AccueilExpressions par MontaigneMoins de pessimisme mais plus de défiance politique : les singularités françaises à la loupeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.05/04/2023Moins de pessimisme mais plus de défiance politique : les singularités françaises à la loupeEntretien avec Bruno Cautrès Cohésion sociale SociétéImprimerPARTAGER Bruno Cautrès Expert Associé - Sociologie politique et Institutions Présentation des résultats de l'édition 2023 du Baromètre de la confiance du CEVIPOF par Bruno Cautrès, chercheur au CNRS.Quels grands enseignements se dégagent des résultats 2023 du baromètre de la confiance que vous pilotez ? Le contexte particulier dans lequel les données ont été collectées - mobilisation contre la réforme des retraites - a t-il joué dans l’orientation de ces résultats ?Sur le plan méthodologique, le baromètre de la confiance est issu d’une enquête universitaire, et non d’un sondage d’opinion au sens classique du terme. Cette vaste enquête académique menée par le CEVIPOF, et qui se déploie sur plusieurs terrains, existe depuis 2009 et permet un suivi longitudinal du rapport des Français à la politique, à la démocratie et aux institutions. Depuis quatre ans, ce travail est enrichi d’une dimension comparative : les questions sont également posées à des échantillons nationaux représentatifs des électeurs en Allemagne, au Royaume-Uni et en Italie.Les données de l’édition 2023 du Baromètre ont été collectées du 27 janvier au 9 février 2023, au cours d’une période de fortes mobilisations contre la réforme des retraites et de crise sociale et démocratique majeure. Ce contexte mouvementé se traduit dans les résultats : le niveau de confiance envers les institutions politiques est au plus bas depuis la crise des gilets jaunes. Les seuls échelons politiques qui inspirent un peu de confiance sont les institutions locales (conseils municipaux et généraux). L'Assemblée nationale et le gouvernement n’inspirent confiance qu’à 26 % des personnes interrogées. Plus de 60 % des Français se déclarent même insatisfaits du gouvernement, contre 47 % des Allemands, 49 % des Britannique et 37 % des Italiens.Cette dégradation de la confiance dans les institutions françaises semble également liée à la question de l'ascension sociale et de la méritocratie.Cette dégradation de la confiance dans les institutions françaises n’a pas que des explications proprement politiques; elle semble également liée à la question de l'ascension sociale et de la méritocratie : la perception d’une société qui ne tient pas ses promesses, qui est injuste, notamment au niveau du rendement du diplôme et de l’égalité des opportunités professionnelles, est une caractéristique majeure de la rupture de la confiance. Les indicateurs de l'enquête illustrent le besoin que le mérite et l’effort soient davantage reconnus.Dans le même temps, de façon apparemment paradoxale, le pessimisme et la lassitude exprimés (comme sentiment personnel) reculent en France, alors qu’ils sont historiquement très élevés. Les réponses aux enquêtes menées depuis 2009 reflétaient en effet un état d’esprit pessimiste : la lassitude et la défiance étaient deux traits toujours mentionnés en premier. La crise du Covid-19 ou la crise des Gilets jaunes avaient provoqué une augmentation considérable de la lassitude et de la méfiance. Cette parenthèse semble toutefois progressivement se refermer, puisque tout en restant prégnantes, la méfiance et la morosité sont en fort recul cette année (respectivement à 29 % en février 2023 contre 37 % en janvier 2022 et 26 % en février 2023 contre 34% en février 2021), et l’optimisme croît. Les dernières enquêtes de l’INSEE en octobre et novembre 2022 mettent également en évidence un rebond de confiance économique des ménages. Enfin, malgré la séquence politique marquée par la réforme des retraites, on observe également une augmentation de tous les sentiments personnels positifs. Il faut néanmoins bien avoir en tête qu’il s’agit d’indicateurs de ressenti personnel de l’état d’esprit et non de sentiments à propos de la situation du pays.Le covid et la guerre en Ukraine semblent avoir joué un rôle très ambivalent dans l’évolution de la confiance ces cinq dernières années, comment les décririez-vous ?Nous sommes dans un "moment hybride", comme le souligne Gilles Ivaldi, chercheur CNRS au CEVIPOF. La crise du Covid-19 et la guerre en Ukraine ont provoqué une hausse de la confiance envers les institutions avec un grand moment d’unité nationale. Mais les répercussions de ces crises ont eu des conséquences sociales profondes. Le corollaire de la fin de la parenthèse de la COVID-19, marquée par un étatisme fort et l’affirmation d’une protection renouvelée de l’État central, est une reprise de la défiance politique. Dans le cas de la France, on assiste à un retour à l’ordinaire : on est moins stressé et moins soucieux à l’égard de soi-même, avec une hausse de la sérénité et du bien-être, mais on redevient très méfiant à l’égard du politique.Le corollaire de la fin de la parenthèse de la COVID-19, marquée par un étatisme fort et l’affirmation d’une protection renouvelée de l’État central, est une reprise de la défiance politique.Dans cette lignée, l’inflation, la peur, le manque de dialogue social attisent la colère, la méfiance et l’insécurité, et constituent un cocktail d'émotions presque parfait pour donner du ferment à la crise sociale.La grande majorité des valeurs politiques exprimées dans cette enquête tire vers une demande accrue de protection, à la fois d’un point de vue économique et social, mais surtout en matière d’immigration et d’ouverture au monde. L’idée selon laquelle l’immigration est excessive en France et la volonté d’une plus grande protection des frontières sont très soutenues. Ces observations traduisent un sentiment partagé par la société française d’un pays qui se vit et qui se sent sur la défensive, traversé par les incertitudes liées à la mondialisation et à la perte de souveraineté.Si les enquêtes conduites ces dernières années attestent de la progression des valeurs de tolérance et d’ouverture en France, la demande d’autorité et les idées populistes gagnent néanmoins du terrain sur une plus courte période.Quelles singularités françaises peut-on dégager, lorsqu’on compare notre pays à l’Allemagne et à l’Italie notamment ?La société française est caractérisée par une défiance politique et sociale très marquée, qui ne se retrouve pas dans les mêmes proportions chez nos voisins italiens, allemands ou britanniques. Même si cette méfiance généralisée pouvait se constater en Italie, l’arrivée de Giorgia Meloni au pouvoir coïncide avec une hausse de la confiance des Italiens dans leurs institutions. Ainsi, deux tiers (64 %) des Français considèrent que la démocratie ne fonctionne pas bien (une augmentation de 7 points par rapport à l’édition de 2022), contre 39 % des Allemands et 58 % des Italiens.Les réponses mettent en évidence la demande d’une plus grande implication des citoyens français dans la politique.L’intérêt des Français pour la politique est également beaucoup plus faible (53 %) que chez les Allemands (77 %) et les Italiens (65 %). Les Français emploient les mots de méfiance et de dégoût pour s’exprimer sur la politique, et perçoivent davantage les hommes et femmes engagés en politique comme corrompus et servant leurs propres intérêts.Ces constats ne traduisent pas pour autant une indifférence de la société française vis-à-vis de ces institutions : les réponses mettent en évidence la demande d’une plus grande implication des citoyens français dans la politique, par le biais de l’engagement associatif ou syndical, par des conventions citoyennes, l’utilisation de référendums pour des thèmes d’importance économique et sociale…Le rapport à l’international et à l’Europe est lui aussi très dégradé en France : 45 % des personnes interrogées voient l’appartenance de la France à l’Union européenne comme une bonne chose contre 57 % en Allemagne. Gilles Ivaldi constate l’émergence d’une nouvelle hiérarchie au plan européen, menée par le gouvernement de Giorgia Meloni, qui bénéficie d’une forte acceptation (sa popularité est deux fois plus élevée que celle d’Emmanuel Macron ou d’Olaf Scholz). Derrière elle, Marine Le Pen "trace son sillon" et gagne en capital confiance par rapport à Jean-Luc Mélenchon (elle se hisse en tête sur les dimensions de proximité aux Français, de détermination…). Là où l'extrême droite reste sujette à la méfiance en Europe, voire même à la diabolisation en Allemagne, une majorité de Français considère que les députés du Rassemblement National sont des élus "comme les autres". L'idée que ce parti véhicule des conceptions qui pourraient être dangereuses reste toutefois prégnante. Copyright Image : Thomas SAMSON / AFPUne photo montre la façade de l'Assemblée nationale alors que des manifestants se rassemblent pour une manifestation sur la Place de la Concorde : ils contestent le passage sans vote de la réforme des retraites au parlement, par l'utilisation de l'article 49,3 de la Constitution, à Paris le 16 mars 2023.ImprimerPARTAGERcontenus associés 29/03/2023 [Le monde vu d'ailleurs] - La réforme des retraites au miroir européen Bernard Chappedelaine 27/01/2023 Les réseaux sociaux nourrissent-ils les populismes ? Asma Mhalla David Chavalarias Blanche Leridon 24/01/2013 Sondage - La société française à bout de souffle ? Institut Montaigne 23/06/2022 71 % : L'abstention des jeunes, premier grand défi démocratique du pays Marc Lazar Olivier Galland