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Une Stratégie de Sécurité Nationale pour Trump 2 : la poursuite de la politique par d’autres moyens

Une Stratégie de Sécurité Nationale pour Trump 2 : la poursuite de la politique par d’autres moyens
 André Leblanc
Auteur
Expert Résident - Défense et Sécurité nationale

​La nouvelle Stratégie de sécurité nationale américaine vient d'être publiée. Le fait, pour les États-Unis, de posséder une stratégie nationale de sécurité (et non une simple revue nationale stratégique) est indéniablement un atout, mais à quelles conditions est-elle efficiente ? Quelles sont les points de rupture et les continuités, dans le style et le fond, de ce document ? Quelle est la place de l'Europe ? Poursuite de nos travaux sur la sécurité nationale, par l’examen de la stratégie américaine du président Trump.

La publication de la Stratégie de Sécurité Nationale américaine a provoqué de nombreuses réactions, notamment en Europe, suscitant perplexité, consternation ou sarcasme. Même s’il peut sembler déclaratoire et brouillon, ce document de 29 pages signé par Donald Trump ne peut être négligé. Dans la nomenclature américaine, la National Security Strategy (NSS) occupe en effet une place décisive, au sommet de la hiérarchie doctrinale : elle définit la posture stratégique que les différents moyens de l’État vont décliner, en premier lieu les moyens militaires (l’administration Trump s’apprête d’ailleurs à publier sa National Defense Strategy, dont le secrétaire à la Défense Pete Hegseth a commencé à esquisser les contours).

Dans ces conditions, cette NSS doit faire l’objet d’une évaluation froide pour en cerner la portée réelle et s’adapter en conséquence.

Une NSS de rupture

La NSS 2025 est un texte atypique, pas tant par sa brièveté (effectivement plus court que la moyenne des NSS précédentes, mais deux autres NSS, Clinton 1994 et Obama 2015 faisaient la même taille, et la NSS de George Herbert Bush en 1993 était encore plus courte avec 21 pages), que par son contenu, substantiel et formel. 
Concernant ce contenu, on peut retenir les principaux points suivants :

1. Une polarisation politique d’un document stratégique

La NSS prend pour première cible les adversaires politiques du président actuel, en poursuivant notamment la vindicte envers l’administration Biden (Trump ouvre le feu dès le premier paragraphe : "Après quatre années de faiblesse, de politiques extrémistes et d’échecs absolus"). Elle multiplie les attaques contre les administrations précédentes et les "élites" ("nos élites", "les élites de la politique étrangère américaine") dont elle souligne les erreurs ("les élites du pays, durant les mandats de quatre administrations successives des deux bords politiques, ont tout fait soit pour servir la stratégie de la Chine soit pour se réfugier dans le déni"). 

En reprenant les thématiques de campagne de Trump et en les inscrivant dans le champ de la sécurité nationale ("tous nos choix sont guidés par une vision : America First"), cette NSS se fait ainsi le véhicule d’un combat partisan, et presque culturel, conduit dans l’espace politique américain. Elle transforme dès lors un document stratégique en un document politique au sens le plus étroit du terme, ce qui modifie à la fois sa portée et son efficacité. 

Cette NSS se fait le véhicule d’un combat partisan, et presque culturel, conduit dans l’espace politique américain. Elle transforme dès lors un document stratégique en un document politique au sens le plus étroit du terme

De fait, en dépit de sa brièveté, le document ne dispose pas d’une structuration logique évidente, et plutôt qu’un effet cognitif produit par le raisonnement, on assiste à l’apparition successive d’un certain nombre de notions (“souveraineté”, “justice”, “compétence et mérite”, “réalignement en fonction de la paix”, “confiance en nous-mêmes et dans notre civilisation” etc).

C’est donc moins un agencement de concepts, qu’une libre connectivité d’affects politiques, ce qui au demeurant n’implique pas qu’ils soient moins puissants en termes de motivation.

Au-delà de cette idéologisation de la sécurité nationale, le fait notable de cette NSS est l’extrême personnalisation de son propos. Un président n’est généralement pas mentionné dans la NSS qu’il signe. Ici et de manière assez stupéfiante, Trump est mentionné 27 fois dans un document de 29 pages. On est affligé de lire, dans un document américain de ce niveau, cette inutile et récurrente flagornerie ("Le président Trump, à lui tout seul, est parvenu à rétablir la vérité sur plus de trois décennies de fausses idées sur la Chine" ; "le président Trump a posé les fondements de sa postérité comme président de Paix” ; "le président Trump a mis son art de la négociation au service de la paix dans le monde dans huit conflits", etc.) qui ne contribue pas à sa crédibilité.

À cette fin également, la NSS s’efforce maladroitement d’inscrire l’action de Trump dans une continuité flatteuse, en reprenant aléatoirement certains termes marquants de l’histoire américaine. Sont ainsi cités directement Alexander Hamilton (p.13), la doctrine Monroe (p. 15), et indirectement Reagan (via son slogan de campagne "Peace through strength", "la paix par la force", qui a constitué le cœur de sa doctrine de politique étrangère), Theodore Roosevelt (le premier à avoir ajouté un corollaire à la doctrine Monroe), et John Foster Dulles (secrétaire d’État d’Eisenbower et père du concept stratégique de "rollback", ou "refoulement", que la NSS applique désormais -p . 18- à l’hémisphère occidental).

2. Une repriorisation stratégique radicale

Thématiquement, l’immigration est élevée au rang de priorité stratégique nationale ("la sécurité nationale passe avant tout par la sécurisation des frontières"), dans un sentiment d’urgence face à une "invasion" qui définit l’ensemble des menaces extérieures ("il nous faut protéger notre pays de l’invasion, pas seulement de l’immigration illégale, mais des menaces transfrontalières telles que le terrorisme, les drogues, l’espionnage et le trafic d’êtres humains"). La réaffirmation de la priorité du Golden Dome[dôme d’or, le Bouclier antimissile américain] ("nous voulons que notre dissuasion nucléaire soit la plus solide, la plus crédible et la plus moderne du monde, et nous voulons aussi avoir des missiles de défense nouvelle génération - dont un Dôme d’or pour protéger notre patrie") est le prolongement de la même perception obsidionale. La "survie" des États-Unis est même évoquée à plusieurs reprises ("la maîtrise des frontières (…) est nécessaire à la survie des États-Unis) . L’immigration devient par conséquent un critère des alliances ("Dans le monde tel que nous le voulons (…), des pays souverains travaillent ensemble pour mettre fin à la déstabilisation engendrée par les flux de population transnationaux plutôt que de chercher à les faciliter, et contrôlent qui a le droit, ou non, de pénétrer sur leur territoire". 

La prééminence accordée à la sécurité économique ("la sécurité économique est fondamentale pour la sécurité nationale") mérite d’être soulignée. C’est d’ailleurs la partie la plus structurée, et thématiquement la plus complète, la sécurité économique étant conçue de manière intégrée sur ses différents segments : diplomatie commerciale, sécurisation des chaînes d’approvisionnements et des matériaux critiques y compris par une action de renseignement, réindustrialisation ("faire prospérer la puissance industrielle américaine doit devenir la première priorité de notre politique économique nationale"), politique énergétique, soutien financier à l’innovation et dominance des technologies critiques. 

Ces thèmes ne sont pas nouveaux : ils étaient pour la plupart déjà présents dans la première NSS de Trump, mais ils étaient encore contrebalancés par une vision stratégique plus structurée (sans doute sous l’effet d’une équipe de sécurité nationale plus "classique" : le conseiller à la sécurité nationale H.R. McMaster, Dina Powell, Nadia Schadlow). En 2025, ces stabilisateurs ont disparu, comme si Trump s’était effectivement émancipé de sa propre équipe de sécurité nationale.

Géographiquement, une nouvelle hiérarchisation des régions place au premier rang les Amériques ("l'hémisphère occidental"), avant l’Asie, l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique. En réactivant explicitement la doctrine Monroe avec un corollaire ("le corollaire Trump à la Doctrine Monroe") dans cette zone, les États-Unis visent l’établissement d’une hégémonie garantissant leur sécurité et leurs intérêts nationaux économiques et empêchant l’intervention d’un compétiteur extérieur : "après des années d’incurie, les États-Unis vont réaffirmer et mettre en œuvre la doctrine Monroe pour restaurer la prééminence américaine dans l’hémisphère occidental (…). Nous ne laisserons pas des compétiteurs, qui ne relèvent pas de notre hémisphère, se placer en position de force ni contester nos capacités ni détenir ou exercer un contrôle stratégique sur nos intérêts vitaux dans notre propre hémisphère"). Face à ces compétiteurs extérieurs, la NSS assume l’exercice d’une logique coercitive sur les pays américains : "nous utiliserons les moyens nécessaires pour décourager leur collaboration avec d’autres partenaires". 

3. Une rupture dans la doctrine stratégique vis-à-vis de la Chine et de la Russie

En énonçant ses nouvelles priorités nationales, la NSS abandonne formellement la notion de compétition des grandes puissances, paradigme structurant des réflexions américaines depuis une quinzaine d’années (la notion était pourtant centrale dans la première NSS de Trump en 2017).

La Russie ne fait même pas l’objet d’un chapitre particulier dans cette NSS. Elle n’apparaît qu’à la 25e page, dans la partie consacrée à l’Europe.

Contrairement à la NSS précédente datée de 2022, sous le mandat Biden, la Russie ne fait même pas l’objet d’un chapitre particulier dans cette NSS. Elle n’apparaît qu’à la 25e page, dans la partie consacrée à l’Europe, et à l’occasion des difficultés de l’Europe à s’affirmer dans sa relation avec la Russie.

Par une étrange neutralité, et alors que la précédente NSS de Trump caractérisait la Russie comme une "puissance révisionniste" défiant la puissance américaine ("La Chine et la Russie sont des défis pour la puissance des États-Unis, leur influence et leurs intérêts ; elles cherchent à affaiblir la sécurité et la prospérité américaines"), elle est désormais traitée comme un facteur à stabiliser, et non comme un facteur de déstabilisation : "il relève des intérêts fondamentaux des États-Unis de négocier la cessation immédiate des hostilités en Ukraine afin de stabiliser les économies américaines, d’empêcher une escalade ou une extension non-contrôlée de la guerre et de rétablir une stabilité stratégique avec la Russie". 

La Chine est quant à elle envisagée essentiellement comme un compétiteur économique, et la NSS formule l’objectif global de rééquilibrage du rapport économique ("nous allons rééquilibrer les relations économiques que l'on a avec la Chine"). Le volet sécuritaire est plus ambigu. D’un côté, la NSS affirme la primauté des États-nations, le respect de leur souveraineté et la prédisposition à ne pas intervenir dans les affaires souveraines des autres États, tous éléments qui correspondent aux éléments de langage traditionnels de Pékin.

D’un autre côté, l’application active de la doctrine Monroe vise clairement les positions chinoises dans la zone qu’il s’agit de refouler ("roll back"). En Indopacifique, la NSS énonce clairement sa volonté de maintenir le statu quo autour de Taïwan, et d’empêcher l’émergence d’un contrôle étranger sur la mer de Chine du Sud et sur la première chaîne d’île ("nous allons construire des forces militaires capables d’empêcher toute agression à l’encontre de la première chaîne d'îles"), en se donnant les moyens d’une dissuasion militaire conventionnelle renforcée et crédible, appuyée sur des alliés régionaux.

L’Iran est brièvement évoqué (la NSS mentionne que Midnight Hammer [opération américaine de frappes sur les sites nucléaires iraniens en soutien à l'attaque israélienne, du 21 et 22 juin 2025] a fortement dégradé ses capacités, y compris son programme nucléaire), la Corée du Nord est absente de la NSS.

4. L’élévation de notions politico-morales, telles que la "santé culturelle" et la "santé spirituelle" au rang d’enjeux stratégiques

L’apparition de la culture (et à fortiori de la spiritualité) dans un document stratégique de cette nature est d’autant plus surprenante que l’accent est porté sur leur "santé", ouvrant donc le champ à une évaluation subjective.

La santé culturelle apparaît néanmoins comme un enjeu stratégique devant être soutenu ("[il nous faut] renforcer la santé culturelle de la société américaine") et spécifiquement protégé contre la "subversion culturelle", externe (propagande et opérations d’influence étrangères) comme interne (le DEI et les discriminations pratiquées aux États-Unis).

Si cet usage de la culture découle sans doute ici d’une confusion conceptuelle générée par l’appréhension du soft power (que la NSS recense parmi les atouts américains : "un soft power et une influence culturelle sans égal"), santé, spiritualité et valeurs familiales sont vraisemblablement mentionnées dans la mesure où il s’agit, dans cette vision, de déterminants de l’identité, donc de la souveraineté, et au fond de la puissance d’une nation : "Nous voulons parvenir à la restaurer et revitaliser la santé culturelle et spirituelle des États-Unis" (p. 4).

5. L’impasse européenne

L’Europe, définie comme stratégiquement et culturellement vitale pour les États-Unis (la section consacrée à l’Europe est intitulée : "Favoriser la grandeur européenne"), concentre pourtant les mots les plus durs et la vision la plus pessimiste. Au-delà d’un déclin économique mesuré en part du PIB global, la NSS identifie dans l’UE la source de problèmes critiques pour la souveraineté des pays européens et entraînant à terme le risque d’un "effacement civilisationnel".

La NSS identifie dans l’UE la source de problèmes critiques pour la souveraineté des pays européens et entraînant à terme le risque d’un "effacement civilisationnel".

Dans la vision formulée par la NSS, les conditions d’un dialogue de sourds sont donc réunies : les États-Unis tiennent au transatlantique (autant que les pays européens) mais pensent que la trajectoire européenne actuelle leur est néfaste (ce qui est exactement ce que les pays européens pensent de la trajectoire américaine actuelle).

L’Amérique trumpienne veut donc, dans son propre intérêt, aider les pays européens à se réformer ("nous devons nous efforcer d’aider l’Europe pour qu’elle corrige sa trajectoire actuelle" ) et détaille les axes pour ce faire (contredisant par là son refus de la "subversion culturelle").

Les limites : à quoi sert une National Security Strategy ?

L’élaboration d’une NSS est un acte déterminant pour un exécutif, qui remplit plusieurs fonctions capitales : elle fixe la posture stratégique que doivent décliner les moyens combinés de l’appareil d’État, facilite la cohésion des alliés, et participe du signalement stratégique adressé aux adversaires ; enfin, en publiant ses travaux, elle effectue l’ancrage d’une politique publique de sécurité nationale.

Si l’on s’en tient à ces paramètres, l’efficience de cette NSS est douteuse.

Le processus d’élaboration stratégique, qui est en soi générateur d’atouts, a visiblement été esquivé. Alors qu’une NSS est essentiellement un document technique (une stratégie) publié pour acquérir une efficacité politique, cette NSS fait l’inverse : elle fait rentrer une logique politique dans le champ stratégique, sans chercher à corriger les approximations ou les difficultés qui peuvent alors apparaître.

À terme, la réallocation des moyens militaires (comment se concrétiserait une bascule des forces vers les Amériques ?) et des investissements (notamment sur le Golden Dome) permettra de quantifier l’effectivité réelle de cette NSS.

Dans l’immédiat, les contradictions manifestes de la posture génèrent leur propre handicap. Ainsi la NSS reconnaît le besoin d’alliés, ne serait-ce que pour contrer la puissance économique chinoise, et pour diviser le coût des investissements capacitaires (en Europe comme en Asie). Mais pour constituer une coalition, il ne faut pas annoncer aussi crûment la construction d’un rapport de forces contre ses alliés potentiels. Et en martelant sans vergogne la primauté de l’ "America First", la NSS dévalue d’emblée le soft power américain, qui était traditionnellement fondé sur une communauté volontaire des valeurs, et sur l’espoir d’un partage bienveillant d’un primus inter pares sinon sympathique, du moins foncièrement attractif. Ce cynisme qui a la naïveté de s’énoncer ne relève pas d’une realpolitik audacieuse, c’est une maladresse diplomatique.

Ce cynisme qui a la naïveté de s’énoncer ne relève pas d’une realpolitik audacieuse, c’est une maladresse diplomatique.

La vraie question que pose la lecture de cette NSS est au fond celle de sa durée. Quel peut être l’avenir d’une stratégie dont la justification est aussi arbitraire, et quelle est l’obsolescence inscrite d’une stratégie hyper-personnalisée, a fortiori celle d’un président qui deviendra un lame duck dans un peu moins de trois ans ?

Copyright image : Andrew CABALLERO-REYNOLDS / AFP
Donald Trump et le secrétaire à la Défense Pete Hegseth à la Maison blanche le 2 décembre 2025.

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