AccueilExpressions par MontaigneTrois questions à Carlo Reita : le soutien aux semi-conducteurs, à l’italienneLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Asie27/11/2025ImprimerPARTAGERTrois questions à Carlo Reita : le soutien aux semi-conducteurs, à l’italienneAuteur Institut Montaigne Dans ce nouvel entretien, nous nous tournons vers l'Italie, qui a récemment engagé une réflexion stratégique sur l'importance de son industrie des semi-conducteurs. Quels leviers le gouvernement a-t-il activés pour soutenir ce secteur clé ? Comment l'Italie envisage-t-elle sa place et ses opportunités dans cette chaîne de valeur mondiale ? Carlo Reita, directeur de la Fondazione Chips-IT ("Centro Italiano per il Design dei Circuiti Integrati a Semiconduttore"), répond à nos questions et formule ses recommandations.Comment évaluez-vous l’approche italienne en matière de semi-conducteurs dans un contexte géopolitique de tensions ?La crise observée dans les semi-conducteurs entre 2020 et 2023 a été l’occasion d’une réévaluation en profondeur de la politique menée par l’Italie dans ce secteur. C’est en effet lors de cet épisode de pénuries que l’importance de cette industrie pour le reste de l'économie italienne a été pleinement saisie - et admise. Cette crise a souligné la nécessité d'appréhender les semi-conducteurs non comme de simples marchandises, mais comme des biens stratégiques dont les économies peuvent se retrouver privées d'accès.Le gouvernement Draghi a lancé une analyse poussée de la situation, d'abord à travers un diagnostic minutieux des chaînes de valeur italiennes de l'électronique. Cet exercice introspectif a mené l’Italie à une prise de conscience fondamentale : en réalité, l’Italie était bien mieux intégrée que beaucoup ne voulaient bien le penser aux chaînes d’approvisionnement mondiales, sous l'effet de la présence combinée des entreprises italiennes du secteur et des acteurs européens et internationaux opérant sur le sol italien. De même, le portrait général de la microélectronique italienne est apparu comme bien plus complexe qu'escompté : tout le monde a alors nettement compris que l'écosystème italien des semi-conducteurs ne pouvait se résumer à la seule présence de STMicroelectronics et qu’il englobait au contraire un nombre important d'entreprises.Le tournant qu'a constitué cette prise de conscience a abouti à un choix stratégique clair : investir dans des segments ciblés de la chaîne de valeur. L’un des piliers de cette stratégie a consisté à renforcer la base productive italienne par de nouveaux investissements industriels, concrétisés notamment par les grands projets d’électronique de puissance à Catane et à Agrate. Autre fait important : désireuse de tirer parti du mouvement général observé en parallèle dans le monde en faveur de la diversification (rappelons qu’à cette époque, Intel envisageait d’implanter un site de production en Europe), l’Italie a mis à profit certains aspects de sa législation d’urgence, adoptée à l’origine après l’effondrement du pont de Gênes, afin de couvrir certains projets considérés comme hautement stratégiques - à l’image des projets de l’industrie des semi-conducteurs. Cette décision juridique a instauré un cadre qui permet d’accélérer le processus d’autorisation de nouvelles infrastructures. Cette procédure accélérée a rapidement bénéficié à AIXTRON, qui a ouvert un site de production dans le Piémont. C’est aussi ce dispositif qui est au fondement de l’investissement annoncé par la société singapourienne Silicon Box à Novare, investissement qui a obtenu le feu vert de la DG COMP et dont on discute aujourd’hui les derniers détails du soutien public qui accompagnera le projet. Le gouvernement Meloni a, depuis, maintenu cette grande orientation stratégique, en mettant l’accent sur les incitations aux investissements étrangers tout en cherchant à renforcer la position des acteurs nationaux.Le gouvernement Meloni a, depuis, maintenu cette grande orientation stratégique, en mettant l’accent sur les incitations aux investissements étrangers tout en cherchant à renforcer la position des acteurs nationaux. Tout ceci représente un virage important pour la politique italienne ; l’effort des engagements financiers que l’Italie consacre désormais aux initiatives du domaine des semi-conducteurs est comparable aux efforts entrepris par l’Allemagne. Plus récemment, le ministère italien de l’Industrie a réaffirmé sa volonté d’agir plus fortement au niveau européen, laissant ainsi entrevoir la certitude d’un maintien des engagements gouvernementaux, que ce soit en matière de financement ou de soutien stratégique.Comment l’enjeu des vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement est-il appréhendé en Italie ? Quelles mesures spécifiques sont mises en place pour renforcer la résilience du secteur ?L’Italie reconnaît désormais clairement l’existence de vulnérabilités d’approvisionnement, en particulier dans les grands secteurs industriels du pays : automobile, aérospatial, équipements industriels, ou encore automatisation. Le fait que tous ces secteurs dépendent très fortement d’un approvisionnement fiable en semi-conducteurs est devenu une préoccupation majeure. Pour y répondre, l’Italie a adopté des dispositifs de soutien, y compris à travers un alignement national sur les efforts conduits à l’échelle européenne. Les projets d’Agrate et de Catane illustrent aussi ces efforts, en particulier pour les semi-conducteurs destinés à l’industrie automobile. Certaines entreprises italiennes intégratrices de systèmes, qui sont pour la plupart utilisatrices de semi-conducteurs, ont commencé à passer en revue leurs chaînes d'approvisionnement. C'est par exemple le cas de grands groupes comme Leonardo, qui envisage sérieusement de réactiver des capacités internes de production pour se doter en semi-conducteurs spécialisés, dont en semi-conducteurs composés. Dans l’ensemble, on observe donc dans l'industrie italienne une prise de conscience croissante du fait que le monde a changé. Mais cela ne se traduit encore que timidement par des actes ou des décisions fortes ; les avancées en faveur d’une plus grande résilience restent lentes. L'écueil capital que je constate est une réticence tenace à prendre des risques, ce qui retarde la prise de décisions. Mais il convient bien d’admettre qu’une dynamique positive s'installe aujourd'hui. L’Italie dispose d'atouts uniques, en particulier du côté de ses "grandes entreprises de taille moyenne" tournées vers l’export et de ses entreprises familiales très actives à l'international.Au-delà des solutions nationales, l’attention se porte à nouveau sur les efforts de sécurisation de l’accès à des fonderies et technologies avancées hors d’Italie. Le pays suit aujourd'hui de près l'initiative autour de GlobalFoundries à Dresde, en Allemagne. L’Italie voit dans ces efforts une partie de la réponse à apporter plus largement aux instabilités d’approvisionnement récemment observées : il ne s’agit pas de viser une autonomie nationale complète, mais davantage de chercher à réunir les conditions d’une position plus forte pour l’Europe dans ses capacités de fonderie. Il s’avère par ailleurs que les industries sont particulièrement soucieuses de s’assurer un accès fiable à des technologies de spécialité et à, certes, des nœuds parfois avancés, mais aussi à des nœuds matures, et pas systématiquement aux technologies de semi-conducteurs les plus à la pointe. À ce titre, l’Italie perçoit les co-entreprises telles qu’ESMC ou GlobalFoundries comme les ingrédients cruciaux d’une réponse plus globale à nos impératifs de résilience.L'écueil capital que je constate est une réticence tenace à prendre des risques, ce qui retarde la prise de décisions. Mais il convient bien d’admettre qu’une dynamique positive s'installe aujourd'hui. L’Italie dispose d'atouts uniques, en particulier du côté de ses "grandes entreprises de taille moyenne" tournées vers l’export et de ses entreprises familiales très actives à l'international.Enfin, l’Italie abrite également plusieurs centres de R&D qui revêtent une importance stratégique non seulement pour les entreprises italiennes, mais aussi pour les entreprises européennes et internationales à qui cette R&D peut s’adresser. À Pavie, un de ces centres rassemble dix entreprises : deux sont italiennes, deux autres, européennes et six, extra-européennes. Le maintien de ces pôles de recherche est perçu comme une forme "d’assurance", qui garantit un ancrage durable et des canaux de coopération ouverts, éléments cruciaux pour la sécurisation des approvisionnements de l’ensemble de l‘industrie. Plus globalement, tout le monde admet désormais bien volontiers que l’Italie ne peut pas tout faire seule mais qu’elle doit en revanche jouer un rôle fort dans des segments ciblés de l’industrie mondiale des semi-conducteurs.Quelles initiatives sont actuellement menées pour renforcer la compétitivité de l’écosystème italien des semi-conducteurs, tant en termes de capacités industrielles que d’innovation ?J’insisterais d’abord sur un aspect dont on sous-estime souvent l’importance : le facteur temps. En effet, le temps dont on a besoin en Europe pour espérer suivre l’ensemble des procédures administratives et être en conformité avec l’ensemble des règles existantes est excessivement long. Pour le dire autrement, le problème de l’Europe va au-delà des financements ou de sa capacité à innover : le facteur temps et la lenteur d’exécution des projets sont résolument contre-productifs et desservent notre compétitivité. Arriver trop tard avec une technologie, même lorsque la demande existe, signifie parfois échouer. L’Europe gagnerait à drastiquement changer d’échelle temporelle.Sur le plan de l’innovation, le lancement de la ligne pilote européenne sur les matériaux à large bande (wide bandgap, WBG) à Catane est une initiative véritablement bienvenue et constitue un projet signature pour l’Italie. Le projet vise notamment le développement de matériaux pour dispositifs de puissance destinés à l’automobile et à l’industrie.Enfin, c’est à travers la Fondazione Chips-IT que les aspects d’innovation sont aujourd’hui traités en Italie. La création de cette fondation en janvier 2024 a marqué un tournant en cela qu’elle a pris acte du fait que les acteurs existants - universités ou instituts de recherche fondamentale - n’étaient pas les mieux placés pour piloter l’innovation dans le domaine de la microélectronique. Chips-IT constitue désormais l’organisme italien de recherche et technologie (RTO) de référence dans ce domaine. Chips-IT évite intentionnellement de dupliquer les acteurs européens existants comme le CEA-Leti ou Fraunhofer : les autorités italiennes ont jugé qu’il aurait été trop coûteux de créer une réplique italienne de ces instituts, et estimé qu’il était trop tard pour le faire. À la place, Fondazione Chips-IT déploie ses efforts sur les investissements à forte valeur ajoutée, avec une priorité donnée à la conception (design).Les priorités de Chips-IT portent sur le développement de nouvelles architectures, la conception de nouveaux circuits pour le calcul, l’accélération de l’IA, et l’électronique analogique pour l’interface avec le monde physique. Des synergies fortes sont créées avec les recherches menées en robotique par l’Istituto Italiano di Tecnologia (IIT), afin de faire directement écho aux atouts industriels du pays. L’idée directrice est claire : innover là où la valeur ajoutée est la plus forte pour l’écosystème italien - dans l’IA, en matière d’edge computing, d’efficacité énergétique et d’intégration - non pas pour imiter Nvidia ou Intel, mais pour que l’innovation bénéficie aux secteurs industriels qui comptent le plus pour l’Italie.Chips-IT a pour ce faire recruté des ingénieurs et des scientifiques qui travaillent déjà à des programmes de recherche, et prévoit d’étendre ses activités. Nous sommes en train d’examiner la possibilité d’investir dans le développement d’une infrastructure de test informatique qui pourrait être à l’avant-garde de la recherche européenne dans le domaine. La Fondation reçoit 25 millions d’euros par an du ministère italien de l’Industrie et tire des ressources supplémentaires de projets nationaux et européens. Le facteur temps et la lenteur d’exécution des projets sont résolument contre-productifs et desservent notre compétitivité. Arriver trop tard avec une technologie, même lorsque la demande existe, signifie parfois échouer. L’Europe gagnerait à drastiquement changer d’échelle temporelle.Cela m’amène à un point essentiel sur lequel j’aimerais conclure : le financement public sera toujours indispensable à l’innovation. Dans la plupart des projets d’importance, lorsque la part de ce soutien tombe sous la barre des 50 %, la planification de long terme et la recherche commencent à en pâtir. L’innovation exige du temps, et de la stabilité.Copyright image : Giuseppe CACACE / AFP Un Leonardo (anciennement AgustaWestland) AW609 italien sur le tarmac du salon aéronautique 2021 de Dubaï. ImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneMars 2025Chips Diplomacy Support InitiativeLa Chips Diplomacy Support Initiative (CHIPDIPLO) est un projet de 18 mois piloté par l’Institut Montaigne et co-financé par la Commission européenne. Il vise à renforcer la stratégie européenne en matière de semi-conducteurs face aux tensions géopolitiques. Ses objectifs : anticiper les risques industriels, coordonner les politiques des États membres et développer des partenariats internationaux. Le consortium associe experts, industriels et chercheurs pour analyser les défis et fournir des recommandations à l’UE. CHIPDIPLO soutient l’EU Chips Act et promeut l’attractivité de l’Europe en matière d’innovation et d’investissements.Consultez l'Opération spéciale 27/10/2025 Trois questions à Emily Benson : où va la politique américaine en matière d... Institut Montaigne 27/10/2025 Trois questions à Emily Benson : où va la politique américaine en matière d... Institut Montaigne 29/07/2025 Trois questions à Jeremy Chang : le modèle taiwanais de la "danse avec les ... Institut Montaigne 25/06/2025 Trois questions à June Park : Corée du Sud, États-Unis et Golfe - les semi-... 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