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25/10/2023

Tirage gagnant ? Histoire et enjeux du tirage au sort dans les démocraties

Tirage gagnant ? Histoire et enjeux du tirage au sort dans les démocraties
 Yves Sintomer
Auteur
Professeur de science politique rattaché à l’Université Paris 8 et chercheur au Centre de Recherches et d’Études Sociologiques et Politiques de Paris (CRESPPA)

Jouer la politique à pile ou face ? Faire reposer les arbitrages citoyens sur un coup de dé ? Loin de là ! En revenant sur l’histoire du tirage au sort, depuis l’Antiquité grecque jusqu’au récent regain d’intérêt pour les Conventions citoyennes en passant par la Révolution française, le politologue Yves Sintomer analyse les atouts et les spécificités de cet outil démocratique riche de potentialités. Dans quelle mesure le tirage au sort sera-t-il à même de contrebalancer les limites de notre système représentatif et d’asseoir notre démocratie sur un débat de meilleure qualité ?

À quelles traditions démocratiques se rattache le tirage au sort et comment expliquer le regain d’affection dont il fait l’objet aujourd’hui ? Comment expliquer que nous y ayons eu recours dans le domaine judiciaire alors qu’il a été plutôt peu exploité dans le domaine politique ?

Le recours au tirage au sort remonte à l’Antiquité et à l’exercice politique de la démocratie athénienne. Il serait néanmoins trompeur de parler d’une tradition ancienne du tirage au sort : ce serait ignorer les ruptures considérables qui ont marqué cette pratique depuis le Moyen-âge.
 
Le tirage au sort se rattache aujourd’hui à l’imaginaire de l’idéal démocratique radical d’Athènes, où tous les citoyens mâles étaient, grâce au tirage au sort bien plus que grâce aux élections, tour à tour gouvernants et gouvernés. Or, entre Athènes et nous, il y a un monde. Aujourd’hui, toute la population est concernée par la citoyenneté, sauf les étrangers résidant sur le sol national : le cercle politique est donc infiniment plus grand. Il ne s’agit plus de tirer au sort tout le monde mais de constituer des échantillons représentatifs, soit des "mini publics", afin qu’un groupe restreint délibère. Le cercle des sélectionnés potentiels se trouve donc élargi par rapport à l’Antiquité mais celui des sélectionnés effectifs est réduit.

Le cercle des sélectionnés potentiels se trouve donc élargi par rapport à l’Antiquité mais celui des sélectionnés effectifs est réduit.

Notre système actuel a conservé une pratique de tirage au sort dans le domaine judiciaire, également héritée de l’Antiquité grecque. Du Moyen-Âge au XVIIIè siècle, le tirage au sort judiciaire s’est déployé surtout dans le monde anglo-saxon protestant, puisque l’Église catholique, depuis la réforme grégorienne, avait mis fin à cette pratique qui allait à l’encontre du mouvement de consolidation de l’autorité du pape. 

C’est la Révolution Française qui, dans sa volonté de redonner la justice au peuple, l’a remis au goût du jour en Europe continentale et l’a inscrit dans ses institutions : les procédures judiciaires incluant les jurés populaires sont définitivement adoptées en septembre et octobre 1791.
 
Dans notre époque contemporaine, les jurys d’assise ont perpétué la tradition. Notons toutefois qu’elle est remise en cause par la réforme de la justice portée par le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti et qui a été adoptée par l’Assemblée nationale le 18 juillet 2023 : avec la généralisation à l’ensemble du territoire des cours criminelles départementales, les crimes passibles de moins de vingt ans de prison seront jugés non plus par des jurés populaires mais par cinq magistrats professionnels. La Cour de cassation a d’ailleurs transmis au Conseil constitutionnel quatre questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) dont deux sont relatives à la disparition du jury d’assises dans les audiences criminelles de droit commun.
 
Comment comprendre cette divergence de trajectoire, entre le judiciaire et le politique ? Au moment de la Révolution française, on a considéré que la sphère judiciaire, qui se prononçait sur la culpabilité des personnes, avait affaire à des cas particuliers où le jugement était nécessairement subjectif et ne dépendait pas de l’affiliation à telle ou telle option idéologique : dès lors, tous les citoyens étaient interchangeables - du moins parmi ceux qui étaient jugés suffisamment responsables, c’est-dire faisant partie des classes moyennes et supérieures. Or, il n’en allait pas de même dans la sphère politique, où il s’agissait d’élaborer des règlements et des lois valables pour tous, qui tiennent compte de l’intérêt général et politique dans le champ divisé des oppositions, des factions... En l’absence d’échantillon représentatif, que les hommes du XVIIIè étaient incapables de constituer compte-tenu de limites épistémiques et techniques auxquelles ils faisaient face, il semblait arbitraire de tirer au sort les représentants politiques. Le contexte rationaliste des Lumières, qui oppose la Raison, la Volonté générale, le Contrat social, c’est-à-dire tout ce qui met la volition des citoyens au centre, à l’arbitraire et à l’irrationnel, répugne ainsi au tirage au sort, qui, en semblant laisser la décision au simple hasard, est incompatible avec le préjugé rationaliste de l’époque.
 
En 30 ans, on assiste donc à un renversement des connotations : comme le montre le chercheur Maxime Mellina, alors que l’on parlait de "sort aveugle" de façon positive (considérant que le sort était aveugle aux factions), l’expression devient négative à la Révolution Française.

De quels précédents historiques dispose-t-on à l’échelle nationale ou européenne ?

Lier le tirage au sort à des instances de décision (et pas seulement y voir un outil consultatif ou le moyen de disposer d’un moyen de sonder un panel de citoyen) s’est fait progressivement. D’abord, dans les années 1970, le tirage au sort a fait l’objet de nombreuses expériences, dans les domaines administratifs ou politiques, mais elles ont peu essaimé car elles étaient étroitement contrôlées par leurs inventeurs, des universitaires la plupart du temps. James Fishkin, professeur de Stanford, a ainsi breveté la méthode de sondages délibératifs qu’il avait mise au point. Dans les années 1980, on développe aussi les conférences de citoyens, nées au Danemark et qui portent sur des questions scientifiques et techniques. Cela restait néanmoins technocratique et localisé. 

La pratique se diffuse quand certains pays l’adoptent à une échelle plus large et qu’on donne aux assemblées citoyennes la compétence pour prendre des décisions ou au moins pour soumettre des projets à référendum à l’ensemble du peuple. En 2003, la Colombie britannique (province canadienne), considérant qu’elle serait plus efficace et moins partiale que la majorité politique du moment, mais aussi plus créative et inventive que les experts rodés à ces sujets, confie ainsi à une assemblée citoyenne tirée au sort le soin de réviser sa loi électorale. En Irlande, de nombreuses assemblées citoyennes ont été organisées, et, en 2016, deux d’entre élaborant une modification constitutionnelle validée ensuite par référendum et légalisant le mariage pour tous et l’avortement.

Un troisième exemple, français, serait la Convention citoyenne pour le climat lancées en octobre 2019 et hébergée par le Conseil économique, social et environnemental, et celles organisées dans la foulée, à l’échelle locale, nationale, universitaire, transnationale etc. Ces conventions citoyennes ont une affinité particulière avec la question du climat, peut-être parce que ni les générations futures ni les "non humains" ne votent et que le recours à ce type d’instance permet de quitter le court terme du jeu politique électoral en adoptant une autre amplitude de vue.

La pratique se diffuse quand [on] donne aux assemblées citoyennes la compétence pour prendre des décisions ou pour soumettre des projets à référendum.

Le recours au tirage au sort et aux assemblées citoyennes démontre ainsi sa capacité à aboutir à des idées qui changent la vie et ont un rôle décisif.

Quel type de légitimité spécifique procure le tirage au sort par rapport à d’autres pratiques démocratiques ? Comment cette légitimité peut-elle s’articuler à notre système représentatif ?

La première légitimité que permet de conférer le tirage au sort, c’est l’impartialité. Si les personnes impliquées dans les discussions ont bien leurs opinions personnelles, ces opinions ne sont pas liées à des ambitions de carrières ou à des intérêts partisans.

Cette impartialité est aussi renforcée par la forme que prennent les débats au sein d'une assemblée tirée au sort. Aujourd’hui, une assemblée élective est avant tout un théâtre où les députés font valoir leur point de vue politique. Il s’agit avant tout d'une tribune depuis laquelle adresser des messages plutôt qu’un espace où l’on chercherait à se convaincre mutuellement. Dans les assemblées tirées au sort, au contraire, la pression pour que la discussion soit toujours placée sous le sceau de l'intérêt général est très forte. Les participants doivent en permanence démontrer que leur point de vue et leurs propositions relèvent du bien public, sous peine d’être marginalisés. 

Le tirage au sort donne à tous les citoyens une chance de participation égale, indépendamment de leur milieu d’origine.

Le deuxième foyer de légitimité renvoie à l’idée d’égalité démocratique. Nos représentants politiques actuels sont issus de groupes sociaux qui ne représentent pas la société dans son ensemble. À l’inverse, le tirage au sort donne à tous les citoyens une chance de participation égale, indépendamment de leur milieu d’origine. Le recours à des quotas, sur le modèle des sondages (par âge, genre, origine géographique, catégorie socioprofessionnelle, etc.) permet, d'un point de vue statistique, que l'assemblée ou le jury citoyen qui en résulte ressemble davantage à la population dans son ensemble. En somme, le tirage au sort permet une autre forme de représentation : au sens sociologique cette fois-ci. 

Enfin, la dernière grande force de légitimité du tirage au sort est celle qu’Hélène Landemore désigne par le concept de "démocratie épistémique". C’est l'idée selon laquelle une diversité de points de vue permet d’augmenter la qualité des décisions prises in fine. Cette idée est elle-même héritée de John Dewey. Pour lui, une classe d’experts isolés ne pourrait acquérir une vision suffisamment large des problématiques que rencontre le corps social. Une telle assemblée ne pouvait donc être considérée comme politique au sens noble du terme. C’est la raison pour laquelle le fait d'agréger un ensemble de points de vue et d’expériences sociales très différenciées n’a pas seulement un bien-fondé démocratique mais aussi épistémologique : c’est se donner les moyens de concevoir de meilleures décisions publiques. 

Quels sont les garde-fous qu’il faudrait mettre en place si on recourt de façon plus massive à ce type de procédure ? Quelles sont ses dérives potentielles ?

La parole des experts a une grande importance pour le bon déroulement des discussions et de la dynamique des assemblées tirées au sort. Cette influence intervient en amont des échanges. Selon quelles modalités le tirage au sort doit-il s’effectuer ? Selon quels types de quotas ? Cette influence joue également tout au long du processus délibératif, à mesure que les experts accompagnent les citoyens. Le rôle des experts est donc tout autant technique que politique. 

La conférence sur le futur de l'Europe, en 2021, est un exemple intéressant de ce point de vue. Elle était composée de députés européens et nationaux, de citoyens tirés au sort, là encore, à l’échelle nationale comme au niveau de l’UE, ainsi que de représentants de la société civile européenne. La sélection du panel de citoyens impliquait toute une série de quotas (origine géographique, classe sociale, âge) mais aucun d’entre eux ne tenait compte de l’attitude des citoyens à l’égard de l’Union européenne. Cela a donc conduit à une surreprésentation des europhiles par rapport à la proportion d'euro-sceptiques, lesquels sont naturellement moins susceptibles de s’engager dans ce type d’initiative. Un tel biais fausse les discussions. C’est la raison pour laquelle les choix techniques et pratiques qui président à la constitution d’assemblées par tirage au sort doivent être discutés publiquement, exposés de façon transparente et éventuellement contestés. 

Le choix des experts qui seront auditionnés par les citoyens est également crucial. Car c’est précisément eux qui, au travers de leurs discours et de leurs analyses, vont orienter les débats. Le panel d'experts doit être pluraliste et contradictoire, afin de ne pas pré-former de façon tendancieuse la forme des débats et les décisions qui en résulteraient. Dans le cas de Conférence sur le futur de l’Europe, la grande majorité des experts auditionnés étaient eux-même europhiles, ce qui n’est pas non plus neutre pour la tenue des débats. 

Le panel d'experts doit être pluraliste et contradictoire, afin de ne pas pré-former de façon tendancieuse la forme des débats.

Troisièmement, il est nécessaire de rétribuer matériellement et symboliquement les citoyens qui participent à ces exercices politiques. Tout d’abord parce que leur travail est d'intérêt public et doit être reconnu à juste titre. Mais c’est aussi nécessaire pour s'assurer que tous participent, et non seulement les personnes convaincues. 

Dernière chose. Ces concertations doivent déboucher sur quelque chose. Sinon le risque de déception est très important, ce d’autant plus que l’investissement des citoyens pèse fortement sur leur vie professionnelle et personnelle.

Dans quelle mesure les dynamiques propres au référendum et au tirage au sort sont-elles complémentaires ?

Les cadres dans lesquels ces procédures se déroulent sont bien différents. D’un côté, une discussion presque idéale, en cercle fermé, largement préservée des postures partisanes. De l’autre, un débat qui s’adresse à tous, avec des campagnes d’opinion, des associations, des partis. Mais ces deux logiques peuvent se renforcer l’une l’autre, selon les bénéfices qui sont propres à chacune. Par exemple, si les référendums ont l’avantage de mobiliser, a priori, l’ensemble des citoyens, les débats qui se tiennent dans le cadre d’assemblées constituées par tirage au sort sont quasi imperméables aux fake news, ce qui permet d'accroître la qualité des débats. 

Pensez au Brexit. La bascule de l’opinion en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne s’est produite à cause de l'accréditation d’une fake news selon laquelle le financement du système de santé britannique serait favorisé par le rapatriement de capitaux indûment accaparés par l’UE. Une assemblée citoyenne n’aurait pu se laisser prendre à de telles falsifications, grâce à la qualité des discussions inhérente à son mode d’organisation. De la même façon, concernant la réforme des retraites française, une convention citoyenne, en rendant audible tous les points de vues, aurait probablement permis une sortie par le haut de cette impasse politique. 

Il ne faut pas oublier que la mise en œuvre des décisions fait toujours l’objet de luttes et de négociations.

Cela étant, il faut se garder d’un autre écueil qui consisterait à céder à l’appel des sirènes d’une société idéale, pacifiée, sans conflit, où lobbys et partis politiques seraient mis de côté. La société est faite d’organisations et d’intérêts structurés qui s’opposent. On a pu le constater lors de la Convention citoyenne sur le climat : les propositions qui en ont résulté ont été largement détricotées lorsque des lobbys de tout ordre sont entrés dans l'arène.

Certes, il faut introduire des moments politiques plus impartiaux et permettre de hausser la qualité des délibérations, en représentant davantage de points de vue. Mais dans certains cas, comme celui de la Convention citoyenne pour le Climat, les liens qui se sont établis entre les membres et les mouvements écologistes ont été productifs. Et il ne faut pas oublier que la mise en œuvre des décisions fait toujours l’objet de luttes et de négociations. C’est aussi cela, la démocratie. 

 

Propos recueillis par Lola Carbonell et Hortense Miginiac.

Copyright Image : JULIEN DE ROSA / AFP 

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