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16/10/2024

Taïwan : jeux rhétoriques et tensions militaires

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Taïwan : jeux rhétoriques et tensions militaires
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident

Dimanche 13 octobre, l’armée taïwanaise était en état d’alerte, après la détection d’un porte-avions chinois au sud de l’île. Ces approches navales, devenues courantes, s’inscrivent dans un contexte de fortes tensions entre les deux rives du détroit. La présidentielle de janvier dernier, qui a vu la victoire du candidat de la défense d’une identité taiwanaise distincte, Lai Ching-te, n’a pas abouti à un accroissement spectaculaire de la pression militaire chinoise que certains craignaient, mais celle-ci demeure pourtant à un niveau élevé et pourrait s'accroître après les élections de novembre aux États-Unis. Bien que son parti, le DPP, ait perdu la majorité au parlement, et malgré la polarisation de la démocratie taiwanaise, le Président Lai gouverne sur la base d’un consensus intérieur avec l’opposition sur la réalité objective d’une souveraineté taiwanaise. Son discours du 10 octobre, à l’occasion de la célébration de la 113e fête nationale de la République de Chine à Taiwan, a été ainsi bien accueilli par l’opposition, qui y a vu une recherche de consensus intérieur.

Les manœuvres d’intimidation chinoise font pourtant partie d’une "nouvelle normalité" dans le détroit, pour reprendre un terme souvent employé par Xi Jinping, de l’autre côté du détroit. Celles de l’année 2024 sont moins intenses que celles entreprises par la Chine à l’été 2022, dans le sillage de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en représailles à la visite à Taiwan de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis. Mathieu Duchâtel, auteur de la note [Scénarios] La politique taïwanaise de la Chine à l’horizon 2028 répond à nos trois questions pour mieux saisir cette situation.

Que sait-on précisément des manœuvres engagées par la Chine autour de Taiwan ce dimanche ? Dans quel contexte ces opérations s’inscrivent-elles du point de vue des relations entre Taiwan et la Chine ?

Ces opérations s’inscrivent dans un double contexte. Un contexte général, tout d’abord : depuis 2020, la coercition militaire joue un rôle croissant dans la politique de la Chine à l'égard de Taiwan. Les forces de la marine et de l’armée de l’air chinoises sont déployées dans le pourtour de Taiwan, sans toutefois pénétrer son espace aérien ou ses eaux territoriales, avec un objectif à la fois politique - maintenir la pression sur les autorités militaires et politiques taiwanaises - militaire - préparer un conflit éventuel en s’entraînant sur le terrain, et d’ordre psychologique - convaincre les Taiwanais et la communauté internationale de la détermination de la Chine à accepter le coût d’une guerre. Bien sûr, ce dernier point a aussi une dimension de politique intérieure pour la Chine, où la mobilisation patriotique est un ressort de pouvoir.

Depuis 2020, la coercition militaire joue un rôle croissant dans la politique de la Chine à l'égard de Taiwan.

Cette opération s’inscrit aussi dans le contexte spécifique de l’arrivée au pouvoir de Lai Ching-te. Elle constitue la phase B de manœuvres exécutées en mai dernier, à la suite de son investiture, et envoie un signal en réponse au discours qu’il a prononcé à l’occasion du 113e anniversaire de la République de Chine (nom officiel de Taiwan), qui commémore l’avènement de la Première république de 1911, après la chute de l’empire Qing.

Lai Ching-te y a, sans surprise, réaffirmé sa détermination à défendre la souveraineté de Taiwan. Dans un geste de conciliation envers l’opposition, et de recherche d’un consensus intérieur à Taiwan, il a souligné que quelque soit le nom utilisé ("Taiwan, la République de Chine, ou la République de Chine à Taiwan"), l’ensemble de la société était résolu à la défense de la souveraineté. Ce que Pékin aurait pu interpréter comme un pas vers une position plus conciliante, de la part d’un président souvent qualifié d’identitaire, et qui vient d’un mouvement rejetant la légitimité de la République de Chine, a au contraire été lu - à dessein - comme une provocation appelant une réaction ferme, quoique d'envergure réduite. L’approche de Pékin se dessine avec clarté : toute mention de la souveraineté taiwanaise sera désormais qualifiée de provocation déstabilisatrice, voire d’étape d’un projet indépendantiste. L’emphase sur l’histoire de la République de Chine, pourtant une position très modérée, voire douloureuse pour les indépendantistes taiwanais, ne sera pas lue à Pékin comme la recherche de conciliation et de gestion responsable de la sécurité dans le détroit, alors que c’est bien ce dont il s’agit.

Si la présence aérienne dans la zone d’identification de défense aérienne de Taiwan se fait de plus en plus intense et que les attaques cyber se multiplient, Pékin n’a pas mené de tests de missiles balistiques. En outre, les navires chinois se sont tenus éloignés de la zone contiguë taïwanaise (qui s’étend jusqu'à 24 milles de ses lignes de base). Dans l’ensemble, malgré l’effet de surprise recherché, le niveau d'agressivité a été contenu dans une limite relativement basse. En revanche, le recours aux gardes-côtes, c’est-à-dire ni à la marine ni aux forces aériennes, est préoccupant : la Chine les utilise pour faire croire que les opérations dans le détroit de Taiwan relèvent non pas de coercition militaire, mais d’opérations de police légitimes au sein d’un espace souverain chinois. Ce mode opératoire est typique de la Chine de Xi Jinping. Il est constant depuis une décennie ans maintenant en mer de Chine du Sud ou dans les eaux territoriales autour des îles Senkaku, sous souveraineté japonaise.

Dans votre note de janvier 2024, vous estimez que le risque d’un conflit armé était moindre comparé à celui d’actions de rétorsion plus larvées. Qu’en est-il aujourd’hui ? Faut-il lier les manœuvres récentes à la perspective de l’élection de novembre aux États-Unis ?

Les deux scénarios déployés dans la note de janvier se réalisent sous nos yeux cette année : celui d’une recherche de déni progressif de la souveraineté effective exercée par Taipei, et celui de la guerre menée par le droit. Pour le premier, certes le scénario du franchissement des 12 milles nautiques taiwanais ne s’est pas encore réalisé mais l’emploi des gardes-côtes va en ce sens. Au large de la province du Fujian, dans les eaux réservées de Kinmen (où Taipei n’a pas déclaré d’eaux territoriales, mais seulement un périmètre de sécurité pour les activités économiques, car cet espace maritime se situe trop près des côtes chinoises), l’emploi permanent de gardes-côte maintient une tension constante sur les autorités taïwanaises et crée un risque de collision. Le deuxième scénario, celui d’une guerre par le droit, se concrétise également : le ressortissant taiwanais Yang Chih-yuan a ainsi été arrêté pour "séparatisme" et a été condamné en septembre à neuf ans de prison.

La Chine cherche ainsi à éroder le statu quo. Elle a bien sûr toujours nié la réalité de la survie à Taiwan des institutions de la République de Chine, où elles y exercent une souveraineté effective, mais jusqu’à récemment, elle se contentait de mener le combat à l’international. Elle rejette aussi la notion d’une souveraineté populaire taiwanaise, exprimée régulièrement par le vote démocratique. Aujourd’hui, elle semble rechercher le fait accompli en mer. Si les gardes-côte chinois maintenaient l’ordre autour de Kinmen, ne serait-ce pas la démonstration d’une souveraineté chinoise sur cet espace ?

Les deux scénarios déployés dans la note de janvier se réalisent sous nos yeux cette année : celui d’une recherche de déni progressif de la souveraineté effective exercée par Taipei, et celui de la guerre menée par le droit.

La stratégie chinoise post-élection taiwanaise a un deuxième volet. Il consiste à chercher à délégitimer et à décrédibiliser le Président Lai, en qualifiant chacune de ses prises de parole de pro-indépendance, alors que s’il est ferme sur la souveraineté, puisque son mandat démocratique l’y oblige, il est pour l’heure dans l’ensemble prudent.

Cette ligne stratégique, poursuivie avec constance, sera certainement mise à jour après l’élection américaine du 5 novembre. Malgré les tensions, il y a aujourd’hui un modus vivendi sino-américain sur Taiwan. En novembre 2023 à San Francisco, Xi Jinping semble avoir reçu des assurances qui l’ont convaincu que l’administration Biden ne soutenait pas l’indépendance de Taiwan. De même, la Chine a envoyé un signal clair qu’elle n’avait pas l’intention de tenter une hasardeuse unification par la guerre en 2024. Mais ce modus vivendi ne tiendra que jusqu'à l’élection présidentielle. Pékin espère pouvoir co-gérer la question de Taiwan avec la nouvelle administration américaine, c’est-à-dire éroder la détermination taiwanaise à défendre sa souveraineté en dénouant les liens de coopération de défense qui existent entre Washington et Taipei, et qui ne cessent aujourd’hui de s’approfondir. En 2004-2005, l'administration Bush avait réduit son soutien politique au président d’alors, Chen Shui-bian, de tendance indépendantiste. 2004 semble donc être le référentiel positif auquel Xi Jinping souhaiterait revenir, que la victoire aille à Kamala Harris ou à Donald Trump.

Du côté des États-Unis, on observe l’apparence d’un consensus bipartisan sur la nécessité d’un soutien stable à Taiwan. Néanmoins, Pékin espère que Donald Trump sera prêt à un "deal" ou que Kamala Harris, craignant une crise, occupée par la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, n’accepte une position de repli, instillant ainsi le doute dans l’esprit des Taiwanais sur la solidité de la protection américaine.

Bien que Lai Ching-Te défende le maintien du statu quo, l’argumentaire chinois auprès de Taiwan consiste aussi à présenter les États-Unis comme faisant subir une prise de risque inconséquente à Taiwan. Une nouvelle ligne de propagande a émergé en 2022. Elle consiste à convaincre Taiwan que tout comme l’extension de l’OTAN en Europe de l’Est aurait fini par provoquer l’invasion russe de l’Ukraine, la présence militaire américaine accrue dans l’Indo-Pacifique pourrait amener une issue similaire à Taiwan. Une telle propagande ne convainc pas massivement l’opinion publique de l’île mais n’est pas sans effet, et démoraliser Taiwan est justement le but recherché.

Quelles sont les possibilités de réaction de Taiwan et celles-ci ont-elles évolué depuis l’élection en janvier d’un nouveau président appartenant à un parti moins favorable au rapprochement avec la Chine ?

En parallèle de l’argumentaire visant les Taiwanais, Pékin mène une bataille pour l'opinion publique internationale, avec pour objectif de convaincre aussi bien Taiwan que la communauté internationale que le nouveau président est un dangereux indépendantiste prêt à déstabiliser toute la région, et que la résolution 2758 de l’Assemblée Générale des Nations Unies (Rétablissement des droits légitimes de la République populaire de Chine à l'Organisation des Nations Unies) a définitivement réglé la question de la souveraineté de la Chine sur Taiwan sous l’angle du droit international, alors qu’elle ne mentionne même pas ce sujet.

Personne n’imagine que la République Populaire de Chine puisse reconnaître l’existence de la République de Chine. Mais Pékin a néanmoins perdu une occasion d'œuvrer à la réduction des tensions dans le détroit.

Les autorités taïwanaises s’attachent à démentir ces récits. Le discours du 10 octobre allait en ce sens. L’insistance de Lai sur la République de Chine est bien sûr souverainiste, mais aller vers l’idée de deux Chine est quand même un pas vers le centre. Personne n’imagine que la République Populaire de Chine puisse reconnaître l’existence de la République de Chine. Mais Pékin a néanmoins perdu une occasion d'œuvrer à la réduction des tensions dans le détroit. Au contraire, la Chine fait le choix systématique de l’inflexibilité.

Dans ce contexte, la visite en Europe de l’ex-présidente Tsai Ing-wen et le discours prononcé le 14 octobre à Prague, lors du Forum 2000, où elle a affirmé l’attachement de Taiwan à son modèle démocratique, est aussi une manière pour Taiwan de porter à l’attention de la communauté internationale la nécessité de ne pas succomber aux récits chinois sur les sources actuelles des tensions militaires.

Sur le plan militaire, pour la première fois, Taiwan a sorti de manière visible ses missiles anti-navires et anti-défense aérienne, montés sur des camions. Certes, personne n’ignorait que Taiwan en possède et en produit même en masse aujourd’hui, mais jamais auparavant Taipei n’avait fait une démonstration aussi ostensible de ses capacités propres de dissuasion, indiquant par là que, aussi massives que soient, dans le pire des scénarios, des frappes de Pékin, elle sera à même de continuer à menacer sérieusement les opérations navales et aériennes d’un débarquement amphibie ou aéroporté chinois.

Copyright image : Walid BERRAZEG / AFP
Le président Lai Ching-te lors du discours du 10 octobre 2024 à l’occasion de la fête nationale.

Propos recueillis par Hortense Miginiac

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