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Trois questions à Emily Benson : où va la politique américaine en matière de contrôles à l'exportation ?

Trois questions à Emily Benson : où va la politique américaine en matière de contrôles à l'exportation ?
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Dans la multiplication des restrictions aux transferts de technologies de semi-conducteurs, les États-Unis donnent le la depuis de nombreuses années. L’Europe, de son côté, donne la priorité à la lutte contre les fuites de technologies. Mais où en est aujourd’hui Washington ? Assiste-t-on à un tournant stratégique dans la politique américaine à l’égard de la Chine, en vue d’un accord bilatéral ? Trois questions à Emily Benson, Head of Strategy chez Minerva Technology Futures et Senior Associate (Non-resident) auprès du Center for Strategic and International Studies (CSIS). 

L’administration Trump a récemment envoyé des signaux contradictoires, durcissant certains contrôles à l’exportation de semi-conducteurs vers la Chine, tout en en assouplissant d’autres. Comment percevez-vous l’orientation générale de la politique poursuivie par les États-Unis en la matière ?

Lire entre les lignes de ce qui se fait à Washington n’est pas toujours un exercice facile en ce moment. Le cycle de l’actualité est incessant, et on a vite l’impression que ce sont des annonces majeures qui sont faites quasi quotidiennement. Mais oui, ce qui se dégage est un changement de cap de la part de l’administration Trump en matière de contrôles à l’exportation de semi-conducteurs : par exemple, l’administration a fait marche arrière pour lever ses restrictions à l'exportation de semi-conducteurs IA de Nvidia vers la Chine - sans compter l’accord trouvé avec la Chine sur TikTok, qui devrait permettre à une version américaine de l’application de rester sur le marché national. Pour les partisans d’une ligne dure à l’égard de Pékin, ces décisions s’apparentent à des revirements brutaux par rapport aux engagements pourtant pris dans un passé récent en matière de sécurité nationale. Mais il est important de comprendre que cette évolution s’inscrit dans une logique post-Guerre froide, en vertu de laquelle toute augmentation des exportations américaines était vue comme bénéfique du point de vue du commerce - d’autant plus si cette tendance à la hausse instaurait des dépendances de long terme à l’égard des technologies américaines. 

Qu’est-ce qui explique, alors, ce changement de trajectoire ? Il y a d’abord une dimension éminemment nationale, celle des priorités politiques poursuivies par l’administration. Il y a un an à peine, des éléments de politique intérieure avaient fortement déterminé la manière dont les États-Unis appréhendaient la Chine. L’affaire du ballon espion, par exemple, avait attisé l’opinion publique et poussé les responsables politiques à durcir leur position à l’égard de Pékin. Les préoccupations en matière de droits de l’Homme étaient aussi un axe central de l’administration Biden, mais aujourd’hui, l’humeur politique américaine est davantage celle d’un repli sur elle-même : ce sont d’autres enjeux qui accaparent les Américains, ce qui réduit la pression sur la Maison-Blanche, qui est ainsi moins incitée à adopter une posture offensive sur un sujet aussi complexe que les contrôles à l’exportation.

Des facteurs d’ordre très pratique entrent aussi en jeu. Les ressources et capacités dont dispose l’administration constituent un véritable défi : le nombre d’agents opérant au sein du Bureau of Industry and Security (BIS) a drastiquement diminué par rapport à l’an dernier. Ils ne sont plus que 218 pour traiter environ 30 000 demandes de licences. Ces contraintes ne laissent pas beaucoup de place à ce qui serait un changement majeur de politique. On observe de plus une importante politisation des contrôles à l’exportation. Ce qui relevait traditionnellement de décisions prises par les agents techniques, par l’intermédiaire de procédés fondés sur l’analyse, est désormais traité au niveau politique

Ce qui se dégage est un changement de cap de la part de l’administration Trump en matière de contrôles à l’exportation de semi-conducteurs.

Enfin, ne sous-estimons pas le poids du contexte international et du rôle central des relations sino-américaines, en particulier en termes de communication publique. À l’approche du sommet de l’APEC, les présidents Xi Jinping et Donald Trump s’efforcent clairement de désamorcer les tensions.

Ces efforts revêtent une importance particulière à la lumière de l'escalade de ripostes réciproques de la mi-octobre, qui fait écho aux tensions déjà observées en avril. Cette pression plus large limite aujourd’hui la capacité de Washington à suivre une ligne cohérente sur les contrôles à l’exportation. Préserver une certaine forme de statu quo ou amorcer une dynamique de désescalade exigera des deux parties qu'elles s'accordent, de manière implicite, sur le fait de ne pas introduire de nouvelles mesures avant qu’un accord ne soit trouvé.

Plusieurs éléments pourraient néanmoins pousser les États-Unis à embrasser de nouveau une posture de fermeté : une nouvelle cyberattaque de type Volt Typhoon venue de Chine ; un durcissement des restrictions chinoises à l’exportation, qui perturberait la production américaine ; le développement par la Chine de technologies de rupture à même de bouleverser l’équilibre militaire en sa faveur ; ou encore, au-delà même des contrôles à l’exportation, l’introduction par Pékin de nouvelles restrictions visant les entreprises américaines. Voilà ce qui pourrait inciter Washington à répondre à la Chine de manière plus musclée, et à renouer avec la situation d’il y a un an si un certain niveau d’anxiété était atteint. Mais à court terme, cela ne semble pas véritablement à l’ordre du jour.

Comment pensez-vous que l’administration américaine traitera avec ses alliés la question des transferts de technologies de semi-conducteurs, à la fois dans le cadre de ses négociations commerciales et dans ses relations bilatérales ?

Pendant la majeure partie du XXe siècle, il existait en réalité un consensus international assez fort sur les technologies dont il convenait de contrôler les flux au nom de la paix et de la sécurité internationales. C’est ce consensus qui a donné naissance à des cadres multilatéraux comme l’Arrangement de Wassenaar : un ensemble de principes largement partagés, visant à limiter la prolifération d’outils, d’intrants ou de technologies à potentiel militaire et d’ainsi maîtriser la prolifération des armes. Mais il est clair que ce consensus n’existe plus aujourd’hui. Il a laissé place à une absence de consensus de plus en plus criante sur ce qu’il convient ou non de contrôler. Conséquence de cette divergence croissante, des débats émergent quant à la pertinence des régimes multilatéraux existants pour répondre aux enjeux actuels.

On observe un revirement de la stratégie américaine sur ce front également. Dans son AI Action Plan, par exemple, les États-Unis affichent sans détour leur volonté de tourner le dos aux longs et fastidieux processus de négociations multilatérales. À la place, Washington privilégie désormais les échanges bilatéraux, dans une approche plus transactionnelle qui lui permet d’obtenir, de la part de ses partenaires, davantage de concessions

L’administration Trump donne résolument la priorité à l’élaboration d’accords commerciaux pérennes, où des considérations communes de sécurité économique deviennent le fondement de la coopération.

En parallèle, l’administration Trump donne résolument la priorité à l’élaboration d’accords commerciaux pérennes, où des considérations communes de sécurité économique deviennent le fondement de la coopération. Cette approche transparaît nettement dans les accords États-Unis-Royaume-Uni et États-Unis-Mexique-Canada.

La priorité stratégique s’éloigne peu à peu du socle traditionnel des contrôles à l’exportation pour viser la construction d’un véritable "mur tarifaire" conjoint autour de l’Amérique du Nord, en premier lieu afin de protéger cette région des importations chinoises. Washington est même allé plus loin, en demandant au Mexique et au Canada d’adopter des mécanismes d’examen comparables à ceux du Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) non seulement sur le fondement de préoccupations suscitées par les surcapacités chinoises mais aussi au service de considérations de sécurité nationale - ce au prisme d’une interprétation bien plus large de ce qui constitue un risque pour la sécurité nationale.

Ce que cela signifie concrètement pour les transferts de technologies de semi-conducteurs : il faut s’attendre à une multiplication de règles américaines à portée extraterritoriale avec, souvent, entrée en vigueur immédiate. Il n’est pas rare aujourd’hui qu’un nouveau règlement soit annoncé un jour et entre en application le lendemain. Et dans ce processus, les capacités de mise en œuvre des partenaires étrangers sont loin de constituer un déterminant central.

Quels conseils donneriez-vous à l’Europe sur les grandes questions à traiter en priorité, notamment sur la meilleure façon de gérer sa relation avec les États-Unis dans ce domaine ?

À court terme, une détente économique entre les États-Unis et la Chine semble assez probable. Tout comme en avril, lors du bras de fer commercial pour le moins tendu de la mi-octobre, Pékin et Washington ont pu donner l’impression de tempérer après coup leur rhétorique conflictuelle. Mais la vraie question est de savoir combien de temps toute période de relative stabilité durera. D’où la question existentielle suivante qui se pose pour l’Union européenne : comment éviter de devenir la victime collatérale d’un éventuel effondrement des négociations sino-américaines ? Le premier conseil que j’adresserais à l’Europe serait de prendre davantage conscience de la réalité de son poids dans la chaîne de valeur des semi-conducteurs. 

D’abord, un nombre formidable d’entreprises européennes détiennent un levier majeur sur certains maillons stratégiques de cette chaîne de valeur. Sans elles, ni les États-Unis ni la Chine ne pourraient produire les technologies avancées dont ils ont besoin. Peut-être la Commission européenne n’est-elle pas encore pleinement parvenue à faire valoir toute l’influence que l’Europe exerce au sein de ces chaînes d’approvisionnement. Nous avons besoin d’un débat plus nuancé sur jusqu’où l’UE peut (et doit) aller pour s’affirmer contre acteur central de ces chaînes d’approvisionnement critiques. Il y a un intérêt réel à lancer ce débat.

En parallèle, l’Europe doit aujourd’hui mieux se préparer à la possibilité de représailles chinoises et concevoir une stratégie de réponse claire. Nombre d’entreprises américaines ont été prises de court par les contre-mesures chinoises : pour protéger ses entreprises, l’UE doit en tirer les bonnes leçons et adopter une posture plus ferme et davantage dissuasive. Car au fond, il ne s’agit pas uniquement pour l’Europe de trouver des solutions à ses vulnérabilités d’approvisionnement : l’UE détient des leviers essentiels qu’elle peut valoriser et mettre à son profit pour peser dans les dynamiques mondiales des échanges technologiques.

Sur le plan technique, l’Europe gagnerait aussi à prendre le temps d’une introspection et d’une évaluation approfondie de certains aspects de sa gestion des contrôles à l’exportation : par exemple, interroger la pertinence d’une approche "neutre vis-à-vis des pays" (country-agnostic), s’assurer que ses décisions ciblant la Chine s’appuient sur des données robustes et vérifiées, ou encore étudier l’intérêt qu’il pourrait y avoir à adopter un régime similaire à l’Information and Communications Technology and Services (ICTS) Program américain pour contrôler les importations présentant un risque pour la sécurité nationale, en complément des mécanismes de contrôles à l’exportation.

Un nombre formidable d’entreprises européennes détiennent un levier majeur sur certains maillons stratégiques de cette chaîne de valeur. Sans elles, ni les États-Unis ni la Chine ne pourraient produire les technologies avancées dont ils ont besoin.

Enfin, il y a pour l’Europe un véritable besoin de rééquilibrer sa relation avec les États-Unis dans sa dimension technologique. Aujourd’hui, le marché européen du cloud dépend très majoritairement de trois entreprises américaines. Ce simple fait doit inviter l’Europe à mener un débat sérieux sur sa souveraineté technologique.

Une option raisonnable et salutaire pour l’Europe serait de pousser en faveur de la conclusion d’accords formels avec les entreprises américaines (assortis de doctrines de garantie mutuelle, par exemple) et de définir un éventail clair de mesures de rétorsion potentielles, à même de garantir le respect de ces accords. Plus largement, il convient pour l’Europe de se présenter à la table des négociations munie de demandes claires, précises, et alignées sur ses propres objectifs de souveraineté technologique de long terme. 

Copyright image : CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
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