AccueilExpressions par MontaigneTrois questions à Chris Miller : les semi-conducteurs dans la rivalité sino-américaine, vers l’escalade...La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne États-Unis et amériques06/05/2025ImprimerPARTAGERTrois questions à Chris Miller : les semi-conducteurs dans la rivalité sino-américaine, vers l’escalade ?Auteur Institut Montaigne Les semi-conducteurs constituent désormais le cœur battant de l’économie. La manière dont ce secteur est appréhendé par les États est un véritable miroir des rivalités géopolitiques. Pour anticiper les orientations politiques de la nouvelle administration Trump et leurs conséquences pour l’industrie des semi-conducteurs à l’échelle mondiale, l’Institut Montaigne a posé trois questions à Chris Miller, professeur à la Fletcher School de l’université Tufts, expert non résident à l’American Enterprise Institute à Washington, et auteur du best-seller Chip War: The Fight for the World’s Most Critical Technology. De son analyse émergent deux leçons. D’abord, l’Europe devra trouver les moyens de se positionner face à la rivalité sino-américaine. Ensuite, une coordination transatlantique sur l’approche à adopter pour répondre à la recherche chinoise d’hégémonie technologique est loin d’être garantie.To what extent is the US-China rivalry likely to intensify under the Trump administration, potentially leading to a cycle of escalating restrictions and retaliation from China?Si Donald Trump est à certains égards imprévisible, considérer le système politique américain dans son ensemble offre une plus grande prévisibilité. Plusieurs grandes tendances observées dans les cent premiers jours de cette nouvelle administration Trump rappellent celles qui sous-tendaient les politiques menées sous Joe Biden. Elles se fondent sur une vision du monde dans laquelle se retrouvent aujourd'hui républicains et démocrates. Anticiper ce que sera la politique américaine en matière de technologies implique donc de comprendre ces dynamiques plus profondes. L’ambition que poursuit la Chine pour renforcer sa position dans le marché mondial des semi-conducteurs est un sujet de préoccupation bien ancré à Washington, qui transcende les clivages partisans et les administrations successives. L’administration Biden avait lancé une enquête sur les pratiques commerciales déloyales en se concentrant sur les subventions chinoises en soutien aux semi-conducteurs de base, dits “foundational”. Le rapport auquel aboutira cette enquête est attendu pour la fin de l’année 2025. L’administration Trump a, depuis, lancé une enquête qui cible le secteur pharmaceutique et les semi-conducteurs sous l’angle de la sécurité nationale américaine. Il est probable que ces enquêtes aboutiront toutes deux à l’imposition de nouvelles mesures commerciales.L’administration Trump envisage encore d’opter pour des droits de douane de portée générale mais une stratégie progressive ciblant spécifiquement la Chine apparaît comme l’option la plus réaliste à moyen terme. L’idée d’un régime tarifaire ciblant le contenu chinois qui entre dans la fabrication de produits électroniques progresse, poussée à la fois par le camp républicain et le camp démocrate. Une telle approche perturberait grandement le commerce mondial. Dans l’ensemble, une approche centrée sur des droits de douane est malgré tout considérée à Washington comme viable, tant d’un point de vue politique qu’économique. Elle reste néanmoins peu probable à ce stade.On peut en revanche s’attendre à un renforcement des contrôles à l’exportation. Plusieurs responsables en poste ont publiquement critiqué l’administration Biden pour les failles qu’elle a laissées béantes. Elles ont notamment permis à la Chine de constituer des stocks de semi-conducteurs lorsque des mesures américaines ont fuité avant leur officialisation. Le second mandat de Donald Trump risque aussi d’être marqué par des actions unilatérales plus nombreuses, en particulier pour cibler les semi-conducteurs chinois présents dans les infrastructures civiles (à l’image des data centers ou des véhicules connectés) et dans les appareils vendus aux particuliers sur le sol américain — là aussi, on décèle un soutien croissant à ce type de mesures côté démocrate comme côté républicain. En dépit des retards constatés, les subventions prévues par le CHIPS Act américain devraient bel et bien être versées. Quant au retour de la production sur le sol américain, tout laisse à penser que pour les secteurs où les relocalisations sont réalisables sans hausse significative des coûts, comme dans l’assemblage de serveurs, des relocalisations auront bien lieu. Ce n’est néanmoins pas le cas d’autres domaines comme celui de l’assemblage de smartphones. Pendant ce temps, la Chine redessine le secteur mondial des semi-conducteurs à travers des politiques industrielles conçues pour le long terme. Sa stratégie visant à augmenter la production nationale et à imposer aux entreprises chinoises de s’approvisionner en Chine ("buy local") porte ses fruits. Les entreprises chinoises augmentent rapidement leurs capacités de production dans les semi-conducteurs bas et moyen de gamme. Résultat ? Leurs concurrents occidentaux perdent des parts de marché et diminuent leurs investissements hors de Chine — des investisseurs ont exhorté certaines entreprises occidentales les moins avancées technologiquement à réduire leurs dépenses d’investissement en réponse à la montée en puissance chinoise. Pour les semi-conducteurs les plus avancés néanmoins, notamment ceux qui reposent sur la lithographie EUV, la Chine fait encore face à des défis. La rivalité sino-américaine est rendue plus délicate encore par le quasi monopole de la Chine dans le raffinage et le traitement des minerais. Enfin, la rivalité sino-américaine est rendue plus délicate encore par le quasi monopole de la Chine dans le raffinage et le traitement des minerais. Malgré plus d’une décennie de débats sur ce thème et de signaux d’alerte, l’Europe, le Japon et les États-Unis restent immensément vulnérables sur ce front ; il convient d’y voir un véritable échec politique.What does this imply for Europe and other key geographies like Japan, Korea, or Taiwan?Tous doivent aujourd’hui composer avec trois défis interdépendants : les droits de douane américains, les contrôles à l’exportation imposés par les États-Unis et l’accès au marché chinois.Tous — et les États-Unis les rejoignent sur ce point — craignent les risques de long terme créés par les subventions chinoises. Une coalition tacite réunissant les États-Unis, le Japon et Taiwan est déjà en train de se former autour de cette question. Les Européens peuvent choisir de rejoindre cet effort en mettant en place leurs propres mesures commerciales, mais aucune décision n’a encore été prise en Europe sur ce point. La balle est dans le camp de l’Europe.L’Europe présente des vulnérabilités spécifiques. Contrairement aux États-Unis, qui n’exportent plus beaucoup de biens manufacturés vers la Chine en dehors des semi-conducteurs, la base industrielle européenne (en premier lieu l’industrie automobile et le secteur des machines-outils) dépend davantage du marché chinois. Une riposte pourrait ainsi s'avérer coûteuse. Or le fait est que les subventions chinoises faussent déjà la concurrence et portent déjà atteinte à des segments clés de l’économie européenne. Les transformations structurelles du marché chinois et la baisse des exportations de l’UE invitent à penser que l’Europe pourrait être contrainte d’agir par elle-même dans un avenir proche, surtout si la coordination internationale demeure limitée dans ce domaine.De plus, la relative faiblesse de l’Europe dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) relève de plus en plus d’un handicap stratégique pour l’industrie européenne des semi-conducteurs. Alors que les États-Unis et la Chine lient activement les avancées en matière d’IA au développement de leurs secteurs respectifs des semi-conducteurs, l’Europe accuse ici un retard. Il faut y voir un fossé plus profond qui traverse l’écosystème technologique européen, et qui devrait inciter les décideurs de l’UE à se concentrer sur le développement de la prochaine génération de technologies afin d’en faire un levier de prospérité économique et d’influence géopolitique.Les débats en cours en Europe autour du concept d’’autonomie stratégique font écho à des discussions similaires aux États-Unis et au Japon, bien que le choix des termes diffère. Aux États-Unis, l’accent est mis sur la "relocalisation" (onshoring), tandis qu’en Europe, on parle plutôt de "résilience". En pratique, aucun pays ne saurait être absolument autonome ; les dépendances sont inévitables et largement admises. La véritable question doit être la suivante : quels types de risques valent la peine d’être atténués, et à quel coût ?L’Europe gagnerait à donner la priorité à des mesures concrètes qui lui permettront de renforcer la flexibilité de son industrie et de réduire son exposition aux risques : augmenter les stocks, construire de nouvelles capacités de production et diversifier les chaînes d’approvisionnement.Dans ce contexte, l’Europe gagnerait à donner la priorité à des mesures concrètes qui lui permettront de renforcer la flexibilité de son industrie et de réduire son exposition aux risques : augmenter les stocks, construire de nouvelles capacités de production et diversifier les chaînes d’approvisionnement. Ces stratégies de résilience permettraient à l’Europe de gagner en indépendance en matière de politiques publiques, même dans la perspective d’orientations politiques divergentes de la part des États-Unis et de la Chine.How much pressure can we expect from the US administration on its allies to align?L’administration Trump exercera probablement une pression plus forte sur ses alliés, en particulier en ce qui concerne les contrôles à l’exportation. Contrairement à son prédécesseur, Donald Trump sera moins préoccupé par le besoin de donner à ces mesures l’apparence de la coordination multilatérale. Bien qu’il existe toujours à Washington un large soutien en faveur de droits de douane pensés pour contribuer à un effort plus large de rééquilibrage du commerce mondial — et même si une propension à admettre les avantages inhérents à la formation de coalitions internationales subsiste chez certaines personnalités de l’équipe de Donald Trump —, un scepticisme croissant est palpable à l’égard de la diplomatie multilatérale, surtout dans le domaine des contrôles à l’exportation.Les fuites survenues sous Joe Biden pendant les phases de négociation des restrictions ont permis à la Chine de constituer des stocks de semi-conducteurs avant même l’entrée en vigueur de ces mesures. Cela a alimenté, dans certains cercles à Washington, l’idée que le multilatéralisme freine les avancées et peut même s’avérer contre-productif. On assiste à l’émergence d’une vision selon laquelle, si les États-Unis parvenaient à des résultats par une action unilatérale, la coordination internationale ne vaudrait peut-être pas les retards qu’elle implique.En pratique, les entreprises soumises aux restrictions américaines à l’exportation s’y conformeront sans doute, la conformité restant pour elles le chemin le plus sûr. L’administration américaine est tout à fait consciente du levier dont elle dispose ainsi sur ses alliés. Il y aura donc davantage de menaces d’actions unilatérales de la part des États-Unis et un recours accru à ces outils.Cela dit, un effort ciblé de coordination peut tout de même émerger, notamment autour de la réponse à la surcapacité chinoise dans les semi-conducteurs dits “matures”, sujet d’inquiétude partagé. L’UE et les États-Unis ont commencé à concevoir des politiques distinctes mais allant dans la même direction. Même en l’absence de coordination formelle, ce type de convergence pourrait avoir un impact conséquent en matière de rééquilibrage du commerce mondial.Le défi le plus complexe pour les entreprises européennes réside dans la préservation d’un accès à long terme au marché chinois.Enfin, le défi le plus complexe pour les entreprises européennes réside dans la préservation d’un accès à long terme au marché chinois. À mesure que la Chine renforce sa capacité à produire un éventail élargi de semi-conducteurs, le dilemme devient plus aigu : imposer des droits de douane peut entraîner des représailles de la part de Pékin, mais l’inaction ne garantira pas pour autant l’accès au marché chinois. En fin de compte, la perte de parts de marché selon des conditions jugées inéquitables constitue une préoccupation commune à l’UE, aux États-Unis, au Japon et à Taiwan, ouvrant la voie à un alignement transatlantique et transpacifique renforcé.Copyright image : USTIN SULLIVAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP Un conteneur à Oakland, en Californie, le 9 avril.Propos recueillis par Mathieu Duchâtel et Claire Lemoine. ImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneMars 2025Chips Diplomacy Support InitiativeLa Chips Diplomacy Support Initiative (CHIPDIPLO) est un projet de 18 mois piloté par l’Institut Montaigne et co-financé par la Commission européenne. Il vise à renforcer la stratégie européenne en matière de semi-conducteurs face aux tensions géopolitiques. Ses objectifs : anticiper les risques industriels, coordonner les politiques des États membres et développer des partenariats internationaux. Le consortium associe experts, industriels et chercheurs pour analyser les défis et fournir des recommandations à l’UE. CHIPDIPLO soutient l’EU Chips Act et promeut l’attractivité de l’Europe en matière d’innovation et d’investissements.Consultez l'Opération spéciale 16/04/2025 L’économie en front de guerre commerciale Eric Chaney François Godement 19/02/2025 La tentation de la carte chinoise Mathieu Duchâtel