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04/08/2022

Duels ou duos : quelles conclusions pour la France ?

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Duels ou duos : quelles conclusions pour la France ?
 Blanche Leridon
Auteur
Directrice Exécutive, éditoriale et Experte Résidente - Démocratie et Institutions

Le duo politique est-il un remède efficace à l’exercice solitaire et centralisé du pouvoir ? C’est à cette question que notre série estivale a tenté de répondre tout au long du mois de juillet. Les six portraits de couples politiques que nous avons dressés sont autant d'incarnations de cet exercice délicat, et parfois contre-nature, consistant à répartir ou transmettre le pouvoir et les responsabilités. Au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie, en Espagne, aux États-Unis et en Israël : chaque exemple nous apporte son lot de conclusions, de perspectives et, parfois, de contradictions. Ils nous éclairent aussi sur l’exception française, marquée par la primauté d’un seul, le Président de la République élu au suffrage universel direct, à laquelle nous nous intéressons aujourd’hui. 

Le pays de Jupiter ?

"Il n’y a pas de place pour deux crocodiles mâles dans le même marigot". Ce proverbe africain, volontiers repris par Jacques Chirac, pourrait résumer à lui seul les travers du système institutionnel français. La campagne présidentielle du printemps 2022 aura, une fois encore, mis en exergue la nature centralisée et solitaire du pouvoir présidentiel. Une situation de "présidence absolue" que présageait déjà le constitutionnaliste Georges Vedel en 1960, avant la réforme du scrutin de 1962 - bien loin, donc, d’être réductible à ses manifestations les plus contemporaines. Dans une société toujours plus morcelée, l’exercice du pouvoir par un seul porte en germe des divisions plus profondes encore et une défiance accrue à l’égard de la démocratie et du politique. Si le rôle du Premier ministre, dont certains ont voulu faire, via un troisième tour, le Premier des opposants, garde sa prééminence dans nos institutions, elle est, de fait, sans commune mesure avec celle du Président.

Rares sont les démocraties occidentales dont les systèmes politiques font, comme le nôtre, la part belle à un ou une seule. Elles sont même, en apparence du moins, nombreuses à laisser suffisamment de place pour deux.

La campagne présidentielle du printemps 2022 aura, une fois encore, mis en exergue la nature centralisée et solitaire du pouvoir présidentiel.

Nous l’avons vu notamment aux États-Unis, où le Vice-Président occupe un rôle central à la fois dans l’élection du Président américain - c’est bien un "ticket" qui est soumis au vote des électeurs (qu’il s’agisse d’Obama, de Trump ou de Biden, chacun a minutieusement choisi son futur VP, privilégiant la complémentarité pour attirer l’électorat le plus large possible), mais aussi dans la pratique du pouvoir puis dans sa transmission. Depuis 1945, six vice-présidents ont ainsi accédé à la fonction suprême, bénéficiant du soutien plus ou moins convaincu de leurs prédécesseurs. 

Dans son examen approfondi des dynamiques à l'œuvre depuis 2008, Amy Greene nous montre cependant que les duos, particulièrement soudés et efficaces dans la conquête du pouvoir, peuvent être fragilisés une fois arrivés aux responsabilités, et le président finalement peu enclin à céder la place. Le tandem Biden / Harris en offre aujourd'hui le plus éloquent témoignage.

Partager pour conquérir, diviser pour mieux régner ?

Cette conquête du pouvoir en duo, nous la retrouvons aussi dans le passionnant papier de l’historien Colm Murphy, qui revient sur le tandem Gordon Brown / Tony Blair. Forgé au début des années 1980, ce couple mythique de l’histoire contemporaine britannique a permis au parti Travailliste, renommé New Labour, de reprendre le pouvoir au Royaume-Uni en 1997, après 18 années de gouvernement conservateur. L’exercice du pouvoir s’avèrera, quant à lui, beaucoup plus délicat, pour aboutir à l’implosion et à une rupture durable entre les deux hommes, après - tout de même - 13 années de gouvernement travailliste (dix pour Blair à Downing Street, trois pour Brown). En Allemagne enfin, comme le montre Roderick Kefferpütz dans son papier, les deux leaders des Verts allemands, Robert Habeck et Annalena Baerbock, ont réussi à porter Die Grünen à la victoire grâce à une "dyarchie" prévue expressément par les statuts de leur parti, assortie d’une grande alchimie et d’une complémentarité entre ces deux représentants du courant "réalo" - là où les précédents tandems avaient échoué. Arrêtons-nous un instant sur cette singularité. Cette coprésidence inscrite dans les textes pourrait inspirer certaines formations politiques françaises, aujourd’hui peu disposées à de telles configurations. Un rare exemple nous est donné par le Parti de Gauche qui, de 2009 à 2014, est co-présidé - de façon purement formelle du moins - par Jean-Luc Mélenchon et Martine Billard. Si les statuts du PG prévoient expressément de lutter contre "le culte du chef", la France Insoumise, qui en est l’émanation à partir de 2016, ne semble pas avoir retenu cette ambition.

Rien, dans nos institutions, n’incite d’ailleurs à partager le pouvoir au sein des partis. Le règlement de l’Assemblée nationale impose la nomination d’un seul et unique président de groupe pour chaque formation. Avec ses 23 députés, le nouveau groupe EELV se trouve ainsi contraint de présenter une co-présidence de principe, comme il l’avait déjà fait entre 2012 et 2016. Ces limitations poussent certains observateurs à parler de "présidentialisation des partis politiques français" ou encore de partis personnels. Ce processus, assorti d’un mouvement plus général de médiatisation et de personnalisation du pouvoir, est encore plus marqué en France du fait de nos institutions et de l’élection au suffrage universel du Président de la République.

Cette coprésidence inscrite dans les textes pourrait inspirer certaines formations politiques françaises, aujourd’hui peu disposées à de telles configurations. 

Un écueil que Robert Habeck et Annalena Baerbock éviteront durant les 3 premières années de leur collaboration. Ensemble, ils ont conduit Die Grünen à des victoires historiques lors des élections régionales et européennes de 2019, avant de porter les Verts au gouvernement en 2021, après seize années passées sur les bancs de l’opposition. Mais cette victoire se fera au prix d’une détérioration des relations du couple en fin de parcours, lorsque la question du chef de fil finira, inévitablement, par se poser. C’est Baerbock qui est choisie pour représenter l’alternative verte à la chancelière sortante et cette décision marque la fin de la relation étroite du binôme.

Une première conclusion peut être tirée des ces trois exemples : rien ne semble souder davantage que le combat commun pour la victoire.  C’est une fois arrivé aux responsabilités que les affaires se compliquent.  Comme si les compagnonnages politiques les plus aboutis et les plus sincères ne pouvaient advenir que dans l’adversité. Le cas français ne contredira en rien cette première hypothèse. Prenons par exemple le duo Giscard / Chirac : si le premier doit au second une grande partie de sa victoire en 1974 (il parvient à rallier 43 députés UDR à la candidature de Giscard et en sera ensuite remercié, par sa nomination à Matignon), le tandem ne tardera pas à imploser une fois au pouvoir, comme l’expliquait notamment le politiste Philippe Raynaud. Précisons aussi que le Chirac de 1973, en fin tacticien, prévoyait d’ores et déjà le coup d’après et prononça le divorce de manière unilatérale. 

La crise, ferment des duos politiques ? 

L’adversité, c’est aussi celle des crises, qu’elles soient politiques, sociales, économiques ou sanitaires. Si la tentation d’un recours à l’homme fort et providentiel peut survenir en temps de crise, elle n’a rien d’inéluctable. C’est ce que nous montre l’historien Marc Lazar dans son article sur le bien éphémère tandem que formèrent Sergio Mattarella et Mario Draghi à la tête de l’Italie de février 2021 à juillet 2022. Comme l’écrit Marc Lazar, durant toute cette période "l'Italie était dirigée par un duo, ou mieux un tandem, même si la lumière des projecteurs médiatiques éclairait plus souvent Mario Draghi que Sergio Mattarella."

Rien ne semble souder davantage que le combat commun pour la victoire

Le fin politique et l’économiste technicien ont œuvré de concert pour combattre l'épidémie d’abord, avec une politique généralisée de vaccination couronnée de succès ; puis mettre en œuvre le plan national de relance et de résilience, qui devait assurer la reprise de l’économie et projeter le pays dans le futur. 

L’échéance qu’ils s’étaient fixée, celle des élections de 2023, ne sera malheureusement pas atteinte. Cet exemple, bien qu’inabouti, nous montre que les crises ne favorisent pas nécessairement l’émergence d’hommes forts, mais qu’elles peuvent aussi constituer le ferment d’alliances politiques plus larges et rassembleuses, plus éphémères aussi, avec l’avenir du pays comme seule boussole.

Est-ce la crise politique qui a également permis au duo Yaïr Lapid / Naftali Bennett de reprendre le pouvoir à l'indétrônable Benjamin Netanyahu en juin 2021 ?  Là encore, quoiqu’éphémère, le duo n’en tire pas moins un bon bilan, comme le montre Samy Cohen. Bonne gestion de la crise sanitaire, amélioration du climat politique en interne, reprise du dialogue avec l'Égypte et la Jordanie, vote d’un budget conséquent à destination du secteur arabe… Si la rotation que prévoyait l’accord de coalition entre les deux hommes n’a pas pu voir le jour, c’est pour des raisons majoritairement exogènes, dûes à la fragilité de la coalition alors formée à la Knesset, comme c’était le cas d’ailleurs pour l’exemple italien, dont la très large coalition souffrait des mêmes faiblesses. Le binôme de raison, lui, n’était pas fondamentalement remis en cause.

Le national au défi du pouvoir local

Enfin, la complémentarité peut aussi se trouver entre un pouvoir central et des exécutifs locaux aux larges prérogatives, comme c’est le cas en Espagne. C’est ce que nous explique l’historien Benoît Pellistrandi dans son article. Pays fortement décentralisé, l’Espagne a vu le pouvoir de son Premier ministre se renforcer en quelques décennies. Mais ce renforcement s’est fait conjointement à celui des communautés autonomes qui sont devenues, au fur et à mesure des transferts de compétences, des instruments essentiels de l’administration et du gouvernement. Ce fut tout particulièrement le cas en Catalogne. Comme l’écrit Benoît Pellistrandi en conclusion de son texte : "Au modèle centralisé français, au modèle parlementaire anglais, au modèle transactionnel allemand, l’Espagne ajoute un modèle polycentrique dont le double enracinement dans l’histoire - ce sont les vice-rois de la monarchie ancienne - et dans la démocratie - il n’y a pas de leadership sans soutien électoral - est fascinant. On peut se demander si être le premier dans son village n’est pas plus favorable que d’être le second à Madrid. Mieux même, ne vaut-il pas mieux construire sa puissance dans un fief régional plutôt que d’essayer de gouverner un pays qui compte dix-sept autres gouvernements ?".

Une conclusion qui ne s’applique guère au modèle français, comme le souligne justement son auteur. Les réformes territoriales successives n’ont jamais permis de sortir d’un régime qui demeure toujours aussi centralisé, et face auquel les présidents de nos 13 régions, dont le poids politique a certes été renforcé par la réforme de 2015, pèsent toujours bien peu face au pouvoir de Paris. 

La complémentarité peut aussi se trouver entre un pouvoir central et des exécutifs locaux aux larges prérogatives, comme c’est le cas en Espagne.

En France, Pompidou De Gaulle : le duo qui scella le destin de tous les autres ?

La France a bien entendu eu ses duos. Celui que formèrent le Général de Gaulle et son Premier ministre George Pompidou en est l’exemple inaugural dans l’histoire de la Ve République, après le référendum de novembre 1962.À la fois le plus abouti, il est certainement aussi le plus ambivalent. Revenons, nous aussi, sur une partie de leur Histoire. Les deux hommes, appartenant à deux générations différentes et aux styles on ne peut plus opposés, se rencontrent en 1944. Le second, professeur d'hypokhâgne au lycée Henri IV, rejoint alors le cabinet du président du Gouvernement Provisoire, où il est chargé des questions d’éducation. Georges Pompidou devient très rapidement "l’homme de confiance du Général", lui qui dira en 1973 que "nul, sa famille mise à part, ne l’a au total approché autant que moi, n’a connu sa pensée mieux que moi, n’a pu observer l’homme, en tant qu’individu et en tant qu’homme d’État, autant que moi"

Lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, c’est Pompidou qu’il appelle pour diriger son cabinet jusqu’à son installation à l’Élysée. Nommé au Conseil constitutionnel en 1959, Pompidou ne s’éloignera jamais véritablement du Général, qui lui demande de préparer les accords d’Évian. Une fois les accords approuvés par référendum, De Gaulle rappelle Pompidou et le nomme Premier ministre, le 14 avril 1962. Une décision qui peut alors surprendre, Pompidou n’étant ni un politique, ni un parlementaire ni même un gaulliste historique, ce qui a pu susciter quelques perplexités, voire hostilité, chez les gaullistes et les autres élus. Depuis cette date, jusqu’au 10 juillet 1968, Pompidou restera le vaillant Premier ministre de De Gaulle, battant ainsi tous les records de longévité à ce poste. Profondément marqué par l’instabilité du régime de la IVe République, Pompidou n’aura de cesse, durant ses années à Matignon, de défendre la Ve telle que De Gaulle l’avait conçue, s’érigeant progressivement en dauphin naturel du Général et, par là même, en protecteur du régime présidentiel, dont les imperfections étaient pourtant déjà bien visibles. Le duo De Gaulle / Pompidou lui-même était notoirement déséquilibré, le second évoluant dans l’ombre du premier jusqu’en 1968, date de l’inévitable rupture où les aspirations et l’émancipation du second déplurent profondément au premier. Comme l’écrivait alors le Nouvel observateur : "Le "successeur" perçait sous le Premier ministre. Dès ce moment, il semble que de Gaulle ait décidé de se débarrasser de lui, à la première occasion."

Si les relations entre les deux hommes se dégradent à partir de 1965, pour se rompre définitivement en mai 1968 - qui marque le départ de Pompidou, remplacé par Maurice Couve de Murville - ils n’en gardèrent pas moins une vision alignée du pouvoir présidentiel. Preuve en est, lorsque Pompidou annonce sa candidature à l’élection présidentielle de 1969, il récolte une adhésion massive de la part de la classe politique gaullienne, signe que l’héritage gaullien n’était en rien dévoyé (seuls quelques gaullistes de gauche ont exprimé leurs désaccords). 

Pompidou a parachevé l'œuvre de son prédécesseur et entériné cette "présidence absolue"

Hasardons-nous ici à une hypothèse : en affirmant, dans la droite ligne du général, la centralité du pouvoir présidentiel dont il avait lui-même souffert, Pompidou a parachevé l'œuvre de son prédécesseur et entériné cette "présidence absolue" que décrivait le doyen Vedel. Le duo Pompidou / De Gaulle aurait, en quelque sorte, "condamné" tous les autres, chaque Premier ministre étant voué à avancer dans l’ombre d’un super président, peu enclin à partager le pouvoir. 

Et leurs relations devant les mener, inexorablement, à la rupture (si tant est que le second envisage un jour de reprendre le poste du premier).

Delphine Dulong, dans son ouvrage Les poisons et délices de la Cinquième République, a bien décrit ce "problème de la dyarchie", rappelant que "les conflits avec le Président semblent difficiles à éviter dans la mesure où le problème est moins affaire de personnalités qu’il n’est en réalité structurel". Pompidou fut d’ailleurs le premier à en pâtir lorsque son Premier ministre, Jacques Chaban Delmas, prononce une déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale - sa fameuse "nouvelle société" - sans obtenir l’aval d’un président qui ne le lui pardonnera pas. La liste des inimitiés qui s’en suivirent est longue : Giscard et Chirac (1974-1976), Mitterrand et Rocard (1988-1991), Sarkozy et Fillon (2007-2012) : la longévité n’est en rien synonyme d’amitié ici). Il y eut certes des amitiés et de véritables compagnonnages politiques : pensons notamment au couple Pierre Mauroy / François Mitterrand, artisans de la victoire de 1981 ; ou, à droite, au duo que formèrent Jacques Chirac et son Premier ministre Alain Juppé - avec la fin abrupte que nous connaissons. Mais ni Mauroy ni Juppé ne furent véritablement considérés comme les dauphins de leur Président. 

Disons également un mot des duos "contraints", ceux que les cohabitations ont généré à trois reprises depuis 1958. Ces tandems imposés par le vote des électeurs aux élections législatives, par nature conflictuels, nous montrent aussi que le pouvoir présidentiel peut être limité, circonscrit. Avec des issues pour le moins inattendues. Songeons par exemple à la relation entre François Mitterrand et son Premier ministre cohabitant, Jacques Chirac. Exécrable de 1986 à 1988, le rapport entre les deux hommes prend un tournant décisif en 1994, lorsque le Président, arrivé à la fin de son second mandat, décide de soutenir son ancien premier ministre, contre l’actuel (qui est alors l’ennemi commun) - Édouard Balladur

L’ère politique nouvelle qui s’ouvre aujourd’hui en France, avec une majorité relative à l’Assemblée nationale, pourrait initier un premier mouvement de rééquilibrage, qui reste à parachever très largement. Seule une réforme ambitieuse des institutions pourra mettre un terme à cet ultra présidentialisme, que beaucoup s’accordent à condamner mais auquel personne n’a encore véritablement osé toucher. Et avant même tout grand soir institutionnel, l’émergence d’une meilleure culture du partage du pouvoir, qui débuterait dans les partis pour se prolonger jusqu’à la présidence de la République, nous semble on ne peut plus recommandée

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