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22/06/2021

Revue de presse internationale #20 : "Menace russe" et "défi chinois" vus de Moscou

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Revue de presse internationale #20 :
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il s'intéresse aux trois rendez-vous diplomatiques qui se sont récemment succédés : les sommets G7, OTAN, et la première rencontre entre Joe Biden et Vladimir Poutine à Genève. Quelle place pour la Russie ? 

Les sommets du G7 et de l’OTAN ont donné une image de cohésion occidentale, mais la restauration du leadership des États-Unis trouve ses limites face à la Chine, estiment les analystes russes, qui font de la rencontre Biden-Poutine le point d’orgue de cette séquence diplomatique. Les experts libéraux redoutent que ce dialogue, destiné à gérer une relation conflictuelle, ne supplée au déficit de légitimité interne du Président russe. 

Les sommets de l’OTAN et du G7 traduisent une cohésion occidentale retrouvée

"Les actions agressives de la Russie constituent une menace pour la sécurité euro-atlantique", déclare le communiqué des Alliés à l'issue du sommet du 14 juin 2021, qui affirme aussi que "l'influence croissante de la Chine dans la politique internationale peut poser des défis auxquels nous devons faire face ensemble". "Dorénavant, commente Kommersant, l'OTAN entend non seulement contenir la Russie, que l'Alliance considère toujours comme la menace numéro un, mais aussi la Chine". "En 2019, écrit Gazeta.ru, la déclaration de l'OTAN se bornait à mentionner la Chine comme un pays 'à l'influence croissante sur la politique internationale', qui 'crée des possibilités et aussi des problèmes', aujourd'hui la déclaration de l'Alliance évoque les menaces provenant de ce pays". "Ce sommet de l'OTAN, d'une brièveté record", observe la Nezavissimaïa gazeta, précédait "un événement plus important, l'entretien Poutine-Biden". "À Bruxelles, les dirigeants de l'Alliance ont évoqué avec le Président des États-Unis ses thèmes de discussion avec le Président russe et exprimé leurs desiderata", explique le quotidien moscovite. La tournée européenne de Biden s'achève par une rencontre avec Poutine, le Président des États-Unis a voulu "montrer ses muscles" en rencontrant ses alliés, commente le journaliste Piotr Akopov. "La démonstration d'unité" faite lors de ces sommets (G7, OTAN, États-Unis/UE), en préalable à la rencontre de Genève, était nécessaire pour que "Washington apparaisse comme le leader incontesté du renouveau de l'Occident et en position de force face à Poutine", analyse Dmitri Souslov, directeur du centre d'études européennes et internationales à la haute école d'Économie de Moscou. 

Cette volonté de constituer un front occidental explique, selon Piotr Akopov, les efforts "anglo-saxons" pour transformer le G7 en G10, afin de diluer le poids des autres membres, tentatives qui se heurteront, selon lui, à l'opposition du Japon et des autres participants européens (France, Allemagne, Italie). Le sommet de Carbis Bay a donné lieu à de "bonnes paroles, des promesses, à des attaques en direction de la Chine et à des signaux contradictoires à la Russie", rapporte la Rossiïskaïa gazeta. Le leitmotiv de ce G7, analyse Dmitri Souslov, était celui que Biden ne cesse de répéter depuis son entrée en fonction - unies, les démocraties peuvent démontrer qu'elles sont plus compétitives que leurs adversaires autoritaires et en mesure de l'emporter dans cette nouvelle confrontation globale, comme lors de la guerre froide. La situation rappelle à ce professeur à la haute école d'Économie de Moscou, les années 1970 qui virent naître le G7, dans un contexte de crises (Vietnam, pétrole, dollar) et de compétition avec l'URSS, qui cherchait à étendre son influence dans le tiers-monde. L'issue de cette nouvelle confrontation, estime Dmitri Souslov, "dépendra en grande partie de la capacité de la Russie à adopter une attitude équilibrée ces prochaines années et à proposer, avec ses partenaires, au reste du monde un agenda non-occidental attractif et des solutions aux questions globales, ainsi que de l'évolution de ses relations avec la Chine et les autres pays, notamment non occidentaux". 

La restauration du leadership US se heurte à l’attitude à adopter face à la Chine

La signature par Biden et Boris Johnson d'une nouvelle "charte atlantique" illustre pour les commentateurs russes les dissensions internes à l’Alliance. Une large coalition ne pourra être formée sur cette base, estime Piotr Akopov, qui juge aussi "non viable et contre-productive" l'idée d'une "alliance des démocraties", avancée par le Président des États-Unis avant son élection. D'après le chroniqueur de Ria novosti, "la tentative de rassembler les Alliés sur une base non seulement anti-russe mais aussi anti-chinoise ne fera qu'accentuer les divisions au sein du camp occidental et mettra en lumière la solitude stratégique des Anglo-saxons". Cette charte traduit de la part des dirigeants occidentaux "le refus des réalités actuelles et le désir d'imposer à tous un modèle suranné de l'ordre international", affirme Andreï Kortounov. Quels sont les contours de cette "alliance des démocraties", la Turquie et l'Europe centrale, qui ne veulent pas se brouiller avec la Chine, en font-elles partie, demande le directeur général du RIAC, qui juge artificiel le parallèle avec la charte signée en 1941, "on savait alors clairement qui était l'ami et qui était l'ennemi". L'URSS fût alors parmi les premières puissances à adhérer à ce texte, que "Roosevelt et Churchill avaient eu la sagesse de ne pas lier à la question des valeurs", rappelle Andreï Kortounov, s'ils "avaient opposé les pays démocratiques aux régimes autoritaires, la coalition anti-hitlérienne n'aurait pas vu le jour et l'histoire aurait pris un autre cours". 

L'administration Biden marque clairement qu'elle considère la Chine et non la Russie comme son principal concurrent et adversaire stratégique, note Dmitri Souslov. Les membres européens de l'OTAN sont prêts à se mobiliser face à la "menace venant de l'est", souligne Kommersant, et qui inclut désormais une Chine, qualifiée de "défi systémique". "Aux accusations traditionnelles à l'encontre de la RPC concernant ses pratiques économiques non concurrentielles et les violations des droits de l'Homme, s’ajoute un programme d'infrastructures destiné aux pays en développement, qui doit offrir une alternative aux 'nouvelles routes de la soie'", relève la Rossiïskaïa gazeta. Ce faisant, le G7 endosse les griefs américains à l'encontre de Pékin. Les initiatives adoptées avec plus ou moins d'enthousiasme (vaccination, écologie, programme d'infrastructures) pour contrer les ambitions chinoises constituent, selon Fiodor Loukjanov, le principal résultat du sommet des Cornouailles. Les divergences entre Alliés n'ont pas disparu, estime Dmitri Souslov, "ni les États européens ni le Japon ne sont prêts à s'engager dans une confrontation avec Pékin, comme le voudraient les États-Unis". "Ce front uni n'est qu'une façade, qui dissimule les divergences entre Washington et ses partenaires", affirme aussi la Nezavissimaïa gazeta. C'est en recourant au modèle de la guerre froide - confrontation militaire et idéologique - que Biden espère reconstituer l'unité occidentale, avance Fiodor Loukjanov. Mais la mobilisation contre la Chine est insuffisante pour la réussite de cette stratégie, il faut y inclure l'adversaire traditionnel qu'est la Russie et agiter le spectre de la "menace contre le monde libre". 

La rencontre de Genève doit conduire à la gestion d’une relation conflictuelle, mais la référence à la guerre froide est contestable

Retour à leurs postes des ambassadeurs des États-Unis et de Russie, consultations sur les cyber-attaques, maintien en détention d'Alexeï Navalny, rappel de la position de Moscou sur la crise russo-ukrainienne, tels sont, selon la Nezavissimaïa gazeta, les résultats, modestes, de la rencontre Biden-Poutine à Genève le 16 juin, les deux parties, note le journal, s'étant employées à modérer les attentes. Signe de l’importance qu’il lui accordait, le Président russe était, contrairement à son habitude, à l’heure à cet entretien, qui a amorcé la définition d'un "modèle de gestion de la confrontation entre la Russie et les États-Unis", explique le politologue et chroniqueur Vladimir Frolov. Il s'agit, selon lui, d'éviter une escalade incontrôlée, les deux dirigeants ont globalement atteint leurs objectifs mais, comme l'a montré sa conférence de presse, Biden demeure exposé aux critiques des media et de son opinion, problème auquel n'est pas confronté Poutine, qui cherche à obtenir des États-Unis le traitement accordé aux membres du politburo des années 1970 ("respect, absence d'attaques et de sanctions personnelles"), qui ne mette pas non plus en cause sa légitimité et son pouvoir sans partage en Russie et lui épargne des leçons de démocratie. L'ouverture de consultations sur la stabilité stratégique et le contrôle des armements est un geste de Biden, qui reconnaît "optiquement" une parité avec la Russie. Sur le fond, Poutine n'a rien cédé, constate le commentateur de Republic.ru. L'autre objectif de Washington - exposer clairement les demandes américaines et tracer les lignes rouges - a été atteint sans provoquer de drame, avec une période probatoire de 3-6 mois pour atteindre des résultats sans que le Président russe "ne perde la face". Biden a souligné qu'il ne s'agissait pas de confiance mais d'intérêts nationaux, formule qui, selon Vladimir Frolov, résume l'état des relations russo-américaines. L’objectif n’était pas de rétablir la confiance mais d’examiner la manière de promouvoir ses intérêts et de faire coexister des principes incompatibles sans provoquer de catastrophe, estime aussi l’experte Lilia Shevtsova, associée à la Brookings Institution et Chatham House

Alors que les États-Unis consolident leur influence dans le monde et renforcent la coordination avec leurs alliés, il est vain d'attendre de la Russie des concessions unilatérales, juge Dmitri Trenine. Selon le directeur du centre Carnegie de Moscou, Poutine n'a pas besoin de ce sommet pour montrer qu'il peut parler avec le Président américain sur un pied d'égalité. Pour le Kremlin, écrit-il, le statut de la Russie ne se décide pas dans ces contacts personnels, il dépend de la capacité de Moscou à contenir la puissance militaire des États-Unis et à résister aux pressions. À Washington, la relation avec la Russie est importante pour la stabilité globale et la politique étrangère, mais pour Moscou l’enjeu est essentiel, analyse la politologue, cette relation est un "facteur systémique interne" - d’autant plus important que la légitimité du régime russe est faible - qui doit attester de la puissance russe. Depuis près de cent ans, la Russie et les États-Unis se définissent en s'opposant. Aucun pays ne suscite de tels sentiments contradictoires dans l'élite russe, souligne Lilia Shevtsova, les États-Unis sont associés à la fois au syndrome de Weimar et à une Schadenfreude du fait de leur déclin attendu. "Le plus humiliant pour la Russie dans cette logique de puissance c'est d'être ignoré par l'Amérique", remarque la chercheuse, Moscou trouve alors le moyen de se rappeler à son l'attention, comme ce fût le cas en avril avec l'escalade à la frontière ukrainienne. Le politologue Sergueï Radchenko conteste l’approche choisie par Biden, au lieu de restreindre Poutine, ce sommet (un "cadeau inattendu") va l'enhardir et justifier son attitude de confrontation. Brejnev attendait aussi de ses rencontres avec les Présidents des États-Unis une reconnaissance, il poursuivait néanmoins la compétition avec l'Occident dans le tiers-monde (l’intervention en Afghanistan en 1979 a suivi le sommet de Vienne), rappelle Sergueï Radchenko. 

Très bien préparé à cet entretien, le Président Biden a cependant commis une "erreur conceptuelle", selon Konstantin Eggert - mener la discussion comme s'il avait en face de lui Brejnev ou Gorbatchev. Or, la Russie actuelle n'est pas l'URSS, Poutine défend non seulement les intérêts nationaux russes, mais les siens propres et ceux de son clan, on ne peut exiger de lui "stabilité et prévisibilité", cela impliquerait une immunité et un contrôle sur son "étranger proche" que personne ne peut lui garantir. La période Gorbatchev-Eltsine a pris fin, la rupture a été consommée avec la réforme constitutionnelle, qui institutionnalise la Russie poutinienne, observe Alexander Baounov. À Genève, le Président russe incarne cette nouvelle Russie, qui ne cherche même plus à imiter les institutions occidentales ("objectif retiré de l'agenda"), mais dont la souveraineté est devenue un objectif en soi. "Une overdose de liberté est mortelle pour un État", affirme à ce propos au Financial Times  Vladimir Sourkov, qui, rappelle le journal, est le "père fondateur du poutinisme" et "l’architecte de la démocratie souveraine" en Russie. 

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