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13/11/2024

[Trump II] - Protectionnisme, Big Tech, marchés : quelles perspectives économiques ?

[Trump II] - Protectionnisme, Big Tech, marchés : quelles perspectives économiques ?
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

S'il faudra désormais compter avec Donald Trump jusqu’en 2028, il s'agit également de compter l’inflation, les tarifs douaniers, le déficit public ou les impôts sur les sociétés. Comment ces chiffres affecteront-ils l’économie américaine, mais aussi mondiale et plus spécifiquement européenne ? Les check and balances de la démocratie outre-atlantique, et notamment l'indépendance de la Banque centrale, sont-ils en danger ? Quelles sont les raisons de l’enthousiasme qui s’empare des Big Tech et faut-il entrer dans le jeu de la guerre commerciale ? Éric Chaney, en dessinant les perspectives d’une économie américaine sous le second mandat d’un ex-magnat des affaires, invite l’Europe à réaffirmer ses ambitions de compétitivité et d’industrie décarbonée.

La victoire sans appel de Donald Trump à l’élection présidentielle, jointe à celle des républicains au Sénat et, peut-être, à celle qui sera la leur à la Chambre des représentants, comportera des conséquences économiques sérieuses pour le reste du monde et en particulier pour l’Europe. Érection ou renforcement des barrières douanières, liberté laissée aux entreprises de la Big Tech, représentées par Elon Musk, qui intégrera le sein même de la future administration, de faire ce qu’elles veulent, complaisance témoignée à l’égard de Poutine, abandon d’une politique climatique volontariste : autant de défis posés aux entreprises et aux responsables de la politique économique en Europe.

"C'est l'inflation, stupide !"

Mais avant de se pencher sur les conséquences du prochain mandat Trump, il est intéressant de cerner les raisons économiques qui ont contribué à convaincre une majorité de l’électorat américain à voter rouge - la couleur emblématique des Républicains. Selon le sondage de sortie des urnes de CNN, près de 70 % des électeurs sont mécontents de l’état de l'économie et indiquent qu'il s'agit de leur principale préoccupation, suivie de l’immigration. Quel paradoxe ! Le taux de chômage est historiquement bas (4,1 % en octobre), les créations d’emploi fortes (220 000 par mois en moyenne depuis le début de l’année), et la progression des salaires solide (4 % en octobre), avec une croissance plus rapide pour les moyens et bas salaires. C’était d’ailleurs bien le but des "Bidenomics", cette approche néo-rooseveltienne de l’économie que nous avions décrite en 2021. Et pourtant, le verdict est là.

Les Américains percevraient-ils quelque chose que les statisticiens ne voient pas ? En réalité, ce n'est pas l'inflation, mais le niveau des prix qui reste dans la gorge des consommateurs.

Les électeurs sont plus précis : c'est l'inflation le problème. L'inflation ? Elle est retombée à 2,4 %, un rythme bien inférieur à celui des salaires. Les Américains percevraient-ils quelque chose que les statisticiens ne voient pas ? En réalité, ce n'est pas l'inflation, mais le niveau des prix qui reste dans la gorge des consommateurs, après la flambée des prix à la sortie de la pandémie. Par exemple, l’indice du poste viandes et œufs a augmenté de 25 % depuis avant le Covid, celui des transports de près de 30 % pour une augmentation générale des prix de 20 % et des salaires de 18 %.

Pour les consommateurs, "ce n’est pas normal de payer aussi cher" ces produits, même si, au bout du compte, leur pouvoir d'achat est pratiquement revenu au niveau d’avant le Covid. Il y a là une leçon importante pour les politiques : les épisodes inflationnistes, même relativement brefs, ont un coût politique exorbitant. En mettant en place le bouclier tarifaire pour l’énergie, le gouvernement Castex l'avait d’ailleurs bien en tête.

L'administration Trump fera-t-elle mieux que la précédente ? On peut en douter : si d'un côté, le feu vert aux forages et à l'extraction de gaz de schistes pourrait faire baisser les prix des énergies fossiles, de l’autre, le relèvement des tarifs douaniers augmentera le niveau général des prix des biens, et pas seulement des biens importés, puisque les producteurs nationaux pourront gonfler leurs marges sans perte de part de marché - les marchés d’action l’ont immédiatement anticipé en revalorisant les actions de Tesla de 22 % au lendemain de l’élection. Et côté salaires, il est peu probable que la nouvelle administration se préoccupe particulièrement du bas de l’échelle. Mais tout cela est désormais passé, comme l’eau sous le pont.

Pour l'Europe, les points les plus sensibles du programme Trump sont les mesures protectionnistes, la politique budgétaire, l'abandon de toute régulation de la Big Tech et d’une politique climatique crédible, les options sur l'Ukraine, et la possible perte d’indépendance de la Réserve fédérale. Mis à part l’expansion budgétaire et ses conséquences probables sur le taux de change du dollar, ces politiques sont a priori négatives pour l’Union Européenne (UE).

Protectionnisme américain : l'Europe grande perdante

Si démocrates et républicains se sont progressivement ralliés au protectionnisme en raison de la rivalité stratégique avec la Chine et de l'impact de la mondialisation sur la société américaine, Trump surpassait de très loin Harris sur ce terrain, et pas que par sa rhétorique incendiaire - "non seulement nous arrêterons la fuite de nos entreprises vers l’étranger, mais nous piquerons les emplois des autres pays", tonnait-il à Savannah le 24 septembre. Pratiquement, le futur président s'est engagé à augmenter les droits de douanes d’au moins 10 points de pourcentage pour toutes les importations, y compris en provenance de pays avec lesquels les États-Unis ont signé des traités de libre-échange, et de 60 points pour la Chine, à qui serait également retiré le statut de "relations commerciales normales". Pour l'UE, dont les États-Unis sont le premier marché à l’exportation avec 20 % des flux sortants, le choc serait significatif, en particulier pour l’Italie, l'Allemagne mais aussi la France.

La barrière érigée contre les importations chinoises aura également des conséquences défavorables pour l'Europe. Comme l’objectif officiel chinois de domination mondiale dans une série de secteurs stratégiques, dont les semiconducteurs et la transition énergétique (panneaux solaires, batteries et véhicules électriques) a déjà abouti à des excédents de capacité considérables, les exportateurs chinois, assurés du soutien officiel, seraient fortement incités à baisser leurs prix et à viser les autres marchés, dont l'Europe.

Il est également possible que la Banque populaire de Chine, qui administre le taux de change du yuan, reçoive l'instruction de dévaluer, bien que cette opération soit délicate car risquant d’accélérer les sorties de capitaux. Ajoutée aux tarifs américains, la pression déflationniste chinoise pourrait entraîner des représailles douanières comme en 1930 après l’adoption de la loi Smoot-Hawley- ou menacer les secteurs domestiques concernés. Même si, au bout du compte, tout le monde perdra du fait de la mise en œuvre d'une stratégie ultra-protectionniste à Washington, les Européens y perdront plus que d’autres.

Même si, au bout du compte, tout le monde perdra du fait de la mise en œuvre d'une stratégie ultra-protectionniste à Washington, les Européens y perdront plus que d'autres.

Une politique budgétaire expansionniste à Washington est bonne à prendre

En revanche, la politique budgétaire de la future administration paraît à première vue plus favorable à l'Europe. À nouveau, les deux grands partis américains penchent du même bord, ayant renoncé à la rigueur budgétaire au profit d’un laxisme adapté à leurs programmes respectifs. Trump a promis de revenir sur l'Inflation Reduction Act (IRA) donc de couper dans les dépenses prévues pour la transition énergétique, de détricoter la réforme de l'assurance maladie (Affordable Care Act, dit Obamacare), ce qui serait restrictif, mais, d’un autre côté, il réduirait les impôts sur les sociétés de 21 % à 15 %, et sur les revenus des retraités bénéficiant du régime de base (Social Security). Le modèle budgétaire de l'Université de Pennsylvanie, qui détaille les programmes pour en estimer l'impact sur les finances publiques et la croissance, projette que le programme Trump creuserait le déficit annuel de 460 Mds$ à l’issue du mandat. Le déficit des administrations publiques, déjà abyssal cette année (7,6 % du PIB selon l'Ocde) s'alourdirait dès 2025, ce qui est inquiétant pour les finances publiques des États-Unis mais plutôt une bonne nouvelle pour les économies européennes dans la mesure où, à court terme du moins, une politique budgétaire expansionniste stimule la demande, y compris celle adressée au reste du monde.

À cet égard, la réaction des marchés financiers dès que fut annoncée la victoire de Trump est intéressante. Pour l’anecdote, les taux d'intérêt à long terme avaient entamé une remontée après la baisse surprise de 0,5 point de pourcentage de ses taux directeurs par la Réserve fédérale (Fed) le 18 septembre, comme si les opérateurs faisaient plus confiance aux sites de paris électoraux en ligne, qui donnaient Trump gagnant, qu’aux sondages. Que l’anticipation d’une victoire, puis le fait lui-même, fassent monter les taux d'intérêt à long terme indique bien que les marchés associent Trump à des besoins de financement du Trésor plus importants que si sa rivale avait gagné. En clair, les marchés ont vendu la dette américaine parce que Trump gagnait. La réaction des marchés de change est cohérente avec celle des marchés obligataires : le dollar s'est apprécié contre l’euro, ce dernier passant de 1,12$ fin septembre à 1,09$ après la victoire républicaine : les arbitrages internationaux favorisent la devise dont le rendement est le plus élevé. Les industriels européens pourraient y voir un lot de consolation, si le mouvement se confirmait, la contrepartie étant des importations d'hydrocarbures plus chères.

Big Tech even bigger

Si l’administration Biden était encline à restreindre le pouvoir de marché devenu exorbitant des grandes entreprises technologiques comme Alphabet, Amazon ou Meta, les équipes Trump auront une approche bien plus amicale, ne serait-ce que parce que le 47e président s’est lui-même lancé dans l'aventure des réseaux sociaux avec le Trump Media & Technology Group, propriétaire de Truth Social, une plateforme ambitionnant de rivaliser avec X-ex-Twitter et Facebook. Elon Musk ayant rallié avec enthousiasme le camp Trump, on ne saurait d’ailleurs écarter un rapprochement. Dans tous les cas de figure, les grands de la technologie investiront encore plus dans l'IA et le calcul quantique, prenant avantage d'une réglementation laxiste, et n'hésiteront pas à racheter toute start-up prometteuse, soit pour développer ses projets, soit pour les enterrer en cas d'innovations considérées comme néfastes à l’entreprise. À long terme, il pourrait en résulter un déficit d’innovation, le marché se fermant aux nouveaux entrants, mais à plus court terme, la domination américaine dans les domaines technologiques devrait s'en trouver renforcée et l'écart avec l'Europe, où la réglementation est très contraignante, encore aggravé. Les marchés ne s'y sont pas trompés : le résultat de l’élection a fait bondir de 6 % le Nasdaq, où sont cotées toutes les grands de la technologie américaine.

L'indépendance de la Fed est-elle menacée ?

Lors de la conférence de presse qui suivit la réunion du 7 novembre du conseil de politique monétaire de la Fed, une journaliste demanda à son président Jerome Powell s'il démissionnerait sous la pression de la future administration. Réponse : "No". La journaliste insiste : "Pourriez-vous être légalement obligé de démissionner ?". Réponse aussi laconique que la première.

Bien que Powell ait été nommé par Trump lui-même, le désamour apparut vite, le président d’alors ne supportant pas que la banque centrale relève ses taux pour prévenir l’inflation. Après sa défaite de 2020, Trump vitupéra à nouveau contre la Fed, lui reprochant cette fois de garder les taux trop bas... Au-delà de la personnalité de Powell, trop rigoureuse à son goût, c'est bien la banque centrale que Trump souhaite brider.

Au-delà de la personnalité de Powell, trop rigoureuse à son goût, c'est bien la banque centrale que Trump souhaite brider. 

Sachant que la conjugaison de tarifs douaniers plus élevés et de déficits fédéraux en roue libre pourrait à nouveau nourrir l’inflation, la motivation de la future administration est limpide. S'il paraît difficile de forcer Powell à se retirer avant le terme de son mandat début 2026, une majorité au Congrès pourrait amender la loi de 1913 décrivant les objectifs et le fonctionnement de la Réserve fédérale, comme ce fut fait de nombreuses fois par le passé, jusqu'en décembre 2000.

Même si les républicains obtenaient une majorité à la Chambre des représentants, il est fort probable que des divisions apparaissent au sein de leur camp, l'indépendance de la Fed étant considérée par beaucoup comme nécessaire à la bonne santé de l’économie. Une coalition d'extrêmes visant le contrôle de la Fed, mêlant républicains trumpistes et démocrates influencés par la fumeuse "théorie monétaire moderne" comme Alexandria Ocasio-Cortez, est-elle imaginable ? On entre là dans la politique fiction. Dans le système de "check & balance" américain, la Fed n’est probablement pas l’'institution courant le plus de risque. Mais sait-on jamais ? Si les marchés anticipaient que le risque de sa mise sous tutelle par le Trésor est significatif, les conséquences économiques seraient sérieuses car cela ouvrirait la porte à un financement monétaire discrétionnaire des déficits budgétaires, qui entraînerait une perte de confiance des investisseurs et par conséquent une hausse des taux d’intérêt à long terme américains et un coup de froid sur la seule économie qui tire encore la croissance mondiale.

Géopolitique et politique climatique compteront aussi

Par-delà les options de politique économique, celles concernant la géostratégie et la politique climatique auront également des conséquences économiques pour l'Europe.

Si Trump devait, comme il l'a plus ou moins laissé entendre, céder à Poutine en cessant de soutenir l'Ukraine, l'Europe serait confrontée à un dilemme : aider encore plus l’Ukraine, financièrement et militairement, ou s’aligner sur la stratégie américaine. La charge financière à assumer et les manœuvres prévisibles de Poutine s'il est de facto soutenu par Trump feraient les beaux jours des formations politiques déjà peu favorables ou opposées à l’aide à l'Ukraine, Rassemblement National et France Insoumise en France, Allianz für Deutschland et Bündnis Sahra Wagenknecht en Allemagne pour ne prendre que ces exemples.

De même, l'abandon de toute politique climatique par les États-Unis, un virage encore plus radical que la politique suivie lors de la première présidence Trump, ne pourrait que renforcer les partis climato-sceptiques d'une Europe qui se retrouverait quasiment seule dans le monde développé à poursuivre une ambitieuse stratégie de décarbonation. Convaincre les électeurs, aussi conscients qu’ils soient des risques climatiques, de payer bien plus que les Américains pour financer la transition, que ce soit par le prix croissant du carbone ou par des arbitrages budgétaires favorisant les investissements pour la transition, risque de devenir difficile.

La meilleure défense, c'est... la compétitivité

Comment l’Europe peut-elle répondre aux différents défis posés par les orientations de la future administration Trump ?

Le seul domaine où l'UE a un véritable pouvoir de négociation avec les États-Unis est celui des relations commerciales, en raison de la taille de son marché et de l’expertise sur les relations commerciales de la Commission européenne, à qui les États membres ont délégué leur pouvoir en ce domaine. Il est imaginable que la menace de relever les droits de douane de 10 %, voire 20 %, sur les biens importés d'Europe, ne soit qu’une position de début de négociation.

L'erreur serait de menacer de répondre à des hausses de tarifs par des hausses similaires, car l'engrenage des augmentations tarifaires généralisées pénaliserait encore plus l'UE que les États-Unis.

L'erreur serait de menacer de répondre à des hausses de tarifs par des hausses similaires, car l'engrenage des augmentations tarifaires généralisées pénaliserait encore plus l'UE que les États-Unis, la première dépendant plus de ses exportations que les seconds. Viser le pouvoir de monopole excessif de la Big Tech, au moment où la législation antitrust américaine s’affaiblit, serait probablement un levier plus adapté. 

De façon générale, la meilleure réponse à l’agressivité commerciale américaine - et chinoise - est de renforcer notre compétitivité structurelle, les protections douanière ou règlementaire étant illusoires, puisque, au contraire, elles découragent l'innovation. De nombreuses propositions dans ce sens ont été faites par Mario Draghi. S'il est une bonne raison pour les mettre en œuvre, c’est bien la victoire de Donald Trump.

 

Copyright image : ANGELA WEISS / AFP
Elon Musk à un meeting de Donald Trump, octobre 2024

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