AccueilExpressions par MontaigneUkraine : trois scénarios après le plan en 28 pointsLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Russie27/11/2025ImprimerPARTAGERUkraine : trois scénarios après le plan en 28 pointsAuteur Michel Duclos Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie Les 28 points d'un plan russo-américain censé mettre fin à la guerre en Ukraine ont été dévoilés dans la nuit du 20 au 21 novembre. Déséquilibré au profit des Russes, le plan a été corrigé par les discussions de Genève entre Américains, Ukrainiens et Européens. À présent que l’émissaire Witkoff, flanqué du gendre présidentiel Kushner, se rend au Kremlin pour y présenter cette version modifiée, que va-t-il se passer ? Trois scénarios sont possibles, mais une chose est sûre : c’est un tournant pour la relation transatlantique.Au fur et à mesure que le plan en 28 points était dévoilé, les observateurs pouvaient constater qu’il penchait très nettement dans le sens des intérêts russes. Il apparaît de plus en plus clairement maintenant (cf. les révélations de l’agence Bloomberg le 25 novembre) que nous sommes en présence d’un projet concocté à Moscou et corrigé à la marge par des proches du président Trump.Un plan aussi mal ficelé que déséquilibréSelon le plan Witkoff-Dmitrieff, la Russie obtiendrait la totalité des oblasts de Louhansk et de Donetsk (toujours pas complètement conquis actuellement par les armées russes) tandis que les régions de Zaporizhzhya et Kherson seraient partagées selon la ligne de contact actuelle ; les forces armées ukrainiennes seraient plafonnées à 600 000 hommes ; des garanties de sécurité américaines et européennes seraient accordées à l’Ukraine mais en termes vagues - et contre "compensation" s’agissant des États-Unis.Différents commentateurs ont souligné les contradictions internes, les nombreuses imprécisions quand ce ne sont pas les absurdités d’un texte dont certains passages sont directement traduits du russe et ont peu de sens en anglais. Comme nous l’indiquions dans notre première évaluation du 24 novembre, les "28 points" ont visiblement été arrêtés par certains secteurs seulement des cercles dirigeants à Moscou comme à Washington, en comité très restreint ; c’est ce qui explique que les considérations économico-commerciales (et la rétribution des Américains !) prennent tant de place dans le texte tandis que les clauses relatives à la sécurité paraissent d’un amateurisme stupéfiant. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le texte parle d’une prolongation de l’accord Start 1 (limitation des armes stratégiques russes et américaines) alors que "new Start" a remplacé Start depuis 2010.Les "28 points" ont visiblement été arrêtés par certains secteurs seulement des cercles dirigeants à Moscou comme à Washington, en comité très restreint ; c’est ce qui explique que les considérations économico-commerciales (et la rétribution des Américains !) prennent tant de place.Du côté russe, il est difficile d’identifier qui, au-delà de l’homme d'affaires Kirill Dmitriev, proche de la famille Poutine, et peut-être plus encore de M. Ouchakov, le conseiller diplomatique de Vladimir Poutine, a été impliqué ; manifestement pas Sergei Lavrov par exemple, qui ne retrouvera pas dans ce texte son obsession des "causes profondes" de la crise ukrainienne ; les déclarations de M. Poutine qui ont suivi la révélation des 28 points laissent un doute sur son adhésion réelle au plan ; il s’agit plutôt pour lui, vraisemblablement, de semer la discorde entre l’Ukraine, les États-Unis et l’Europe, ainsi qu’au sein du camp ukrainien lui-même, dans le contexte que l’on sait d’affaiblissement du président Zelenski.L’exemple le plus parlant à cet égard concerne l’exigence que les troupes ukrainiennes retirent du Donbass, y compris des parties non encore conquises par les Russes. Un tel retrait est supposé intervenir avant l’intervention du cessez-le-feu. On imagine à quel point une telle décision aurait un coût politique élevé pour M. Zelenski vis-à-vis de l’opinion ukrainienne et des militaires ukrainiens. Les clauses sur l’usage du russe, la question des minorités, l’affirmation des droits de l’Église orthodoxe d’obédience russe sont plus difficiles à analyser pour des observateurs extérieurs mais visent aussi, vraisemblablement à déstabiliser la cohésion sociale ukrainienne. De même l’exigence d'élections trois mois après la mise en œuvre d’un cessez-le-feu. Par ailleurs, les formulations excluant tout accès de l’Ukraine à l’OTAN obligeraient les Ukrainiens et l’OTAN elle-même à des reniements humiliants - et auraient le même effet de division du camp pro-ukrainien.Du côté américain, c’est l’axe Vance-Witkoff élargi à Jared Kushner ("M. Gendre") qui a été à la manœuvre, avec pour appendice le vice-ministre à la Guerre chargé de l’armée de Terre, Dan Driscoll, proche de J.D. Vance ; visiblement, Marco Rubio, le Secrétaire d’État, n’est pas convaincu ; il aurait même dit à des sénateurs qu’il s’agit d’un "plan russe" et non américano-russe. De manière significative, la fuite du plan est venue de M. Dmitriev, comme s’il s’agissait pour lui de "figer" les 28 points avant qu’ils ne soient sérieusement examinés au sein de l’administration américaine et entre Washington et ses alliés. S’agissant de M. Trump lui-même… nous y reviendrons un peu plus loin, car il s’agit évidemment de la question essentielle.28 points qui ne satisfont ni les Russes ni les EuropéensObservons par ailleurs qu’en dépit du caractère déséquilibré du texte, ses auteurs se sont manifestement efforcés - en quelque sorte comme l’auraient fait des diplomates amateurs - de trouver des compromis sur certains points particulièrement sensibles.Si défavorable qu’il soit aux intérêts et à la souveraineté de l’Ukraine, ce "plan" comporte quand même des éléments qui devraient en bonne logique le rendre difficilement acceptable pour le KremlinAinsi, sur la méthode, les 28 points pourraient fonctionner comme un "accord-cadre", à mi-chemin entre la demande d’un cessez-le-feu suivie de négociation de paix (position occidentale avant la rencontre Poutine-Trump d’Anchorage) et l’exigence russe d’un "accord de paix" précédant un cessez-le-feu ; s’agissant des concessions territoriales attendues de Kiev, la "démilitarisation" des régions du Donbass dont devraient se retirer les Ukrainiens peut apparaître comme un moyen terme entre l’exigence du Kremlin d’un contrôle russe de toute cette région et le rejet ukrainien de cette exigence ; dans la réalité, cette clause ne contraindrait guère les Russes qui pourraient camoufler leurs troupes en policiers ou en miliciens. Autre exemple, l’annexion par la Russie de 20 % du territoire ukrainien serait reconnue "de facto" par les États-Unis et d’autres États (lesquels ?) - ce qui en droit international n’aurait guère de signification, si ce n’est celle… d’une reconnaissance.Un paradoxe aurait dû cependant retenir l’attention : si défavorable qu’il soit aux intérêts et à la souveraineté de l’Ukraine, ce "plan" comporte quand même des éléments qui devraient en bonne logique le rendre difficilement acceptable pour le Kremlin ; ainsi, la levée des sanctions se ferait de manière progressive ; les Russes ne recouvreraient pas leurs avoirs stockés l’étranger (bizarrement affectés, dans le plan initial, à hauteur de 100 milliards de dollars à un fonds d’investissement américano-ukrainien dont 50 % des bénéfices reviendraient aux États-Unis) ; de même le plafond fixé aux forces armées ukrainiennes demeure probablement très au-dessus de ce que veut M. Poutine (lors des négociations qui se sont déroulées entre Russes et Ukrainiens en mars-avril 2022, les premiers exigeaient une réduction des forces armées ukrainiennes à 85 000 hommes, les Ukrainiens avaient pour objectif 250 000 hommes) ; par ailleurs, aucune limitation claire n'apparaît dans le texte Witkoff-Dmitriev sur les capacités de frappe ukrainienne sur le territoire russe ou sur la coopération militaire entre l’Ukraine et les États-membres de l’OTAN (à distinguer de l’OTAN en tant que telle).On se perd en conjectures pour déterminer si les clauses que nous venons de mentionner résultent d'ajouts américains à un texte russe initial (sur les avoirs russes par exemple) ou de formulations russes destinées à crédibiliser une opération d’influence de Moscou.Du point de vue des Européens, un autre paradoxe du plan Witkoff-Dmitiriev est qu’un certain nombre de ses dispositions les concerne directement, sans qu’ils aient été en quoi que ce soit consultés. Les grandes capitales européennes disposent cependant de certaines cartes : l’essentiel des avoirs russes gelés sont logés en Europe ; une grande partie des sanctions dépendent aussi de décisions de Bruxelles et de Londres ; même soumis traditionnellement aux États-Unis dans le cadre de l’OTAN, les Européens ont quand même leur mot à dire dans cette organisation ; enfin et surtout, les mécanismes de garanties de sécurité mentionnés dans le "plan" Witkoff dépendent en partie d’une implication forte des Européens.Ce point est capital : si un cessez-le-feu doit intervenir un jour entre les belligérants, il est à craindre que l’Ukraine devra au minimum faire des concessions territoriales et renoncer au moins pour un temps à entrer dans l’OTAN ; dès lors, la possibilité pour les Européens et d’autres de garantir sa sécurité constitue un élément-clef.Comme l’Ukraine, l’Europe doit concilier l’impératif de redresser le plan de paix et celui de "ne pas perdre les États-Unis". C’est pourquoi des représentants de l’Administration Trump - dont M. Rubio - et les conseillers nationaux à la sécurité des grands pays européens et de l’Ukraine se sont retrouvés à Genève le 23 novembre pour discuter des termes de la proposition de paix russo-américaine. De part et d’autre, on indique que les Américains ont tenu compte des propositions ukrainiennes et européennes et que le plan ne comporte plus désormais que 19 points. Rien de précis n’est connu sur le nouveau texte issu de ces discussions, si ce n’est que certains points ultra-sensibles - dont les aspects territoriaux- sont réservés à une discussion directe entre les leaders.Scénarios possiblesQue peut-il se passer maintenant ? Élément encourageant - peut-être le seul à vrai dire- réside dans l’évolution du débat aux États-Unis : le président Trump a d’abord endossé totalement le plan et déclaré qu’il ne laissait à M. Zelenski que jusqu’au jeudi 27 - Thanksgiving - pour l’accepter ; puis il a précisé que le plan était amendable et qu’il était disposé à tenir compte de propositions des alliés ; sans doute est-il conduit à adopter cette ligne parce que le plan en 28 points avait soulevé un début de tollé auprès des sénateurs républicains eux-mêmes. Dans l’état actuel des choses, ceux-ci sont les meilleurs alliés des Européens. Dans ce contexte :Premier scénario : une chance existe qu’en définitive, une nouvelle fois, les Européens et les Ukrainiens parviennent à rétablir un front à peu près commun avec les États-Unis, sur une ligne ferme vis-à-vis de Moscou. Dans cette hypothèse, c’est d’un effort conjugué d’une partie de l'administration Trump, des membres du Congrés, eux-mêmes s’appuyant sur une opinion américaine hostile à la Russie, et des Européens que viendrait une forme de continuité dans la politique du camp occidental. Le Kremlin doit d'autant plus craindre un tel scénario qu’il se retrouverait acculé à ce dilemme fondamental : qui, de l’Ukraine militairement ou de la Russie économiquement, pourrait craquer la première dans la confrontation engagée depuis maintenant 4 ans ? Deuxième scénario, hélas plus probable : Poutine a le dernier mot. À cet égard, le parallèle mérite d’être dressé avec le plan américain sur Gaza. On se souviendra qu’en marge de l’Assemblée générale des Nations-Unis, en septembre dernier, le présent Trump s’était entretenu avec les dirigeants d’une groupe de pays arabo-musulmans ; ceux-ci avaient pu réorienter le plan initial conçu par la Maison-Blanche, jusqu’à ce que le président américain ne s’entretienne avec M. Netanyahu. En intégrant les exigences de celui-ci, M. Trump avait vidé d’une large partie de leur substance les concessions qu’il avait accordées quelques jours plus tôt aux Arabo-musulmans.Le plan en 28 points avait soulevé un début de tollé auprès des sénateurs républicains eux-mêmes. Dans l’état actuel des choses, ceux-ci sont les meilleurs alliés des Européens. En suivant ce précédent, on peut très bien imaginer que Poutine durcisse le texte agréé entre Américains et Ukrainiens à Genève, que cela devienne une position commune Moscou-Washington sous forme par exemple d’une déclaration conjointe, qui serait imposée à l’Ukraine.Le caractère imprécis ou ambigu de certaines clauses ne serait pas pour déplaire à Moscou qui, une fois le cessez-le-feu acquis, ne manquerait pas d’en utiliser à son profit toutes les ambiguïtés.Troisième scénario possible : l’accord Moscou-Washington, pour une raison ou une autre, ne se fait pas, mais Donald Trump décide de désengager complètement l'Amérique du dossier. On l'entend déjà dire de temps en temps des phrases du type "s’ils veulent continuer la guerre, qu’ils la fassent sans nous". C’est l'hypothèse qui serait la plus dangereuse pour l’Ukraine, qui a cependant besoin d’un cessez-le-feu à une échéance rapprochée, et pour les Européens, obligés d’assurer de plus en plus seuls le fardeau du conflit. Ajoutons que, quel que soit le scénario qui prévaudra, sans doute empruntant des éléments à plusieurs de ceux que nous avons proposés au lecteur, le "plan Witkoff" aura constitué un tournant non seulement pour l’Ukraine mais aussi pour la relation transatlantique.En effet, le point 4 du "plan" indique que des discussions se dérouleront "entre l’OTAN et la Russie, sous la médiation des États-Unis". On ne peut afficher plus clairement que l’administration américaine actuelle ne se considère plus comme le pilier de la sécurité européenne aux côtés des Alliés, mais comme au mieux un "tiers de confiance" entre les Européens et les Russes. Le plan en 28 points officialise par ailleurs que la protection des États-Unis est sous réserve de rétribution. Les Européens doivent prendre conscience de leur changement de statut au yeux de Washington : encore des clients sans doute (au sens latin du terme), plus vraiment des alliés.Copyright image : Fabrice COFFRINI / AFP Le secrétaire d’État à l’Armée Dan Driscoll et les équipes de l’administration américaine après les discussions à huis-clos sur le plan de paix en Ukraine, à Genève, le 23 novembre 2025.ImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneNovembre 2025[Scénarios] L’OTAN à l’épreuve de la menace russe : l’hypothèse balteLes incursions de drones russes et cyber-attaques en 2025 menacent l’Europe. 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