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04/10/2024

Rapport Draghi : façonner l’Europe puissance

Rapport Draghi : façonner l’Europe puissance
 Raphaël Tavanti-Geuzimian
Auteur
Chargé de projets - Économie

Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, a remis à Ursula von der Leyen, le 9 septembre dernier, son rapport sur le futur de la compétitivité de l'Europe. Ses près de 400 pages examinent comment relancer la croissance et la productivité européennes avec une priorité : mettre fin au morcellement du marché européen. À l’heure où une compétition acharnée fait rage entre la Chine et les États-Unis, l’UE risque de se retrouver, si elle ne fait rien, tiraillée entre enjeux de souveraineté, d’environnement et de protection sociale. La prise de conscience de l’urgence d’agir résonnait dans la Déclaration de politique générale du nouveau Premier ministre français (la France "doit amplifier son ambition industrielle") et la récente publication des chiffres montrant l’affaissement des performances de l’industrie européenne a confirmé le rappel à l’ordre. Les exemples des États-Unis et de la Chine peuvent-ils nous inspirer ? Comment expliquer les retards de la compétitivité européenne ? En quoi le rapport Draghi invite-t-il à une "révolution copernicienne" ? Décryptage de Raphaël Tavanti-Geuziman.

L’ancien Président de la BCE Mario Draghi a publié lundi 9 septembre un rapport très attendu sur l’avenir de la compétitivité européenne, commandé un an plus tôt par Ursula von der Leyen. Les travaux de Mario Draghi, parus dans le sillage du rapport Letta d’avril dernier consacré au marché unique, ont pour objet de fournir des pistes de réflexion à la nouvelle Commission européenne pour élaborer sa politique économique. Il part d’un constat simple : face aux deux grands blocs économiques que sont les États-Unis et la Chine, l’Europe décroche. Cette dynamique, palpable depuis les années 2000 et en particulier depuis la crise de l'euro, menace d’autant plus le modèle européen que les temps que nous vivons voient la juxtaposition de crises et la remise en cause profonde des paramètres sur lesquels l’Europe s’est construite. Dans des accents rappelant ceux du président Macron à la Sorbonne il y a quelques mois, Mario Draghi appelle à une refonte du modèle économique et finalement politique de l’Union. Sans cela, il l’estime condamnée à une lente agonie.

Un constat impitoyable : l’Europe décroche

Avant de s'appesantir sur de lourds constats, le rapport Draghi rappelle en préambule du premier chapitre que l’Europe a toutes les bases nécessaires pour s’ériger comme une puissance aussi compétitive que la Chine et les États-Unis, avec des atouts qui lui sont propres et qui dessinent un autre modèle que celui des deux autres blocs : celui de la puissance sociale, éducative, verte, redistributrice. Pour cela, il faut marteler ce qui ne peut faire l’objet d’aucun débat : la sauvegarde d’un modèle de cohésion sociale, et la défense des valeurs européennes, passeront nécessairement par la puissance économique. Ce constat est déclinable dans tous les secteurs où l’Europe prétend porter un modèle vertueux de puissance et de progrès. Si l’on veut changer le monde, encore faut-il se donner les moyens de peser sur son cours.

L’Europe a toutes les bases nécessaires pour s’ériger comme une puissance aussi compétitive que la Chine et les États-Unis.

Pour autant, l’Europe est en train de subir un déclassement compétitif majeur. Le PIB agrégé des économies européennes accuse aujourd’hui un retard de 30 % avec l’économie américaine, contre 15 % en 2002, tandis que le PIB chinois, à la faveur de la crise pandémique, s’en rapproche progressivement.

Le rapport attribue l’essentiel de ce décrochage à un écart grandissant de productivité avec les États-Unis, résultant d’une incapacité aussi bien à innover qu’à capitaliser sur les innovations de rupture. Le rapport Draghi va plus loin, et estime qu’en réalité, l’écart de productivité n’est imputable qu’au retard européen dans le secteur de la tech. En le sortant de l’équation, on constate que les gains de productivité européens sont restés similaires à ceux des États-Unis sur la même période.

L’Union européenne se trouve ainsi de moins en moins outillée pour répondre à l’enchevêtrement de crises des années 2020, qui voient se conjuguer le retour de la guerre, la fragmentation des chaînes de valeur mondiales et les impératifs de décarbonation. Selon le rapport Draghi, le rétablissement de la compétitivité de l’Union passe par la montée en puissance d’un appareil industriel européen fort et souverain, qui doit lui permettre de combler son retard avec les États-Unis en matière d’innovation, d’atteindre ses objectifs de décarbonation et de renforcer la sécurité du continent, qu’il s’agisse de vulnérabilités sur les chaînes d’approvisionnement ou de base industrielle de défense.

Sur le retard en matière d’innovation, Mario Draghi s’attarde sur l’absence de champions européens dans le secteur des technologies de rupture, en particulier dans le numérique ou dans les biotechnologies. Il éclaire cette insuffisance par la densité des champions européens dans des secteurs technologiques considérés comme matures, où les efforts de recherche et développement sont moindres étant donné le faible potentiel de rupture. L’automobile constitue sans doute l’exemple le plus parlant de cette trappe technologique dans laquelle s’est engouffrée l’Europe. Mario Draghi regrette d’autant plus cette structure industrielle statique que le continent dispose de tous les talents dont il a besoin pour faire naître ses idées, mais qu’il échoue dramatiquement à les convertir d’un point de vue opérationnel et commercial. À moyen terme, cette incapacité à se positionner sur les secteurs de pointe, et donc ceux à la plus forte valeur ajoutée, la condamnera à lutter avec la Chine sur des technologies de moyenne-gamme. Sur l’automobile comme les secteurs de la transition, les prémices de cette compétition ne sont guère encourageantes.

Deuxième pilier qui permettra à l’Europe de retrouver son dynamisme économique, selon Mario Draghi : l’intrication entre transition écologique et potentiel de croissance. L’ancien chef de gouvernement italien pose le diagnostic d’une Europe à l’avant-garde de la transition, tant d’un point de vue des objectifs politiques que de l’avance prise dans pour certaines cleantechs comme les éoliennes, les électrolyseurs ou les carburants à faible teneur en carbone. Pour autant, son manque de coordination en matière de politique énergétique risque de l’empêcher d’en faire un levier de compétitivité, voire d’obérer sa croissance. Le niveau élevé des prix de l’énergie en l’absence de ressources naturelles et en situation de sous-efficience des marchés du gaz et de l’électricité pèse particulièrement sur la compétitivité européenne. En 2023, le gaz a fixé les prix de l’électricité 63 % du temps, alors qu’il ne représente que 20 % du mix énergétique européen.

Troisième et dernière facette de l'adaptation dont doit faire preuve l’Union européenne : la sécurité et la résilience. Mario Draghi dresse le portrait d’une Europe plus exposée que les autres à l’occurrence grandissante des chocs géopolitiques. Sa dépendance vis-à-vis de la Chine pour certaines technologies décarbonnées ou des États-Unis pour le numérique la rendent particulièrement vulnérable et potentiellement sujette à des actes de coercition en cas de rapport de force.

Le niveau élevé des prix de l’énergie en l’absence de ressources naturelles et en situation de sous-efficience des marchés du gaz et de l’électricité pèse particulièrement sur la compétitivité européenne.

Cette faiblesse appelle à la définition et à la mise en œuvre d’une véritable politique économique étrangère européenne, articulée dans sa formulation comme dans son élaboration autour de la convergence croissante de la géopolitique et du commerce extérieur. Elle supposerait des orientations communes claires en matière de partenariats, d’instruments de défense commerciaux, de sécurisation des chaînes de valeur et de stockage de ressources critiques. La sécurité du continent devra également s’articuler autour d’une stratégie industrielle en matière de défense. Si l’Europe représente le second total de dépenses militaires le plus élevé du monde, elle manque toujours d’un appareil de défense autonome et transnational, sous l’effet d’une fragmentation de sa production, d’un manque de standardisation et d’interopérabilité des équipements.

Si le rapport Draghi s’inscrit dans une tendance de fond, l’actualité toute récente ajoute du poids à ses conclusions. Les données d’Eurostat dévoilées le 13 septembre, quatre jours après la parution du rapport, ont montré un affaissement significatif des performances de l’industrie européenne entre juillet 2023 et juillet 2024. Sur la période, la production industrielle a baissé de 1,7 % dans l’UE, et de près de 2,2 % dans la zone euro. De façon plus granulaire, les performances de l’Allemagne (- 5,5 %) ou de l’Italie (- 3,3 %) soulignent la faiblesse des grandes économies. La France n’échappe pas non plus à cette dégradation, avec une baisse de 2,3 % de sa production industrielle, de quoi relativiser le discours confinant au triomphalisme parfois avancé dans les couloirs de Bercy.

L’Europe en quête de défibrillateur : vers un choc d’investissement ?

Pour faire face à ce triple défi, Mario Draghi propose une nouvelle stratégie qui s’appuie sur plusieurs propositions phares. Il recommande notamment un choc d’investissement à hauteur de 800 milliards d’euros annuels dans l’économie de l’Union européenne entre 2025 et 2030, soit l’équivalent de 4,7 % de son PIB. Le rapport estime qu’un tel investissement pourrait permettre un rehaussement des gains de productivité de 6 % sur 15 ans. Compte tenu du peu de marge de manœuvre budgétaire, les bases de ce financement devront être majoritairement assurées par de l’investissement privé. Afin de mieux orienter l’ensemble des sources de financement, en particulier vers les marchés financiers, Mario Draghi souhaite proposer des incitations fiscales, accélérer la titrisation et unifier les marchés de capitaux. Au niveau des investissements publics, il appelle à une réforme du budget européen et à poursuivre l’expérience de l’emprunt commun engagée pour relancer l’économie en sortie de crise pandémique, notamment dans les secteurs dont les effets multiplicateurs à long terme sont les plus importants, et qui généreraient des externalités positives pour l’UE. Il s’agit essentiellement des infrastructures énergétiques, de la défense et des dépenses de recherche et développement.

Si certains des constats que liste le rapport sont bien connus, et certaines de ses recommandations depuis longtemps au cœur des réflexions, Mario Draghi est loin de se contenter d’un exercice tiède et se distingue au contraire par la finesse de ses analyses. À l’écart des débats stériles qui ont parfois agité les cercles de réflexion européens, il articule intelligemment l’équilibre à trouver entre politique de concurrence et politique industrielle, la première étant le préalable de la seconde, à condition qu’elle évite de prendre le pas sur elle. Mario Draghi reconnaît ainsi le besoin de protéger le modèle de concurrence, mais appelle à se montrer moins frileux quant à la création de champions européens.

Mario Draghi reconnaît ainsi le besoin de protéger le modèle de concurrence, mais appelle à se montrer moins frileux quant à la création de champions européens.

De la même façon, l’ancien président de la BCE glisse hors du discours du tout souveraineté, avançant la pertinence d’un modèle industriel où l’Europe choisit ses forces et atténue ses faiblesses. Le cas bien connu des panneaux solaires, dont la chaîne de valeur et les capacités de production ont totalement échappé à l’Europe, est un bon exemple de l’agilité intellectuelle du rapport.

Draghi reconnaît le virage manqué, mais argue qu’il serait trop coûteux voire contre-productif de vouloir restructurer une filière sur le continent. Plutôt, l’Europe doit conserver l’avance qu’elle a su prendre sur d’autres technologies, en s’autorisant des investissements étrangers lorsque le secteur d’activité n’est pas critique pour la sécurité européenne. Pour ces dernières, l’Europe doit veiller à conserver une avance technologique et être capable de mobiliser des moyens de production en cas de choc géopolitique. En cela, l’approche de Mario Draghi apparaît comme assez convergente avec la vision de Thierry Breton.

Les États-Unis et la Chine dans le nouveau monde

Pour les États-Unis comme pour l’Europe, la politique industrielle a souvent été considérée avec suspicion. Aux yeux des premiers, elle conservait des accents planificateurs passés de mode à l’aune de la révolution conservatrice des années Reagan et du Consensus de Washington. Pour les seconds, elle supposait une entorse aux dogmes de la concurrence et une menace pour le marché unique, tourné vers la protection des consommateurs. Le mérite premier de ce rapport est ainsi d’ancrer institutionnellement le besoin pour l’Europe de repenser son logiciel industriel et politique. Il sort le Vieux Continent d’une sieste intellectuelle qui l’a conduit à ignorer les nouveaux paramètres du monde et à rester bloqué dans le paradigme post-Guerre froide, où les dividendes de la paix, l’abondance d’une énergie bon marché, l’essor du commerce extérieur ont contribué à insuffler en lui un sentiment de suffisance.

Comme les Européens, les Américains enregistrent encore aujourd’hui les répliques de leur sous-investissement industriel, comme en témoignent les mésaventures de Boeing et Intel. Cela étant, les États-Unis ont compris avant l’Europe que le monde était sorti de la stase politique des années 1990, bien aidés par l’émergence de la Chine comme un rival systémique. Les Bidenomics, la doctrine économique de l'administration Biden, ont permis de renverser le narratif afférent à la politique industrielle. Pour Joe Biden, c’est la désindustrialisation qui a fait naître le sentiment de déclassement chez les classes populaires à l’origine du vote Trump. Le retour de la puissance industrielle américaine n’est donc pas seulement un enjeu de compétitivité, mais un levier politique et social pour ré-arrimer les cols bleus aux démocrates et leur permettre de s’émanciper. Jake Sullivan, le conseiller à la Sécurité Nationale du président, a habilement labellisé cette doctrine comme la "politique étrangère pour les classes moyennes". En toile de fond, deux autres impératifs étroitement intriqués : la décarbonation et les enjeux de sécurité nationale, avec en point nodal la rivalité techno-scientifique avec la Chine.

Ce triple agenda a permis aux États-Unis de donner corps à une nouvelle stratégie industrielle, qui s’est traduite par trois paquets d’investissements massifs : l’Infrastructure Investments and Jobs Act (1100 milliards de dollars en sortie de crise pandémique), le CHIPS and Science Act (52 milliards de dollars pour les semi-conducteurs et la recherche fondamentale), et enfin l’Inflation Reduction Act, victime de son succès, qui a dirigé entre 400 et 1200 milliards de dollars pour les technologies décarbonées essentiellement sous forme de crédits d’impôt et de subventions. Ce dernier, protectionniste par essence, illustre précisément la nouvelle stratégie américaine, qui réoriente la production sur son sol au détriment des Européens, applique des restrictions à l’exportation de technologies vers la Chine.

Le retour de la puissance industrielle américaine n’est donc pas seulement un enjeu de compétitivité, mais un levier politique et social pour ré-arrimer les cols bleus aux démocrates et leur permettre de s’émanciper.

En réponse aux protestations, Amos Hochstein, le conseiller spécial du Président Biden pour la sécurité énergétique, a enjoint l’Europe à répondre à l’IRA en proposant des mesures similaires et de même niveau, soulignant au passage sa naïveté en la matière lors d’un discours au SAFE Summit du 12-13 mars 2024 : "L’énergie n’a jamais été un marché libre".

Ces trois lois couvrent toute la chaîne de valeur dans l’énergie et l’industrie : la recherche fondamentale et la R&D avec la partie Science du CHIPS Act, les infrastructures, les investissements dans les projets industriels, la production, la consommation, et enfin le recyclage. En plus de permettre d'injecter des capitaux dans son économie, les Bidenomics ont donc positionné les États-Unis sur des secteurs de pointe où ils identifiaient des dépendances et des vulnérabilités. Le secteur des technologies décarbonées, dont une partie de la chaîne de valeur est située en Chine, et dans lequel l’Europe s’était fixé d’ambitieux objectifs, a ainsi bénéficié de l’IRA. Même chose pour les semi-conducteurs de pointe, essentiels à la production des géants américains, dont la production est majoritairement concentrée sur l’île de Taïwan. D’ici à 2032, les États-Unis espèrent produire sur leur sol au moins 20 % des semi-conducteurs de pointe.

En plus de ces effets de rattrapage, les États-Unis ont commencé à bénéficier à plein de l’avance de leur écosystème numérique en matière d’intelligence artificielle, autant dans la maîtrise de la technologie que dans les gains de productivité liés à sa diffusion verticale dans le tissu productif. Pour s’en convaincre, il suffit de voir la hausse des investissements dans la propriété intellectuelle aux États-Unis, qui sont passés de 3,5 % il y a quelques années à 6,3 % du PIB au deuxième trimestre de l’année 2024. Il s’agit ici d’une autre facette de la nouvelle politique industrielle américaine, qui pense la convergence de la R&D et de la production sur le sol national, inspirée sans doute par le glissement productif des semi-conducteurs de pointe vers l’Asie. C’est tout le sens de l’ordre exécutif "Invent it here, make it here", selon lequel tout projet ayant bénéficié de fonds fédéraux pour la R&D devra être industrialisé prioritairement aux États-Unis.

La Chine s’est elle aussi donnée les moyens de peser dans le concert des nations, en poursuivant une stratégie de rattrapage vis-à-vis des technologies où elle avait du retard et de contrôle des chaînes de valeur de certains secteurs stratégiques, alors considérés comme émergents. Les panneaux solaires et les batteries électriques constituent sans doute le meilleur exemple de cette stratégie. Elle s’est efforcée de soutenir ces secteurs par une politique de subventions absolument massives que l’on peine à chiffrer aujourd’hui. Cette approche la place aujourd’hui en situation de surproduction sur un certain nombre de secteurs qu’elle avait définis à l’époque.

Europe : prise de conscience retardée, modèle économique fragmenté

Malgré un retard à l’allumage, l’Europe n’est aujourd’hui pas nécessairement moins consciente que les autres de ce nouveau paradigme. Preuve en est, la dernière Commission européenne a multiplié les initiatives, comme le Green New Deal, le Critical Raw Materials Act, ou les PIIEC (Projets Importants d’Intérêts Européens Communs) pour les secteurs de l’hydrogène, des batteries, de la santé. Tous ces projets ne sont pourtant pas parvenus à repositionner l’Europe dans la course mondiale. Parmi toutes les causes que liste Mario Draghi pour éclairer cet échec, la plus importante tient sans doute à la fragmentation du modèle économique de l’Union. Le rapport identifie dans ce sens près de cinquante programmes de dépenses verticales, une dispersion des moyens qui empêche nombre de projets industriels de passer à l’échelle. De la même manière, les réponses initiales aux crises pandémiques et énergétiques ont toutes été nationales, dans une entorse à peine voilée au règlement des aides d’État. Cette politique a favorisé les États avec des marges budgétaires plus importantes, au détriment d’une stratégie transnationale. Elle a contribué à créer une forme de concurrence entre les États-membres et à fragmenter le marché unique. On comprend toute la défiance de Mario Draghi quant à la perspective d’un nouvel assouplissement des aides d’État, poussé conjointement par la France et l’Allemagne, mais qui suscite l’ire des "petits pays", estimant à juste titre qu’il les défavoriserait.

La mise en œuvre du rapport sera conditionnée à un volontarisme politique partagé par des pays aux conceptions économiques radicalement différentes, et donc à une révolution copernicienne.

En tout état de cause, la mise en œuvre du rapport sera conditionnée à un volontarisme politique partagé par des pays aux conceptions économiques radicalement différentes, et donc à une révolution copernicienne. Cependant, les premières réactions qu’il suscite laissent perplexes. La perspective d’un emprunt commun a par exemple immédiatement été rejetée par les États dits "frugaux", à commencer par l’Allemagne qui a assuré par la voix de son ministre des Finances Christian Lindner qu’elle ne voyait "aucun besoin pour une dette européenne commune supplémentaire".

La réaction plus ouverte de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, laisse plus d’espoir, même si ses marges de manœuvre sont limitées. Indépendamment des rapports de force politiques, il serait regrettable que le rapport soit mort-né sur l’autel d’une analyse simpliste qui voudrait qu’il soit le reflet d’une vision dirigiste davantage favorable à la France et aux pays du Sud qu’à l'intérêt général européen. L’Allemagne, poumon industriel de l’Europe, en difficulté sur les questions énergétiques, bénéficierait autant que les autres, si ce n’est davantage, d’un modèle économique revisité selon les recommandations de Mario Draghi.

Le cas de la France, frappée par une crise politique d’une magnitude inédite, mérite également que l’on s’y arrête. Dans sa Déclaration de politique générale, Michel Barnier n’a pas dérogé au message en vogue, vantant les mérites bien réels de la politique menée jusque-là en faveur de l’industrie et de l’attractivité du territoire. Il a étendu son message à l’Europe, dont il salue les réussites : "Ces dernières années, l’Union européenne a progressé sur la politique industrielle, la souveraineté technologique, la sécurité économique, la défense ou la lutte contre la concurrence déloyale", tout en rappelant, dans des échos draghiniens, que des efforts restent à faire. Le discours de Michel Barnier a le mérite d’éclairer le cas particulier de la France et ses contradictions en matière de compétitivité européenne. Paris se veut plus lucide que les autres, à l’avant-garde du mouvement transformatif, mais saborde en même temps son propre avenir et celui de l’Europe par une gestion calamiteuse de ses comptes publics. Le discours français, qui a parfois trop rapidement tendance à pointer du doigt la frilosité, pour ne pas dire l’aveuglement, d’une Allemagne accusée en creux de ne pas faire le jeu de l’Europe, perd ainsi en crédibilité. Si la vision parfois dogmatique des frugaux est regrettable, elle répond aussi à l’absence de sérieux budgétaire dont la France se rend trop souvent coutumière. Pousser l’intégration de l’Europe ne se résume pas seulement à la conduite de politiques industrielles ambitieuses, mais également, ainsi que le rappelle Mario Draghi, à un véritable marché unique, et à un début d’union fiscale et budgétaire. Ce cadre-là est connu par les Allemands, qui pratiquent le fédéralisme budgétaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qui identifient mieux que quiconque les limites d’un système dans lequel la rigueur est pratiquée par certains, mais complètement délaissée par d’autres. L’Europe puissance suppose un effort collectif de chacun pour converger vers un modèle plus intégré, et il serait faux de considérer qu’il existe une Europe volontariste qui y est prête, et une Europe qui se voile la face. Jusqu’à maintenant, la France s’est montrée aussi peu disposée à cet effort que les Allemands, quoique pour des raisons différentes. Tâche au nouveau gouvernement d’infléchir la tendance.

Les fondations d’un nouveau projet politique

Derrière l’appréciation technique du rapport ou les difficultés de sa mise en œuvre, se niche la question existentielle à laquelle l’Europe n’a toujours pas répondu : celle de savoir si son aventure est politique ou seulement économique. Dans sa gestion courante des affaires, l’Europe nous laisse penser qu’elle n’est qu’un marché, rarement à la hauteur, souvent frileuse lorsqu’il s’agit de remettre en cause des traités qui n’ont plus la même pertinence. Plus inquiétant encore que sa léthargie compétitive ou que la fragmentation de ses politiques industrielles et budgétaires, de nombreuses puissances européennes s’enferment désormais dans le réflexe atavique du repli national, bien illustré par certains secteurs sur lesquels s’arrête le rapport. Dans le secteur spatial, en plus des rivalités entre puissances, la commande publique européenne ne se tourne pas systématiquement vers les opérateurs européens, profitant à des acteurs étrangers. Sans préférence européenne, la compétitivité du secteur, déjà bien érodée par la révolution SpaceX, est condamnée à s’éteindre complètement. La situation est la même pour le secteur de la défense, où des ressorts politiques et historiques continuent d’obérer la création d’une base industrielle européenne et finalement, une défense commune. D’autres secteurs, en particulier ceux qui appellent à la relocalisation des capacités de production, comme les batteries ou les semi-conducteurs, ont également donné à voir des luttes et des déchirements entre partenaires européens. Cette réalité avait amené le président Macron à opposer l’idée d’une Europe carolingienne, unie et mue par un projet commun, à celle d’une Europe lotharingienne, progressivement morcelée à force de divisions.

Il arrive pourtant que l’Europe sache se réformer, s’offrant un nouveau souffle que l’on n’osait plus attendre d’elle. Ainsi de la crise pandémique qui a vu l’Union, après les tergiversations initiales, se muer en un ensemble cohérent, allant jusqu’à financer un emprunt commun pour amortir les effets de la crise et relancer ses économies. La guerre en Ukraine lui a donné un début de cohérence géopolitique, même si des efforts restent à faire. Cette capacité à ne se réformer qu’en temps de crise a pu en conduire certains à souhaiter une victoire de Donald Trump outre-Atlantique en novembre prochain, arguant que mettre l’Europe au pied du mur est peut-être la meilleure façon de la réveiller. Comment expliquer, dès lors, que la lente dérive économique de l’Europe ne l’ait pas faite bifurquer plus tôt ?

Le décrochage de compétitivité et de productivité que connaît l’Europe n’insuffle pas le même sentiment d’urgence, car il est diffus dans le temps et peu perceptible. Et pour cause, les subventions des États-membres, à commencer par la France, ont contribué à mettre sous perfusion le confort d’une génération qui a trouvé ses galons d’émancipation dans une époque autrement plus favorable que la nôtre. Pour éviter son éclatement et sortir de la lente agonie, l’Union doit s’attacher à raviver un idéal et une conscience européenne qui s’éteignent à petit feu auprès de ses citoyens, en particulier sa jeunesse, en lui proposant un nouveau contrat social et en ne l’écartant plus des évolutions politiques de l’Europe. L’Union pourrait être davantage intégrée, les recommandations du rapport Draghi appliquées ; tout cela n’aurait que peu d’importance si l’on ne se donne pas les moyens d’y associer les peuples qui la composent.

Cette capacité à ne se réformer qu’en temps de crise a pu en conduire certains à souhaiter une victoire de Donald Trump outre-Atlantique en novembre prochain, arguant que mettre l’Europe au pied du mur est peut-être la meilleure façon de la réveiller.

En cela, le rapport de Mario Draghi doit être entendu comme un message adressé à chacun, et non juste à des instances bruxelloises engluées dans des mécaniques bureaucratiques. Il n’est pas seulement un manuel de politique économique où l’on piocherait passivement certaines recommandations, mais aussi une base intellectuelle pour échafauder un projet politique nouveau.

Toutefois, ne nous y trompons pas. Ni le modèle américain, ni le modèle chinois ne sont des aventures réplicables pour l’Europe. Le premier emprunte à un État-providence pratiquement inexistant, des instruments propres à son architecture institutionnelle, la principale monnaie de réserve mondiale, et également une autonomie en matière de ressources énergétiques. La seconde fonde sa puissance sur des méthodes de contrôle sociétal et économique inenvisageables pour le continent berceau des droits de l’Homme. Dans le cadre de gouvernance actuel, difficile d’imaginer que quelque proposition que ce soit issue du rapport de Mario Draghi puisse être implémentée. L’Europe doit donc réinventer les attributs de sa puissance au-delà du normatif, et pour cela, se réformer en profondeur, en délestant les États de certaines de leurs prérogatives. On voit mal par quel sortilège l’Europe pourrait s’extraire de sa paralysie sans au préalable consacrer l’extension du principe de majorité qualifiée sur certains secteurs comme la défense, l’énergie, ou les politiques fiscales et budgétaires. Nous le savons bien, derrière les timidités culturelles et politiques des uns et des autres se dresse l'incompressible nature institutionnelle de l’Union, qui n’est pas un État. Plus que toute autre insuffisance de son modèle, cette réalité contraint son champ des possibles, en particulier dans un monde qui voit le retour généralisé des nationalismes. Pourtant, l’Europe demeure un espace de réflexion de premier ordre, l’échelle la plus pertinente pour appréhender les défis du monde nouveau. Le rapport Draghi montre que des chemins existent à condition de faire preuve d’assez de courage politique pour les emprunter. Sans cela, comme le pressent Sylvie Goulard, sans doute n’est-elle condamnée à devenir qu’une Europe-mirage.

Copyright image : Nicolas TUCAT / AFP

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