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19/09/2025
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Trois questions à Satoshi Yamada : soutenir l’industrie de semi-conducteurs, le modèle japonais

Trois questions à Satoshi Yamada : soutenir l’industrie de semi-conducteurs, le modèle japonais
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Implication étroite du secteur privé, action diplomatique constante et coopérations internationales : le Japon, précurseur du concept de sécurité économique, fait figure de modèle de politique industrielle. Comment lire ses politiques de soutien à son industrie des semi-conducteurs à la lumière des concepts d’autonomie et d’indispensabilité stratégiques ? Trois questions à Satoshi Yamada, Visiting Senior Research Fellow à l’Institute of Geoeconomics (IOG), expert des politiques de sécurité économique et des relations Japon - États-Unis.

Comment les concepts d’autonomie stratégique et d’indispensabilité ont-ils façonné les politiques japonaises de soutien au secteur des semi-conducteurs ?

Les concepts d’autonomie stratégique et d’indispensabilité stratégique ont été développés par le gouvernement japonais afin de répondre aux risques géopolitiques. Ces notions constituent aujourd’hui les piliers conceptuels de la politique japonaise de sécurité économique et modèlent profondément la stratégie que poursuit le Japon en matière de semi-conducteurs. 

Cet ancrage conceptuel est à l’origine apparu dans une proposition du Parti libéral-démocrate (PLD), intitulée "Pour l’élaboration d’une stratégie de sécurité économique" et publiée en décembre 2020. Le PLD y demandait au gouvernement d’adopter une approche globale de la sécurité économique. Ce document a fait l’objet d’une attention particulière au Japon en cela qu’il introduisait ces deux nouveaux concepts dans le débat. 

L’autonomie stratégique désigne les efforts visant à réduire les dépendances excessives du Japon à l’égard d’autres pays dans les domaines considérés comme essentiels à la vie quotidienne et à l’activité économique des citoyens japonais. L’indispensabilité stratégique, quant à elle, implique de positionner le Japon comme un acteur essentiel et incontournable dans certains secteurs clés de l’économie internationale.

L’autonomie stratégique désigne les efforts visant à réduire les dépendances excessives du Japon à l’égard d’autres pays dans les domaines considérés comme essentiels à la vie quotidienne et à l’activité économique des citoyens japonais.

Dans le sillage de cette proposition du PLD, le gouvernement a musclé son approche en créant notamment, en octobre 2021, la fonction de ministre de la Sécurité économique. Quelques mois plus tard, en mai 2022, la Diète a adopté la Loi de promotion de la sécurité économique (Economic Security Promotion Act - ESPA), un texte préparé par le gouvernement.

Ce tournant a eu des répercussions rapides sur l’industrie des semi-conducteurs. Dans une logique d’autonomie stratégique, et pour renforcer la capacité de production nationale de semi-conducteurs avancés, le ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie a à ce jour approuvé six projets d’investissement, portés à la fois par des entreprises japonaises et étrangères. Pour cela, le gouvernement a mobilisé des subventions d’un montant maximum total d’environ 1 700 milliards de yens, soit environ 11 milliards de dollars américains. Ces projets incluent deux initiatives dans les semi-conducteurs logiques (TSMC et JASM, une joint venture réunissant TSMC, Sony et Denso), deux projets DRAM par Micron, ainsi que deux projets NAND portés par Kioxia et Western Digital. 

Les entreprises qui perçoivent ces subventions doivent en contrepartie s’engager à maintenir leur production sur le sol japonais pendant plus de dix ans, à apporter des réponses adéquates en cas de pénurie d’approvisionnement et à investir de manière continue pour maintenir et renforcer leur capacité de production. Ces exigences traduisent la volonté du Japon de consolider son autonomie stratégique dans une perspective de sécurité économique. 

Au-delà des semi-conducteurs avancés, le soutien public apporté par le gouvernement japonais couvre également les semi-conducteurs dits à usage général ("semi-conducteurs conventionnels" ou standards) et un ensemble de produits connexes, ceux directement liés au secteur des semi-conducteurs ("équipements de fabrication, composants, matières premières"). Ce choix d’une approche globale montre que le gouvernement a conscience du fait que l’autonomie stratégique ne saurait être uniquement garantie par l’accès aux semi-conducteurs avancés, mais qu’elle exige une chaîne d’approvisionnement qui soit résiliente dans l’ensemble de ses segments.

Dans une logique d’indispensabilité stratégique, le Japon investit aussi dans les semi-conducteurs de nouvelle et prochaine génération. L’illustration la plus pertinente de cet effort est l’établissement, en 2022, de Rapidus, fabricant de semi-conducteurs créé avec le soutien de huit entreprises japonaises et qui bénéficie d’un financement public pouvant aller jusqu’à 1 700 milliards de yens (environ 11 milliards de dollars américains) pour la période 2022-2025. Rapidus a été mandaté pour mener des projets de R&D sur les technologies de production des semi-conducteurs logiques en 2 nanomètres, avec un objectif de production de masse d’ici 2027. Étant donné le niveau de sophistication de cette technologie, on peut considérer que ce projet incarne la quête d’indispensabilité stratégique du Japon. En plus du soutien public, Rapidus bénéficie des investissements déployés par les huit grands groupes japonais à l’origine du projet, qui incluent des acteurs majeurs de l’automobile (comme Toyota) et de l’électronique.

La stratégie japonaise se distingue aussi par l’importance accordée aux partenariats public-privé. Quelles sont les spécificités japonaises en la matière ?

Au Japon, les semi-conducteurs sont appréhendés en tant que technologie fondamentale (foundational technology), c’est-à-dire essentielle aux grandes industries du pays comme l’automobile et l’électronique. Le besoin de penser ce secteur sous le prisme de la notion de sécurité économique a été accentué par deux phénomènes :

  • la mise en lumière des profondes vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement mondiales de semi-conducteurs lors de la pandémie de Covid-19, avec une demande mondiale qui a surpassé l’offre, ce au sein d’une chaîne d’approvisionnement hautement segmentée entre plusieurs pays ;
  • l’accroissement, en parallèle, des risques géopolitiques. 

 

La Loi de promotion de la sécurité économique (ESPA) est donc la réponse politique qu’a apportée le Japon aux transformations de son environnement stratégique ; deux de ses chapitres, en particulier, illustrent l’importance accordée par le Japon à la coopération public-privé. D’abord, le chapitre 2 établit des "principes directeurs pour garantir un approvisionnement stable en produits critiques identifiés". Il s’agit de consolider l’autonomie stratégique du Japon en identifiant onze catégories de produits critiques (désormais au nombre de douze), dont les semi-conducteurs. Le gouvernement japonais sélectionne ensuite des entreprises privées (à l’image des six projets mentionnés plus haut) et leur accorde un soutien financier approprié, au nom de cet objectif national de stabilité des approvisionnements en semi-conducteurs.

Le chapitre 4 énonce des "principes directeurs pour la promotion de la recherche et du développement dans les technologies critiques identifiées". C’est ce chapitre qui poursuit une logique d’indispensabilité stratégique en prévoyant un soutien public en faveur de la R&D sur les technologies de prochaine génération, y compris dans certains domaines liés aux semi-conducteurs. 

Le gouvernement a complété cet arsenal à travers un soutien aux prochaines générations de semi-conducteurs prévu par la législation sur le "post-5G", avec un accent sur la R&D en faveur de la convergence photonique-électronique. Ces efforts peuvent aussi être lus à l’aune du concept d’indispensabilité stratégique. C'est ainsi que les deux concepts d'autonomie et d'indispensabilité stratégiques en sont venus à orienter les politiques japonaises en soutien aux semi-conducteurs.

Si le gouvernement japonais déploie ce soutien, c’est qu’il reconnaît que la pure logique de marché et la rationalité économique sont à elles seules insuffisantes pour préserver l’autonomie et l’indispensabilité stratégiques du Japon.

Si le gouvernement japonais déploie ce soutien, c’est qu’il reconnaît que la pure logique de marché et la rationalité économique sont à elles seules insuffisantes pour préserver l’autonomie et l’indispensabilité stratégiques du Japon. C’est pourquoi le gouvernement met en avant des incitations à destination des entreprises privées et encourage l’établissement de partenariats public-privé, capables de renforcer la résilience japonaise tout en accélérant les dynamiques de R&D.

Enfin, il convient de souligner que le gouvernement japonais accorde même des subventions à des entreprises dont le capital est en grande partie détenu par des entités étrangères. De même, le Japon met l’accent sur le dialogue avec les grands acteurs étrangers du secteur. En 2023, le Premier ministre d’alors, Fumio Kishida, a réuni autour d’une même table les dirigeants d’entreprises et d’organisations internationales de premier plan (dont Applied Materials, IBM, Imec, Intel, Micron, Samsung et TSMC) : ces derniers ont exprimé leur volonté de contribuer à soutenir le marché japonais des semi-conducteurs. En réponse, Fumio Kishida s’est donc engagé à apporter un appui financier aux entreprises étrangères investissant au Japon.

Comment décririez-vous la dimension de politique étrangère de la stratégie japonaise, vis-à-vis des États-Unis et des autres acteurs du secteur ?

Dans le domaine des semi-conducteurs, le Japon s’efforce depuis longtemps de coopérer avec les États-Unis et avec d’autres. Cela s’explique par le fait que les chaînes d’approvisionnement de cette industrie regroupent un nombre important de pays et que les semi-conducteurs nécessitent des investissements massifs en R&D, rendant difficile pour le Japon de s’assurer une résilience complète de ses approvisionnements et de maintenir son autonomie stratégique en agissant seul.

La coopération Japon - États-Unis est ici particulièrement étroite. En mai 2022, les deux gouvernements se sont accordés sur des "Principes fondamentaux de coopération sur les semi-conducteurs", s’engageant à "renforcer et diversifier leurs capacités de production, à promouvoir le développement des compétences, à accroître la transparence, à coordonner leurs mécanismes d’urgence face aux pénuries, et à intensifier leur coopération en matière de R&D"

Ils ont aussi admis ensemble la nécessité pour cette coopération de reposer sur des principes "mutuellement acceptés et complémentaires". L’idée directrice de cet accord est la volonté que le Japon et les États-Unis tirent mutuellement parti de leurs forces pour renforcer leur autonomie stratégique et leur indispensabilité respectives en recherchant leurs complémentarités.

En ce qui concerne la coopération en matière de R&D, le Leading-edge Semiconductor Technology Center (LSTC), créé en décembre 2022 par le gouvernement japonais, collabore avec le National Semiconductor Technology Center (NSTC) américain via un partenariat institutionnel. Une illustration concrète de ce rapprochement est la coopération entre Rapidus et IBM.

Rapidus travaille à la commercialisation de la production en série de semi-conducteurs fondés sur la technologie 2 nanomètres d’IBM. Rapidus a pour cela envoyé une équipe nombreuse d’ingénieurs au centre de recherche d’IBM à Albany, dans l’État de New York, afin de mener des projets de recherche conjoints sur les technologies de production en 2 nanomètres. L’essor de cette collaboration Japon - États-Unis est facilitée par les liens anciens tissés entre les industries japonaise et américaine des semi-conducteurs et par une confiance mutuelle construite au fil des années, y compris au niveau des dirigeants industriels. 

Le 6 août 2025, le président Donald Trump a annoncé son intention d’imposer des droits de douane d’environ 100 % sur les importations américaines contenant des semi-conducteurs, tout en indiquant que les entreprises qui s’engageraient à "construire aux États-Unis" en seraient exemptées. Si de tels droits de douane étaient appliqués selon ces termes, des entreprises comme Rapidus (qui ne dispose pas d’usine de production sur le sol américain) pourraient se retrouver dans une situation délicate.

Le 6 août 2025, le président Donald Trump a annoncé son intention d’imposer des droits de douane d’environ 100 % sur les importations américaines contenant des semi-conducteurs, tout en indiquant que les entreprises qui s’engageraient à "construire aux États-Unis" en seraient exemptées.

Le 4 septembre, la Maison-Blanche a publié un executive order intitulé "Implementing The United States-Japan Agreement" ; notons que l’expression "droits de douane sur les semi-conducteurs" n’y figure pas. En revanche, le 5 septembre, le gouvernement japonais a publié une déclaration conjointe des deux pays indiquant qu’en cas de droit de douane couvrant les semi-conducteurs, "les États-Unis entendent appliquer aux produits japonais un taux au titre de la section 232 qui ne serait pas supérieur à celui appliqué aux produits d’un autre pays". De nouvelles précisions sont encore attendues à l’heure actuelle.

Le Japon entretient également une relation de coopération étroite avec l’Union européenne (UE). En juillet 2023, le gouvernement japonais et l’UE ont signé un "Mémorandum de coopération sur les semi-conducteurs", similaire à celui conclu avec les États-Unis. Ce mémorandum prévoit une collaboration Europe-Japon autour de plusieurs axes : la mise en place d’un mécanisme d’alerte précoce pour les chaînes d’approvisionnement, la R&D dans le domaine des semi-conducteurs, le développement des compétences et des talents, l’identification de cas d’usage pour les applications de semi-conducteurs, et la transparence des subventions accordées au secteur.

L’industrie japonaise des semi-conducteurs entretient des relations de longue date avec des organismes européens de R&D comme l’Institut de microélectronique et composants (Imec), basé en Belgique ; la coopération entre LSTC et Imec progresse. En août 2024, Imec a ouvert un bureau à Tokyo pour renforcer ses liens non seulement avec le monde académique, l’industrie et le gouvernement japonais, mais aussi avec des entreprises japonaises comme Rapidus.

Le gouvernement japonais a également conclu des accords de coopération avec le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Inde, et d’autres pays partenaires. Dans les enceintes multilatérales, à l’image du G7, le Japon a soutenu la création d’un groupe Semiconductors Point of Contact (PoC), destiné à encourager le partage de bonnes pratiques et la coopération internationale. Mais du côté des relations du Japon avec d’autres partenaires en Asie, les accords bilatéraux de niveau gouvernemental ont jusqu’à présent été limités, les projets de coopération se faisant davantage à l'initiative du secteur privé.

Derrière ces efforts de coopération se trouve le fait que les entreprises japonaises disposent d’un avantage compétitif certain en matière d’équipements de fabrication ou de matériaux, ce qui leur permet d’établir des relations de complémentarité avec les entreprises étrangères. Le gouvernement japonais bénéficie également d’une expertise ancienne en matière de politique industrielle dans ce secteur. C’est en tirant parti de ces atouts que le Japon s’efforce aujourd’hui de pousser la coopération internationale en matière de semi-conducteurs un cran plus loin. 

Copyright Franck ROBICHON / POOL / AFP
Le Premier ministre du Japon, Shigeru Ishiba, lors d’une conférence de presse liée aux négociations commerciales avec les États-Unis, à Tokyo, le 17 avril 2025 (il a démissionné le 8 septembre).

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