damas, le 9 décembre 2024

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