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19/02/2025

La tentation de la carte chinoise

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La tentation de la carte chinoise
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études internationales, Expert Résident

Dans le contexte mouvant de la grande redistribution des cartes géopolitiques, quels sont les intérêts de la Chine ? L'Europe, délaissée sinon prise pour cible par les États-Unis, peut-elle tenter de se concilier Pékin ? Dans cette analyse, Mathieu Duchâtel déconstruit certaines illusions en matière de convergences Europe-Chine et rappelle que si des aménagements sont possibles à la marge, le renforcement stratégique de l'Europe doit avant tout reposer sur un agenda intérieur axé sur la réindustrialisation, l'innovation et l'effort de défense.

L'immense scepticisme entourant l'avenir de l'alliance transatlantique, ravivé à travers l'Europe par les initiatives successives de l'administration Trump- allant des velléités d’annexion du Groenland au discours de J.D. Vance en Allemagne, en passant par la proposition de prise de contrôle des ressources ukrainiennes par les États-Unis, sous protection militaire européenne - soulève inévitablement la question de la carte chinoise. L’Europe peut-elle s’émanciper de son alignement, certes relatif et reflétant ses intérêts spécifiques, mais dans l’ensemble bien réel, avec Washington en matière de politique chinoise ? Brandir cette menace pourrait-il infléchir la posture européenne de l’administration Trump ?

La tentation est déjà présente. Dès le Forum de Davos en janvier, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a nuancé son discours sur la Chine, affirmant que l’Europe devait "s’efforcer de rechercher des bénéfices mutuels" dans son dialogue avec Pékin. Une inflexion notable par rapport à sa posture précédente, largement axée sur un agenda de protection de l’Europe face à l’exportation des surcapacités industrielles chinoises, l’accès de l’armée chinoise aux technologies européennes et le soutien indéfectible de Pékin à l’effort de guerre russe en Ukraine. 

À la Conférence de sécurité de Munich, l’agenda de Wang Yi, ministre des Affaires étrangères et membre du Bureau politique du Parti communiste chinois, marqué par une série de rencontres avec les dirigeants européens, a clairement illustré la volonté de Pékin de nourrir cette tentation. En adoptant une posture contrastant dans la forme avec la brutalité des déclarations américaines, la Chine cherche à se poser en partenaire accueillant et conciliant.

Il est logique pour les Européens d’explorer toutes les options de diversification en politique étrangère, d’autant que les signaux en provenance de Washington laissent entrevoir une relation transatlantique où les gains pourraient devenir inaccessibles dans les années à venir, tandis que les pertes semblent, elles, bien plus plausibles.

Pourtant, le principal écueil de la tentation chinoise réside dans l’illusion des gains potentiels : consacrer du temps et des efforts précieux à courtiser Pékin ne semble offrir, à ce stade, aucune réelle perspective d’avantages concrets pour l’Europe.

La contribution inestimable de l’industrie chinoise à l’effort de guerre russe, notamment en matière d’électronique de défense ? Elle pourrait certes cesser dans l’hypothèse d’un gel du conflit en Ukraine assorti d’une levée des sanctions occidentales contre Moscou. Mais jusqu’à présent, aucun effort de persuasion européen n’a porté ses fruits. La visite de Xi Jinping à Paris en mai dernier en est une illustration frappante : malgré toute la symbolique déployée par la France et la priorité donnée au dossier Chine-Russie, il ne s’est strictement rien passé. Quant à la désignation de 37 entités chinoises pour leur soutien au complexe militaro-industriel russe sur la liste des sanctions européennes pendant l’année 2024, son impact est si négligeable que la Chine a choisi de l’ignorer. 

La réciprocité et le rééquilibrage des échanges commerciaux ? Tant que la Chine conserve un accès garanti au marché unique pour ses 515 milliards d’euros d'exportations, elle n'a aucune raison de faire des concessions sur ce qu'elle obtient déjà sans contrepartie et qui reste, pour l'heure, à peine menacé.

Les diplomates chinois aiment souligner que la Chine opérerait aisément dans une relation plus transactionnelle, libérée des désaccords de principe, et que des avancées substantielles pourraient être conclues si les Européens parvenaient à s'entendre sur une liste de priorités concrètes. Mais si ni le soutien chinois à la Russie, ni un rééquilibrage majeur de la relation économique Europe-Chine ne sont sur la table, quels bénéfices stratégiques l'Europe pourrait-elle alors espérer d’une "réinitialisation" de sa relation avec la Chine ? La Chine ne résoudra pas le problème européen des capacités industrielles insuffisantes en matière de production d’artillerie et de munitions, un obstacle majeur à l'efficacité du soutien apporté à l'Ukraine. Elle ne contribuera pas davantage à une réduction massive du coût de l’énergie en Europe - l'idée d’implanter des centrales nucléaires chinoises sur le continent étant difficilement conciliable avec les impératifs de sécurité des infrastructures critiques, désormais au cœur de l’agenda européen.

Il semble néanmoins qu’il soit difficile d’aller au-delà de ce qui est déjà à la portée des Européens sans rapprochement politique, à savoir des objectifs limités reposant principalement sur des intérêts économiques communs.

La diplomatie envers la Chine peut certainement, de façon périphérique, permettre quelques ouvertures en matière d’accès au marché pour les entreprises européennes. La liste des contrats commerciaux signés en marge de la visite de Xi Jinping en France en mai 2024 est un excellent indicateur de ce qui est réaliste malgré les divergences irréconciliables sur la sécurité internationale et malgré la compétition technologique et les désaccords commerciaux. Il semble néanmoins qu’il soit difficile d’aller au-delà de ce qui est déjà à la portée des Européens sans rapprochement politique, à savoir des objectifs limités reposant principalement sur des intérêts économiques communs, portés par des acteurs privés et des logiques de marché. 

Sur le plan politico-stratégique, l'intérêt de la Chine pour l'Europe se définit principalement par ce qu'elle cherche à éviter. La priorité première consiste à empêcher la formation d'une véritable cohésion transatlantique autour d'un agenda visant à contenir l'ascension technologique chinoise. Et du point de vue de Pékin, le principal risque réside dans l'émergence d'une politique européenne cherchant à exclure certains produits chinois du marché européen, que ce soit par l'escalade des mesures de défense commerciale ou en réponse au soutien chinois à l’effort de guerre russe. La remarque de l’ancien Premier ministre Wen Jiabao, affirmant que seul le commerce est stratégique dans la relation sino-européenne, n’a jamais été aussi pertinente qu’aujourd’hui.

Ces dernières années, ces deux priorités ont été de plus en plus menacées. Pourtant, pour la Chine, le danger n'a jamais atteint le seuil critique qui aurait justifié une réévaluation de sa stratégie envers l'Europe. Elle s'est contentée de brandir le spectre d’une escalade sous la forme d’une guerre commerciale, pariant qu’il suffirait à neutraliser les mesures les plus dures - un pari jusqu’à présent gagnant. 

Dans ce contexte, une manœuvre européenne purement symbolique, dont les seuls résultats tangibles seraient de l'ordre de la communication politique, peut certes être envisagée. Mais il est clair qu’elle ne changerait rien ni aux fondamentaux de la coordination stratégique sino-russe, ni aux déséquilibres structurels de la relation économique, que la Chine cherche avant tout à préserver. C'est la principale raison pour laquelle un rapprochement sino-européen dont l'objectif serait, pour l'Europe, de créer des espaces au sein de l’alliance transatlantique est destiné à l'échec. Une simple opération de communication n’a aucune chance d’influer sur l’administration Trump, qui perçoit déjà la politique étrangère européenne comme une série de postures verbales, sans action véritable. 

Un rapprochement sino-européen dont l'objectif serait, pour l'Europe, de créer des espaces au sein de l'alliance transatlantique est destiné à l'échec.

Le renforcement stratégique de l'Europe doit avant tout reposer sur un agenda intérieur axé sur la réindustrialisation, l'innovation et l’effort de défense. Une diplomatie économique de diversification est essentielle pour soutenir ces investissements indispensables et urgents. Parce que les transformations en cours de l'environnement international incitent tous les États à repenser leurs options, il n’est pas inutile d’évaluer une nouvelle fois le degré d'inflexibilité de la Chine. Mais il est fort probable qu’il demeure inchangé au niveau très élevé qui est déjà le sien, tant le statu quo sino-européen lui est avantageux.

 

Copyright Image : LUDOVIC MARIN / POOL / AFP

Xi Jinping à Pékin le 6 avril 2023. 

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