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27/07/2022

Trois petits tours et puis s'en vont : l'éphémère duo Bennett-Lapid 

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Trois petits tours et puis s'en vont : l'éphémère duo Bennett-Lapid 
 Samy Cohen
Auteur
Directeur de recherche émérite à Sciences Po

Conçue comme remède à l'instabilité du régime, la rotation à l'israélienne a connu plusieurs tentatives depuis le début des années 1980. La dernière en date, menée par le duo Bennett / Lapid, et réunie derrière un ennemi commun - l'indétrônable Netanyahu, aura été de courte durée. Sa brièveté n'aura néanmoins pas empêché à la coalition qu'ils portaient de mener de réelles avancées politiques. Pour ce nouvel épisode de notre série consacrée aux duos politiques et au partage du pouvoir, Samy Cohen, politologue, Directeur de recherche émérite à Sciences Po et spécialiste d'Israël, revient sur ce tandem inattendu et ceux qui l'ont précédés à la Knesset


Le 2 juin 2021, à l'issue de quatre élections en deux ans, le député Yaïr Lapid, chef du parti centriste Yesh Atid, annonçait au président de l'État, Reuven Rivlin, qu’il était en mesure de former une coalition gouvernementale soutenue par une courte majorité de 61 députés sur 120. Celle-ci reposait sur une alliance de huit partis : trois de droite (Yamina autour de Naftali Bennett, le Nouvel espoir dirigé par Gideon Saar, ancien du Likoud, et Yisrael Beytenu conduit par l'indéboulonnable Avigdor Lieberman) ; deux du centre droit (celui de Lapid et Bleu blanc de Benny Gantz) ; deux de gauche (le parti travailliste et Meretz), tous les deux conduits par d’anciens journalistes, Merav Michaeli et Nitzan Horowitz, tout comme le fut Lapid à la tête de Yesh Atid. Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, un parti arabe, Raam, conduit par Mansour Abbas, intégrait le gouvernement. Et pour la première fois depuis 12 ans, le Likoud de Netanyahou se retrouve dans l’opposition. 

L'accord de coalition prévoyait la mise en place d'un système de rotation à la tête du gouvernement entre Bennett et Lapid. Bennet exercerait la fonction de Premier ministre pendant deux ans, soit la moitié de la durée de la législature, et Lapid lui succéderait en août 2023. Afin de décourager toute velléité de coup bas, et renforcer la cohésion de cette baroque coalition, il est prévu que celui des deux "camps" (celui de Bennett comprenait son propre parti et Nouvel espoir, et celui de Lapid, tous les autres) qui agirait en vue de dissoudre la Knesset serait sanctionné en perdant le pouvoir de conduire le gouvernement jusqu’à la fin de la législature. Ce système de rotation n’a rien à voir avec la cohabitation à la française qui aboutit à l’établissement d’un exécutif à deux têtes, entraînant pour le président la perte de son statut de « monarque républicain", notamment dans le domaine réservé. 

De 1984 à 2021, la rotation comme remède à l'instabilité du régime

La rotation à l’israélienne possède un précédent notoire, celle mise en place par le tandem Shimon Peres et Yitzhak Shamir en 1984. À l'époque, aucun des deux grands partis issus des élections, le Maarakh (coalition entre le parti travailliste et le parti de gauche, le Mapam) et le Likoud, n'avait réussi à former un gouvernement viable. C'est le président de l'État, Chaïm Herzog, qui leur propose cette formule de compromis. Chacun d’eux exercerait à tour de rôle la fonction suprême pendant deux ans. Shimon Peres est le premier à tenir les rênes du pays et Yitzhak Shamir devient, en attendant son tour, ministre des Affaires étrangères et Premier ministre par intérim. Il est également admis qu'Yitzhak Rabin, membre du Maarakh, garderait le portefeuille de la Défense pendant quatre ans et Yitzhak Modai du Likoud celui de l'Économie, pendant la même durée. Le système fonctionne sans trop d’à-coups. Au bout de deux ans, Peres démissionne loyalement, entraînant avec lui son gouvernement, comme l’exige la loi fondamentale. Il recommande alors au président de nommer Shamir Premier ministre. Et c’est un nouveau gouvernement qui lui succède. Il ne s’agit pas d’un simple changement à la tête d’un seul et même gouvernement. Ce système a été conçu comme un moyen de surmonter les cas de paralysie politique que favorise le système électoral à la proportionnelle quasi-intégrale, assortie d'un seuil d’éligibilité faible, de 3,25 %. Il a aussi permis à des alliés politiques ambitieux, convoitant tous les deux le poste de chef de gouvernement, de partager le "gâteau". 

35 ans après le tandem Peres / Shamir, la méthode est reprise à la faveur des élections de février 2019. Benny Gantz, alors chef du parti Hossen Israël et étoile montante de la vie politique israélienne, s’allie avec les deux partis de centre droit Yesh Atid de Yair Lapid et Telem de Moshé Yaalon, pour former l’alliance Bleu blanc. Celle-ci prévoyait une rotation entre Gantz et Lapid, en compétition pour le poste de Premier ministre. Cette fois-ci la rotation ne s'organisait pas entre les deux principales formations politiques du pays mais à l’intérieur d’une même coalition, entre le parti majoritaire (celui de Lapid) et un parti minoritaire (celui de Gantz). Mais en cours de campagne électorale, Lapid renonce finalement à sa part de pouvoir, afin de renforcer la crédibilité de leur projet politique.

Une troisième expérience de rotation se produit avec Benyamin Netanyahu et Benny Gantz à l'issue des élections de mars 2020. Gantz, soutenu par 61 députés, s’était vu confier par le président la charge de former le gouvernement. Sa coalition espérait pouvoir enfin se débarrasser de Netanyahu. Mais c’était sans compter sur l'étrange manœuvre de Gantz qui alla négocier secrètement un gouvernement de rotation avec Netanyahu, une manœuvre choquante aux yeux de ceux qui l’avaient soutenu sur la base de sa promesse de ne pas s’associer avec un homme politique placé sous le coup de trois chefs d’accusations, dont celui de corruption.

Le principe de rotation est inscrit dans la loi fondamentale sur le gouvernement, qu'il faut modifier.

La coalition anti-Bibi vole donc en éclat. Cela n’empêche pas Gantz de persister dans sa stratégie, qu’il justifie par la nécessité de lutter efficacement contre la pandémie du Covid et d’éviter de nouvelles élections. Cette fois-ci, le principe de rotation est inscrit dans la loi fondamentale sur le gouvernement, qu’il faut modifier. 

L'accord prévoyait que Netanyahu exercerait la fonction de chef de gouvernement pendant un an et demi, puis lui succéderait Gantz pour la même durée. La rotation se ferait sans démission de gouvernement, comme ce fut le cas avec le duo Peres-Shamir. Toutes les mises en garde adressées à Benny Gantz par ses amis sur la quasi-certitude que Netanyahu ne respecterait pas l’accord, envisagé comme un simple moyen d’empêcher toute alternance, n’ont été d’aucun effet. Les Cassandres avaient raison. Netanyahu exploite la faille contenue dans l’accord stipulant qu’en cas d’incapacité de la Knesset de voter rapidement le budget de la nation, elle se dissoudrait automatiquement et l’accord de rotation deviendrait caduc. Il s’abstient tout simplement de déposer à la Knesset une loi nécessaire pour faire voter le budget. 

Mais cette manœuvre ne lui porte pas chance. Il se retrouve par la suite dans l’incapacité de former une coalition viable et c’est Yaïr Lapid, chef du principal parti d’opposition, qui réussit à relever le défi, obtenant la confiance de la Knesset. Au prix toutefois de devoir céder le fauteuil de Premier ministre qui lui revenait d’office à Naftali Bennett, chef d’un petit parti de six députés alors que le sien en comptait 17, et qui en faisait une condition sine qua non pour le prix de son ralliement à une coalition qui comportait - horreur ! - des "gauchistes" et des "Arabes". Certains des petits partis en Israël se sont fait une spécialité d’extorquer le maximum d’avantages possibles, à l’occasion des négociations pour la formation du gouvernement, pour prix de leur soutien. Une fois de plus, Lapid fait preuve de pragmatisme et lui cède la place, devenant ministre des Affaires étrangères et Premier ministre suppléant. 

Quel bilan pour la courte idylle Benett / Lapid ? 

Le gouvernement Bennett-Lapid dure un petit peu plus d'un an. C’est peu. Et en même temps, c'est plus que ce que prévoyaient certains de ses adversaires, qui prédisaient sa chute rapide. Les différents partis, souvent très opposés les uns aux autres, ont pu travailler ensemble, apprenant à mieux se connaître et menant à bien de nombreuses réformes. S’ils n’ont pas pu remplir en si peu de temps tous les engagements qu'ils avaient promis dans l’accord de coalition, ils ont néanmoins avancé sur nombre de points importants : le climat politique interne s'est amélioré, les attaques systématiques contre la justice, les Arabes et les ONG ont cessé. Le dialogue avec deux des principaux partenaires d'Israël, l'Égypte et la Jordanie, que Netanyahu avait négligés, a été restauré. Les dirigeants israéliens ont renoué avec Mahmoud Abbas, le président de l'Autorité palestinienne, cherchant à renforcer sa position sur la scène politique palestinienne. Bennett lui-même a refusé de rencontrer le vieux leader palestinien, mais il a laissé ses ministres agir. Ce gouvernement a rétabli la confiance avec l'administration démocrate de Joe Biden, il a fait voter un budget et a apporté une aide importante au secteur arabe, à la fois sur le plan économique et celui de la lutte contre la criminalité, sous la forme d'un plan quinquennal, travaillant en bonne entente avec le parti Raam. La gestion réfléchie de crise du Covid a également été appréciée par de nombreux Israéliens. 

Le moteur de ce tandem est à chercher du côté de l'ennemi commun. Il y avait en effet une volonté collective de prouver qu'il pouvait exister une autre politique, en dehors de celle de Netanyahu. Chacun des partis se devait de montrer à son électorat le sérieux avec lequel il gouvernait et sa volonté de se préoccuper des "vrais problèmes des gens". Surtout, aucun d'entre eux ne souhaitait le retour du "grand Satan", Netanyahu. Pour cela, ils étaient prêts à des concessions, à mettre sous le boisseau des projets qui leur tenaient à cœur. La droite nationaliste a ainsi du renoncer à l'idée d'annexer tout ou partie de la Cisjordanie. La gauche, Meretz en particulier, a avalé pour sa part quelques couleuvres, notamment la loi dite "de la citoyenneté", compliquant la naturalisation automatique par mariage ou l'obtention de statut de résident en Israël pour un Palestinien ou une Palestinienne résidant dans les territoires occupés ou à Gaza, désirant épouser un citoyen ou une citoyenne arabe d’Israël. 

Paradoxalement, les coups les plus durs portés à Bennett ne sont pas venus du camp adverse. Lapid et ses alliés les plus proches se sont montrés loyaux et ont fait tout leur possible pour préserver la durée de vie de ce gouvernement. C'est du parti Yamina, le parti même du Premier ministre, qu'ils surgirent. Les députés de ce parti étaient soumis à d’intenses pressions des partis d'opposition qui leur reprochaient leur "trahison", l'abandon de leur camp nationaliste et religieux, pour s’allier à des "gauchistes" et des Arabes qui "soutiennent le terrorisme".

Paradoxalement, les coups les plus durs portés à Bennett ne sont pas venus du camp adverse.  C'est du parti Yamina, le parti même du Premier ministre, qu'ils surgirent. 

Constatant également l'effritement de la popularité de leur parti dans les sondages d'opinion, ils ont pris leur distance. La députée Idit Silman est la première à craquer : elle démissionne de la coalition et fait ainsi perdre à Bennett la majorité absolue à la Knesset. Puis c'est au tour du député Meir Orbach de quitter la coalition, l’affaiblissant encore plus, après avoir fait connaître ses divergences idéologiques avec le Premier ministre. Membre du parti Meretz, la députée arabe Jida Rinawie Zoabi, quant à elle, avait remis sa démission de la coalition, le 19 mai 2022, supportant mal les images des violences policières sur l'Esplanade des mosquées, puis au moment des funérailles de la journaliste palestinienne-américaine Shireen Abu Akleh, tuée d'une balle dans la tête lors d'affrontements entre activistes palestiniens et forces de sécurité israéliennes à Jenin, avant de la reprendre quelques jours plus tard. C'est surtout au président du Meretz, Nitzan Horowitz, qu'elle a causé du tort. On lui reproche d'avoir misé avec légèreté sur cette député arabe imprévisible et peu connue dans la classe politique israélienne. 

C’est seul que Bennett, privé de sa majorité absolue, a donc pris la décision de saborder son gouvernement et de provoquer de nouvelles élections. Il le justifie par le fait que son gouvernement n’a pas pu faire voter la "loi des colons", des dispositions juridiques avantageuses qui s'appliquent à ces derniers, votées tous les cinq ans. Mais les véritables raisons sont ailleurs. Au terme d'un an, il avait déjà perdu l’un de ses principaux paris : attirer la sympathie des électeurs de la droite religieuse et laïque. Privé de la capacité de faire voter des lois, anticipant le revers que sa formation subirait en cas de nouvelles élections, il privilégie le retrait, dans des conditions les moins déshonorantes possibles. 

Il en informe d’abord Yair Lapid, puis un quart d'heure seulement avant l’annonce publique de sa décision, le numéro deux de son parti, la députée Ayelet Shaked, mise devant le fait accompli en pleine visite officielle au Maroc. Son parti était mis à mal. Tout à sa tâche de chef de gouvernement, il avait négligé la cohésion des membres de Yamina, devenus le talon d’Achille de la coalition. En vertu de l’accord signé, Lapid devient (enfin) Premier ministre, en attendant les nouvelles élections qui se dérouleront le 1er novembre 2022. Bennet, quant à lui, lui succède dans la fonction de premier ministre suppléant, laissant entendre qu’il le soutiendrait loyalement mais ne se représenterait pas aux prochaines élections. 

Quelles conclusions ?

Si le bilan de ce gouvernement est loin d’être négligeable, il n'en va pas de même pour les gains politiques que les différents partis en espéraient. À vouloir sauvegarder à tout prix la stabilité de ce gouvernement, certains de ces partis ont déçu leur électorat, comme le montrent les récents sondages d’opinion, qui s’attendaient à moins de "reculades" et à plus d’avancées sur les sujets qui leur tenait à cœur. 

Il est difficile de tirer de ces expériences des conclusions définitives sur le fonctionnement des gouvernements de rotation. De fait, Israël n'a connu qu'une seule expérience aboutie de rotation dans les années 1980, avec le couple Peres-Shamir. Toutes les autres ne furent que des tentatives éphémères. Les manœuvres politiques de Benyamin Netanyahu n'ont fait qu'accroître la méfiance envers ce système de gouvernement. La rotation demeurera, toutefois, la roue de secours d'un système électoral qui ne favorise pas la stabilité politique, et dont la réforme paraît plus que jamais nécessaire. 

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