AccueilExpressions par MontaigneTrois questions à Cheng Ting-Fang : semi-conducteurs et IA, le cas de TaiwanLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Asie08/07/2025ImprimerPARTAGERTrois questions à Cheng Ting-Fang : semi-conducteurs et IA, le cas de TaiwanAuteur Institut Montaigne Taiwan, acteur dominant de la chaîne de valeur mondiale des semi-conducteurs, a acquis un statut indispensable de centre de gravité industriel de la révolution de l’intelligence artificielle. Pour saisir les facteurs du succès taiwanais, nous avons posé trois questions à Cheng Ting-Fang, Chief Tech Correspondent du journal d’information économique Nikkei Asia. Elle livre son analyse des défis internes et géopolitiques avec lesquels l’industrie taiwanaise des semi-conducteurs doit composer, à l’heure où beaucoup voient dans sa maîtrise de ces technologies de pointe la clé de son positionnement stratégique délicat. Dans la chaîne de valeur mondiale des semi-conducteurs, l’industrie taiwanaise se démarque. Qu’est-ce qui la rend unique dans l’actuelle révolution de l’intelligence artificielle (IA) ?Que ce soit en matière de production, d’emballage, d’assemblage et de test (packaging et testing) ou encore de conception (chip design), nombre d’acteurs aujourd'hui stratégiques dans la chaîne de valeur mondiale des semi-conducteurs sont taiwanais. Taiwan se distingue aussi par sa place incontournable dans des secteurs clés comme celui des lentilles optiques pour les caméras des smartphones, des serveurs et des dispositifs informatiques. TSMC occupe en particulier une place centrale dans l’ossature hardware des systèmes d’intelligence artificielle : sa technologie de packaging avancé CoWoS constitue un maillon essentiel de la chaîne d’approvisionnement mondiale de l’entreprise américaine Nvidia.La spécificité de Taiwan réside dans le caractère complet, dense et intégré de son écosystème industriel d’IA et de semi-conducteurs. La spécificité de Taiwan réside dans le caractère complet, dense et intégré de son écosystème industriel d’IA et de semi-conducteurs. La géographie est ici un facteur majeur de réussite : la majorité des grandes entreprises taiwanaises de semi-conducteurs sont implantées le long de la côte ouest de l'île, le tout dans un corridor de 200 kilomètres.Un réseau ferroviaire optimisé permet, grâce à une ligne à grande vitesse, de relier Taipei à Kaohsiung, ville du Sud-Ouest, en 90 minutes. Il est ainsi possible de visiter la plupart des entreprises impliquées dans la chaîne de valeur des data centers de l’IA (de l’assemblage avancé aux fournisseurs de matériaux chimiques et aux équipementiers) en un jour ou deux seulement.TSMC illustre parfaitement cet avantage géographique : ses usines de Tainan fabriquent les superprocesseurs Blackwell de Nvidia (qui jouent un rôle essentiel au développement de l’IA), ses semi-conducteurs gravés en 2 nanomètres seront produits en masse à Hsinchu d’ici la fin 2025 et un autre site de production en 2 nm est en cours de construction à Kaohsiung.Taiwan tire son deuxième grand atout de la richesse de son vivier de talents, façonné depuis plus de trente ans. En matière de production de semi-conducteurs, pouvoir disposer d’une main-d'œuvre qualifiée est absolument vital. Lorsque TSMC a pris la décision d’implanter une usine de pointe en Arizona, le projet était initialement conçu comme devant être facilité par le savoir-faire local, issu de la présence d’Intel dans cet État américain. Mais, selon les dires de C.C. Wei, président de TSMC, le chantier ayant fait appel à 10 000 travailleurs par jour, TSMC a dû aller chercher la moitié de la main-d'œuvre mobilisée dans l’État voisin du Texas. Cet exemple illustre l’importance de l’existence de clusters industriels, au sein desquels la concentration géographique de savoir-faire et de ressources détermine l’efficacité de la mise en œuvre industrielle des projets.Grâce au dynamisme et à l’importante spécialisation de son industrie des semi-conducteurs, le savoir-faire taiwanais est aujourd’hui l’objet d’un vif intérêt, notamment aux États-Unis et en Europe. Après cinq années de construction, la première usine avancée de TSMC en dehors de Taiwan est entrée en production en Arizona cette année. C’est ainsi sur le sol américain que TSMC produit les derniers superprocesseurs Blackwell de Nvidia. En mars, TSMC a annoncé un investissement supplémentaire de 100 milliards de dollars pour développer ses activités en Arizona. Plusieurs fournisseurs taiwanais suivent le mouvement, renforçant encore le rôle central de Taiwan dans cet écosystème mondial.La priorité donnée par les États-Unis à la revitalisation industrielle du pays, notamment à travers le développement d’un écosystème d’intelligence artificielle complet sur le sol américain, a des répercussions majeures sur les entreprises taiwanaises. Comment cette dynamique est-elle perçue à Taiwan ?On peut dire sans exagération que les États-Unis donnent le rythme du développement mondial de l’intelligence artificielle. En 2025, les investissements dans la construction de data centers d’intelligence artificielle devraient atteindre environ 600 milliards de dollars à l’échelle mondiale - dont la moitié concentrée aux États-Unis, selon le cabinet Dell’Oro. Il faut bien admettre que l’agenda "Make America Great Again" produit des résultats concrets en la matière, notamment au sein de la chaîne d’approvisionnement des serveurs IA, avec un rapatriement massif de la production sur le sol américain : on estime qu’environ 50 % de la demande américaine en semi-conducteurs de 5 nanomètres (et en semi-conducteurs plus avancés) pourrait être couverte par la production nationale d’ici 2032. L’entreprise Nvidia prévoit d’investir à elle seule 500 milliards de dollars dans la construction de superordinateurs aux États-Unis, ce qui mobilisera un grand nombre de fournisseurs.Environ 50 % de la demande américaine en semi-conducteurs de 5 nanomètres (et en semi-conducteurs plus avancés) pourrait être couverte par la production nationale d’ici 2032. Ce mouvement de relocalisation est évidemment suivi de près à Taiwan, où l’on s’inquiète d’un possible affaiblissement à long terme de la position stratégique de l’île. Alors que TSMC augmente ses investissements aux États-Unis, les Taiwanais se demandent légitimement si des niveaux d’investissement aussi ambitieux pourront être maintenus à Taiwan.Si pour l’heure, la majorité de la production de TSMC continue d’être faite sur le sol taiwanais, le tournant américain illustre une réalité géopolitique nouvelle avec laquelle Taiwan doit composer.Il serait cependant erroné d’en conclure que Taiwan est en train d’abandonner son "bouclier de silicium" en laissant TSMC se développer à l’étranger. Ce que fait l’entreprise, c’est suivre avant tout la demande de ses clients. La pénurie mondiale de semi-conducteurs a ouvert la voie à une nouvelle vision du monde qui donne la priorité à la résilience des chaînes d’approvisionnement et à leur diversification géographique, ce même au prix de coûts d’approvisionnement supplémentaires. Le fondateur de TSMC, Morris Chang, avait longtemps fait valoir que cette approche mettrait en péril la rentabilité de chaînes d’approvisionnement fondées sur la nature intégrée et hyper-localisée de l’écosystème taiwanais. En dépit de cette mise en garde, le fait est qu’environ 70 % du chiffre d’affaires de TSMC provient désormais des États-Unis, une dynamique stimulée par la demande de clients de premier plan comme Nvidia, Amazon et Apple. Dans le même temps, la part des clients chinois de TSMC est passée d’environ 20 % en 2019 à moins de 10 % l’an dernier, conséquence directe des restrictions américaines à l’export.Taiwan se heurte également à des défis structurels internes, en premier lieu l’horizon imminent d’une crise de l’énergie. Les data centers de l’IA et les usines de production de semi-conducteurs de pointe consomment des volumes d’électricité considérables, faisant de l’approvisionnement en énergie, de la gestion thermique et du câblage à haute capacité des enjeux infrastructurels existentiels. À titre d’illustration, la plateforme GB200 de Nvidia (qui relie 36 processeurs Grace et 72 GPU Blackwell) nécessite des systèmes de refroidissement liquide et de commutation à haute vitesse. Or Taiwan fait face à une situation énergétique incertaine. Avec sa sortie progressive du nucléaire et une production renouvelable encore insuffisante, la fiabilité future de l’approvisionnement taiwanais en électricité reste une problématique centrale. Dans ce contexte, l’idée d’une délocalisation partielle de cet écosystème hors de Taiwan y est de plus en plus perçue comme une nécessité stratégique.L’ère de la mondialisation débridée et du libre-échange semble révolue. Si l’industrie taiwanaise des semi-conducteurs a connu un succès spectaculaire ces trente dernières années, la question est celle de son avenir : comment peut-elle préserver son avantage concurrentiel dans la recomposition géopolitique profonde que nous observons ? Le véritable défi n’est sans doute pas à chercher du côté de ses capacités technologiques mais bien dans la capacité de Taiwan à se positionner dans un environnement géopolitique de plus en plus incertain.Comment appréhendez-vous la trajectoire que prendra la Chine en matière de semi-conducteurs et d’intelligence artificielle ?Le fait que la Chine soit devenue le centre névralgique mondial de production des ordinateurs portables, des smartphones, des télévisions et désormais des véhicules électriques lui a permis d’attirer sur son sol un éventail très large de grandes marques de l‘électronique et de fournisseurs internationaux. Cette concentration de la production a à son tour encouragé l’émergence d’une nouvelle génération de fabricants chinois, tout en favorisant le développement d’un écosystème national de production de composants de rang mondial.Depuis le durcissement des sanctions américaines ciblant Huawei et l’instauration de contrôles stricts à l’exportation, la quête chinoise d’autonomie technologique s’est nettement accélérée.Aujourd’hui, la Chine regroupe des acteurs de premier plan dans plusieurs segments de l’électronique, des circuits imprimés (printed circuit boards, PCB) aux écrans avancés, en passant par l’acoustique, les batteries, les caméras ou encore la connectivité sans fil. Depuis le durcissement des sanctions américaines ciblant Huawei et l’instauration de contrôles stricts à l’exportation, la quête chinoise d’autonomie technologique s’est nettement accélérée, avec Huawei en fer de lance.Dans la majorité de ces secteurs, la Chine figure désormais dans le top 3 des acteurs mondiaux en termes de capacité de production.Certes, la Chine peine toujours à produire des semi-conducteurs de dernière génération, en premier lieu sous l’effet des restrictions à l’exportation qui s’imposent à elle. Néanmoins, plusieurs entreprises chinoises restent résolument dans la course en développant des architectures technologiques alternatives dont les performances commencent à rivaliser avec celles des produits Nvidia. Ce qui fait la spécificité de la Chine réside dans le fait qu’elle est moins mue par une logique traditionnelle de marché visant la profitabilité ou la rentabilité que par un souci accordé à la conception de systèmes "suffisamment performants" pour remplir les fonctions attendues.La Chine progresse également dans des segments autrefois dominés par l’Europe et le Japon, comme les semi-conducteurs destinés à l’automatisation industrielle, à la robotique ou à l’automobile. Pékin exhorte en particulier les constructeurs à intégrer davantage de semi-conducteurs d’origine chinoise dans les véhicules électriques. Les grands groupes automobiles doivent désormais s’assurer que 25 % des semi-conducteurs embarqués sont produits en Chine et il est prévu que ce seuil augmente dans les prochaines années. Si les véhicules électriques chinois continuent de s’imposer à l’international, l’industrie chinoise de ce type de semi-conducteurs pourrait bénéficier d’une croissance rapide, d’autant que l’IA y est de plus en plus intégrée. À ce titre, SMIC a indiqué que ses semi-conducteurs automobiles représentaient déjà 10 % de son chiffre d’affaires au premier trimestre 2025. La Chine est également en train de gagner du terrain sur le marché mondial de la mémoire vive dynamique (DRAM), longtemps dominé par les entreprises sud-coréennes.Qu’on le veuille ou non, la Chine reste un acteur incontournable de l’industrie des semi-conducteurs, en particulier en matière d’intégration système. Des entreprises comme Huawei démontrent une remarquable capacité à assembler des technologies complexes en systèmes fonctionnels, ce même sous des contraintes fortes. À l’heure où les gouvernements occidentaux invitent leurs entreprises à agir en soutien des efforts qu’ils mènent pour contraindre la montée en puissance technologique de la Chine, notamment en cherchant à éviter les transferts de technologies, il convient de reconnaître que la Chine demeure un marché dont il est difficile de se passer. La taille et le dynamisme du marché chinois expliquent souvent pourquoi le comportement des entreprises s’écarte de la direction tracée par les politiques publiques. Si ce sont des considérations de sécurité nationale qui dictent les stratégies de contrôle des exportations, les entreprises, elles, opèrent dans l’économie réelle, et la Chine reste le premier marché mondial pour les smartphones, les véhicules électriques et bien d’autres secteurs encore.Si ce sont des considérations de sécurité nationale qui dictent les stratégies de contrôle des exportations, les entreprises, elles, opèrent dans l’économie réelle, et la Chine reste le premier marché mondial pour les smartphones, les véhicules électriques et bien d’autres secteurs encore.Il découle de cette réalité que certaines entreprises acceptent d’échanger certaines technologies contre l’assurance d’un accès au marché chinois - c’est particulièrement le cas dans le secteur automobile, où le marché chinois des véhicules électriques connaît un essor fulgurant alors même que les ventes stagnent ailleurs. Quoi qu’il en soit, la rivalité technologique sino-américaine ne montre aucun signe d’essoufflement. Il est donc raisonnable de s’attendre à ce que Pékin redouble d’efforts dans sa stratégie d’autonomie technologique et continue son ascension dans la chaîne de valeur des semi-conducteurs et de l’intelligence artificielle.Propos recueillis par Claire LemoineCopyright image : Andrew Harnik/Getty Images/AFP Donald Trump, le secrétaire au Commerce Howard Lutnick et le Président-directeur général de TSMC Che-Chia Wei à la Maison-Blanche, le 3 mars 2025.ImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneMars 2025Chips Diplomacy Support InitiativeLa Chips Diplomacy Support Initiative (CHIPDIPLO) est un projet de 18 mois piloté par l’Institut Montaigne et co-financé par la Commission européenne. Il vise à renforcer la stratégie européenne en matière de semi-conducteurs face aux tensions géopolitiques. Ses objectifs : anticiper les risques industriels, coordonner les politiques des États membres et développer des partenariats internationaux. Le consortium associe experts, industriels et chercheurs pour analyser les défis et fournir des recommandations à l’UE. CHIPDIPLO soutient l’EU Chips Act et promeut l’attractivité de l’Europe en matière d’innovation et d’investissements.Consultez l'Opération spéciale 06/05/2025 Trois questions à Chris Miller : les semi-conducteurs dans la rivalité sino... Institut Montaigne 25/06/2025 Trois questions à June Park : Corée du Sud, États-Unis et Golfe - les semi-... Institut Montaigne