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20/09/2023

Sénatoriales, faux suspense et vrais enjeux

Sénatoriales, faux suspense et vrais enjeux
 Benjamin Morel
Auteur
Maître de conférences en droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas

Le 24 septembre prochain, 78 000 grands électeurs se rendront aux urnes pour départager les 1 829 candidats aux élections sénatoriales. Renouvelée tous les trois ans par moitié, la chambre haute ne devrait pas être bouleversée dans ses grands équilibres. Le suffrage universel indirect, le suspense très relatif inhérent à son mode de scrutin, comme la position institutionnelle du Sénat font généralement de ses élections une échéance peu suivie et peu commentée. Mais la donne a changé. Depuis 2022 et l’arrivée d’une majorité relative à l’Assemblée, l’équilibre et les rapports de force entre les deux chambres ont évolué, comme nous l’explique le constitutionnaliste et maître de conférences en droit public à l'Université Panthéon-Assas Benjamin Morel. Ultime garant de la voix des territoires, le Sénat va jouer un rôle prépondérant dans le jeu institutionnel des prochaines années. Quels nouveaux équilibres à droite et au centre ? Des sénateurs RN peuvent-ils faire leur entrée ? Éléments de réponse. 

À l'heure où les fans de séries ne craignent rien tant que les "spoileurs" et autres "divulgâcheurs", les élections sénatoriales ont l'effet rassurant d'un bon vieux Columbo. Le meurtrier est révélé au début de l'épisode, en l'occurrence lors des municipales de 2020, donc le suspense n'est guère de mise. Comme il a déjà été rediffusé cent fois, à la fin c'est la droite qui gagne, on le regarde goguenard en anticipant le scénario. 

Pour comprendre les élections sénatoriales, il faut les regarder dans leur dynamique.

Dès lors, faut-il renoncer à s'intéresser aux sénatoriales du 24 septembre prochain ? Certes non. Si le dénouement est prévisible, ce qu’il révèle est loin d'être neutre. Pour comprendre les élections sénatoriales, il faut les regarder dans leur dynamique. La chambre haute a été conçue pour amortir les chocs politiques. Les élections sénatoriales sont riches en signaux faibles, qui doivent notamment nous en apprendre davantage sur l'état des rapports de force et l'opinion des élus locaux. Surtout, la chambre haute est loin d'être impotente. Avec l'absence de majorité absolue à l'Assemblée nationale, elle est devenue un acteur central que le gouvernement ne peut ignorer.

Les incertitudes d’une élection

Commençons par rappeler quelques faits concernant le collège électoral sénatorial.Ce dernier est composé à 95 % d’élus municipaux. Parmi les élus municipaux votant, les communes moyennes sont surreprésentées. Les grandes villes, au contraire, sont très largement sous-représentées. En effet, votent aux élections sénatoriales les membres des conseils municipaux proportionnellement à leur population. Lorsque le nombre de membres est épuisé, le Conseil constitutionnel autorise que des délégués supplémentaires soient désignés, mais uniquement dans une proportion limitée qui ne nuit pas au caractère universel du scrutin. La gauche, forte dans les grandes métropoles, est donc sous-représentée. Les communes moyennes sont en revanche surreprésentées, notamment celle de la France rurale et semi-rurale de l’Ouest et du Centre, plutôt prospères. Elles conduisent à une orientation structurelle du Sénat, non à droite, comme souvent dénoncé, mais au centre droit. 

Si le vote des élus urbains, encore davantage des délégués supplémentaires, est prévisible, il n’en va pas toujours de même des grands électeurs ruraux. Si l’on se concentre sur les communes de plus de 1 000 habitants en 2020, on constate que les deux vainqueurs indiscutables du scrutin sont les listes sans étiquette (55 % des sièges), "divers droite" (13,7 % des sièges) et "divers gauche" (10 % des sièges). Les conseillers municipaux estampillés "union de la gauche" ou LR sont à 2 % ; 1 % pour le PS, 0,4 % pour le RN et 0,2 % pour EELV. Évidemment, ces chiffres sont à relativiser quant à leur portée sur l’élection. Les "sans étiquette" sont majoritairement des élus de petites communes désignant moins de grands électeurs, mais ils donnent une image d’un champ de bataille électoral moins prévisible qu’on ne le dit.

Elles conduisent à une orientation structurelle du Sénat, non à droite, comme souvent dénoncé, mais au centre droit.

Il faut par ailleurs noter les singularités de la campagne sénatoriale. Cette dernière est d’abord une campagne où les liens personnels prévalent. Elle revient souvent pour les élus locaux à choisir un pair, un individu avec lequel ils travaillent et en qui ils témoignent une confiance. En cela, la multiplication des listes doit être analysée au cas par cas pour en comprendre la portée. La division n’est pas forcément, comme dans un scrutin classique, source de défaite. Elle peut être tactique, voire cynique. Elle est ainsi pour les sénatoriales une manière habile de contourner la loi sur la parité. La multiplication de listes de la France Insoumise ou de la majorité, par ailleurs, n’est un élément tactique à prendre en compte que si le parti dispose de soutiens en milieu urbain ou peut compter sur des candidats bien ancrés. 

La division des listes n’est pas forcément, comme dans un scrutin classique, source de défaite.

En revanche, une quarantaine de sénateurs ne se représentent pas, induisant un jeu qui peut être bien plus ouvert dans certains départements. C’est notamment le cas de deux présidents de groupes, Éliane Assassi (Sénatrice communiste de la Seine-Saint-Denis) et Jean-Claude Requier (Sénateur RDSE du Lot). Il en va également de même de figures du Sénat comme Jean-Pierre Sueur (Sénateur socialiste du Loiret), Gérard Longuet (Sénateur LR de la Meuse), Marie-Noëlle Lienemann (Sénatrice rattachée au groupe communiste de Paris) ou Pierre Laurent (Sénateur communiste de Paris).

Les points d’intérêt du scrutin

Au-delà des grands équilibres qui devraient peu évoluer, plusieurs points d'attention doivent être considérés.

Le premier est la recomposition des centres. Actuellement, on compte quatre formations centristes : le RDSE, le plus ancien groupe du Parlement à dominante radicale de centre gauche ; le Groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, rassemblant les sénateurs favorables à Emmanuel Macron; les Indépendants, proches de la droite macroniste ; et l’Union centriste, qui est la principale formation avec 57 sénateurs. La volonté des proches d’Édouard Philippe de constituer un groupe au Sénat pourrait rebattre les cartes modifiant le rapport au sein des sénateurs favorables au gouvernement. Si LR dispose du groupe le plus important au Sénat, il est contraint à une alliance avec l’Union centriste. Un renforcement d’un pôle philippiste pourrait multiplier les points de jonction entre majorité sénatoriale et majorité présidentielle et accroître la porosité entre les deux. Il ne faut en effet pas envisager l’appartenance des parlementaires au Sénat comme exclusive. Le fonctionnement des centres rappelle bien plus celui des groupes de la IIIe République. La relative liberté de vote, notamment au RDSE et à l’Union centriste, permet aux sénateurs de participer ou non à la majorité sénatoriale et de représenter selon les textes des soutiens au gouvernement. Sans transformer les équilibres, un tel groupe pourrait permettre à Edouard Philippe de faire de son poids et de ses accointances au Sénat une ressource d’influence importante.

Au sein de la gauche, les rapports de force devraient assez peu évoluer. Le groupe socialiste est de loin la première force de l’opposition, mais il est en déclin depuis 2013. Si des dissensions existent au sein du parti sur le soutien à la NUPES, opposant souvent les élus locaux à la direction, elles ne devraient pas beaucoup influencer le scrutin. Sur ce point, les sénateurs sont souvent plus proches de leur base que de la direction du parti. L’enjeu de la présidence du groupe, actuellement détenu par Patrick Kanner et plutôt distant vis-à-vis de l’alliance avec LFI, pourrait en revanche représenter une question. La mise en crise du groupe ou le maintien en l’état sera un bon signe de sa position entre les élus locaux et les choix stratégiques de la direction du parti. 

Le premier enjeu est la recomposition des centres. Le score du RN représente également un vrai enjeu du scrutin.

Pour le reste, les verts devraient permettre aux verts de gagner quelques sénateurs, jusqu’à deux rien qu'à Paris. Cependant, il ne faut pas s’attendre à un raz-de-marée écologiste à la suite des élections municipales de 2020. D'abord, parce que ce dernier a été limité à quelques grandes villes. Ensuite, car la Gironde, le Rhône ou le Bas-Rhin ont déjà été renouvelés en 2020. Un affaiblissement trop important du groupe socialiste pourrait certes le faire passer derrière le Groupe Union centriste. Outre que ce scénario n’est pas le plus probable, il aurait un impact très limité sur les rapports de force au sein de la chambre eu égard au statut différents des deux groupes.

Dernier point d'attention : le score du RN représente un vrai enjeu du scrutin. Il ne lui permettra probablement pas d'obtenir un groupe (dix sénateurs). On ne doit pas s'attendre à une surprise du même calibre que celle des dernières législatives. Cependant, au-delà des quelques gains en termes d’élus locaux, une question se pose concernant la position de nombreux élus non-inscrits ou divers droites. Voter RN semblait impossible, par crainte du jugement des électeurs et de la faible crédibilité du parti pour représenter efficacement le territoire. Depuis, leurs électeurs ont montré qu'ils pouvaient élire des députés RN. Ces derniers ont également beaucoup investi dans l'ancrage territorial. Une forte montée des votes aux sénatoriales marquerait le succès d'une stratégie de notabilisation du parti et, par conséquent, son inscription dans la vie locale.

Le poids central de la Haute assemblée

Si les équilibres devraient peu évoluer au Sénat, ces élections sont susceptibles de permettre un confortement du rôle du Palais du Luxembourg. Sous cette législature, la chambre haute a retrouvé un poids central du fait de son rôle inédit d'institution charnière entre le champ politique local et national, et au vu du rapport de force nouveau, né des élections législatives de 2022.

Pour la première fois depuis les années 1960, les formations qui dominent le champ politique national n'ont aucun ancrage local.

Les relations entre le champ politique national et local n'ont jamais été aussi distendues. Jadis, ces liens étaient assurés par la figure tutélaire du préfet. L'affaiblissement croissant de l'administration déconcentrée a rendu cette dernière fragile. Depuis la IIIe République, le cumul des mandats a aussi permis de construire des ponts entre Paris et les édiles. Cette époque est révolue. Enfin, les partis politiques ont regroupé dans des structures d'intérêts partageant une même vision du monde ces deux champs. Or, peut-être pour la première fois depuis les années 1960, les formations qui dominent le champ politique national n'ont aucun ancrage local. 

Renaissance, LFI et le RN n'ont aucun poids dans les collectivités.LR et le PS, qui dominent le champ local, rencontrent de grandes difficultés au niveau national. À ce titre, le Sénat sert d'interface importante, relayant des demandes locales dans le processus législatif, et ordonnant un champ politique local qui tend à s'autonomiser. Au sein de LR et du PS, les élus locaux prennent le large, alors que leurs intérêts peuvent diverger d'une stratégie nationale coordonnée. L'autorité locale du sénateur, et la nécessité pour lui de s'inscrire dans un groupe politique, en font l'un des derniers liens articulant ces deux champs, évitant ainsi leur conflit.

Le poids législatif de la chambre haute est également particulièrement renforcé. Avec le dernier mot accordé à l'Assemblée, on pourrait penser que le Sénat joue un rôle mineur dans le processus législatif. Cependant, même si l'Assemblée a le dernier mot, 80 % des amendements adoptés au Sénat figurent dans le texte final. Sur la session 2022-2023, seuls trois derniers mots ont été accordés à l'Assemblée. Pour que le gouvernement s’y risque, il faut qu'il soit sûr de sa majorité. Or, à part sur les budgets adoptés en vertu de l'article 49 alinéa 3, ce n'est pas le cas sous cette législature. Les textes adoptés proviendront donc, selon toute vraisemblance, principalement des commissions mixtes paritaires. Au sein de celles-ci, la droite et le centre disposent de plus de représentants que les partis de la majorité, compte tenu de la prévalence de la droite sénatoriale. Celle-ci est donc un interlocuteur nécessaire pour le gouvernement. Certes, des majorités variables peuvent se dessiner à l'Assemblée. Néanmoins, pour faire adopter un texte, le gouvernement doit s'assurer que le Sénat joue le jeu, comme ce fut le cas lors de la réforme des retraites. Les principales ressources des secondes chambres dans un système bicaméral inégalitaire sont le temps et les divisions de la chambre basse. La seconde chambre peut utiliser des procédés dilatoires pour fragiliser des majorités en laissant monter la pression de l’opinion. Elle peut aussi introduire des dispositions jouant sur les tensions au sein de la majorité gouvernementale. 

En outre, ce n'est pas un hasard si des textes jamais déposés au Sénat lors de la précédente législature le sont désormais allègrement, notamment les plus sensibles. C'est le cas actuellement de la loi sur l'immigration. L'objectif pour le gouvernement est simple : étant donné que la version adoptée par le Sénat est approuvée par la droite, il est plus difficile pour le groupe LR à l'Assemblée de s'y opposer. Même si des tensions existent entre les deux groupes de droite, la discipline de vote moins stricte à l'Assemblée donne espoir à un effet d'entraînement suffisant. Si cette stratégie n'a pas toujours été fructueuse lors de la dernière session, elle rend les votes plus prévisibles et permet au gouvernement d’assurer ses arrières à l’Assemblée et en Commission mixte paritaire. 

Le poids de la chambre haute est renforcé : l'Assemblée a le dernier mot, mais 80 % des amendements adoptés au Sénat figurent dans le texte final.

Le Sénat change, mais il évolue lentement. Pour comprendre ses mutations, il est essentiel de saisir ce qu'il y a de structurel dans notre vie politique. Les élections sénatoriales constituent un événement en ce qu'elles condensent de manière intelligible des évolutions politiques et sociales qui, autrement, demeureraient discrètes. Elles offrent ainsi une forme synthétique et aisément analysable. Par ailleurs, loin d’être cette "assemblée d'hommes à idées fixes, heureusement corrigées par une abondante mortalité", comme l'avait dépeinte Édouard Herriot, la chambre haute a démontré toute son habileté stratégique, même en position de faiblesse, lors de la dernière législature. Forte dans cette nouvelle donne, elle occupe une place centrale qui rappelle étrangement le rôle qu'on envisageait pour elle au début de la Ve République, à une époque où, avant 1962, nul ne pensait que la majorité pourrait dominer à l'Assemblée.


Copyright Image : Miguel MEDINA / AFP

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