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23/07/2024

[Afrique : les rivalités stratégiques] - Réinvestir le continent africain, un défi américain

[Afrique : les rivalités stratégiques] - Réinvestir le continent africain, un défi américain
 Jonathan Guiffard
Auteur
Expert Associé - Défense et Afrique

Dans cette nouvelle série, notre expert Jonathan Guiffard propose de mettre en lumière les stratégies de différents acteurs internationaux sur le continent africain. Entre rivalités politiques, compétitions stratégiques et choc des modèles de valeur, les changements rapides qui ont lieu en Afrique Centrale et en Afrique de l’Ouest imposent de renouveler la compréhension des enjeux.

Le retour en fanfare de la Russie sur le continent africain a remis ce dernier dans le radar de la Maison Blanche et du Pentagone, réactivant un vieux logiciel et de vieux réflexes. Les États-Unis ont pris conscience de la bien faible priorisation des enjeux africains dans leur politique étrangère et tentent de modifier cette trajectoire. Pour l’heure, le bilan est maigre, les responsables américains ayant des difficultés à produire une stratégie concrète et discutée avec leurs partenaires africains.

Le 23 mai 2024, un dîner d’État entre le président américain, Joe Biden, et le président kenyan, William Ruto, a fait l’objet d’une photo officielle qui fait couler de l’encre, d’autres présidents de pays alliés n’ayant pas eu cette chance. Il s’inscrivait dans une séquence de réaffirmation du partenariat américain avec le Kenya, devenu au passage "allié prioritaire non-membre de l’OTAN". Il est intéressant de se demander ce que le département d’État ou le Pentagone ont bien pu proposer au Président Biden dans les notes d’entretien pour essayer d’infléchir l’image, soit dégradée, soit lointaine, des États-Unis sur le continent africain, même s’il est certain que des institutions comme la CIA ont toujours maintenu un intérêt étroit pour comprendre les objectifs des responsables africains dans la géopolitique mondiale.

De fait, 2021 a marqué une nouvelle étape pour la politique africaine des États-Unis. L’arrivée au pouvoir de Joe Biden, la réarticulation française au Sahel, l’expansion agressive de la Russie sur le continent et la montée en confrontation avec la Chine sont autant de facteurs qui ont poussé l’administration américaine à réaffirmer sa présence sur le continent africain. Un souffle nouveau a marqué la politique africaine des États-Unis, mais celle-ci se cherche encore. Les objectifs et les moyens dédiés ne sont pas si différents, alors que la "grande compétition" reste le sujet principal, au grand dam des autorités politiques africaines.

Comme les Européens, les États-Uniens peinent encore à comprendre finement la séquence politique et stratégique qui a lieu actuellement sur le continent.

Comme les Européens, les États-Uniens peinent encore à comprendre finement la séquence politique et stratégique qui a lieu actuellement sur le continent. Ils auraient pourtant tout intérêt à se coordonner avec les autres démocraties occidentales pour prendre en compte, en premier lieu, les enjeux des partenaires africains et défendre, en second lieu, les acquis de la démocratie, pour lutter contre les souverainismes autoritaires réactivées.

D’autant que les États-Unis ont une spécificité que n’ont pas les nations européennes : ce pays est le berceau intellectuel du panafricanisme, ce qui lui offre des leviers intellectuels, culturels et politiques pour accompagner les aspirations actuelles des populations africaines et ne pas laisser ce courant de pensée à l’autoritarisme désinhibé.

L’Afrique pour les États-Unis : un retour

Le continent africain est intimement lié à la construction des États-Unis, en raison des premières colonies agricoles du centre et du sud (du Maryland à la Géorgie) basées sur le commerce d'esclaves et les centres marchands comme New York. Le commerce triangulaire explique largement le boom économique des premiers colons et a profondément marqué la société américaine : l’expansion vers l’Ouest a été en partie soutenue par ce "succès" économique ; la guerre civile américaine s’est déclenchée sur la controverse autour de l’abolition de l’esclavage, avec pour conséquence un système raciste de ségrégation qui a duré, un suprémacisme blanc enraciné encore aujourd’hui dans plusieurs régions du pays mais aussi la naissance à la fin du XIXe siècle d’un mouvement abolitionniste panafricain.

Durant la première moitié du XXe siècle, les différents courants du mouvement panafricain, les sympathies décoloniales d’une partie de l’establishment américain, la seconde guerre mondiale et le mouvement des droits civils américains sont autant de facteurs distincts et parallèles qui favorisent l’installation d’intellectuels et de religieux afro-américains sur le continent africain (Libéria, Sierra Léone), mais aussi la décolonisation (Ghana, Congo belge). Ce mouvement de rapprochement des États-Unis avec les peuples récemment libérés est vite freiné, voire complètement renversé, par le contexte de compétition naissante avec l’URSS, faisant du continent africain un espace de fortes rivalités stratégiques, le plus souvent au détriment des populations. La crainte de voir les mouvements de libération nationaux sous contrôle soviétique et la bascule de plusieurs États dans le giron russe a fortement agité le département d’État et la CIA, entraînant une politique d’influence et de coercition assez forte. Les États-Unis souhaitaient notamment garantir certains accès stratégiques (ressources, positions militaires), tout en les refusant à l’influence russe, à l’image de la mine d’uranium congolaise de Shinkolobwe. Dans ce cadre, les autres démocraties européennes, notamment la France et le Royaume-Uni ont été de précieux alliés (et parfois des adversaires).

La fin de la Guerre Froide et les opérations humanitaires et militaires désastreuses de la décennie 90, notamment l’échec américain en Somalie, ont largement dépriorisé les sujets africains de l’agenda de la Maison Blanche. Le soutien économique massif des États-Unis s’est porté vers les enceintes multilatéralespour favoriser le développement des pays africains à travers la construction de ses infrastructures, le soutien au libre-échange et la consolidation des politiques publiques internationales (santé, éducation).

La crainte de voir les mouvements de libération nationaux sous contrôle soviétique et la bascule de plusieurs États dans le giron russe a fortement agité le département d’État et la CIA.

Ce soutien massif s’est substitué à une approche bilatérale ambitieuse, à rebours de l’approche chinoise qui est apparue au début des années 2000. Pour autant, malgré l’idée reçue, l’Afrique n’a jamais été la "chasse gardée" de la France ou du Royaume-Uni : les États-Unis ont toujours maintenu un rôle politique fort et sont restés particulièrement renseignés sur les responsables africains (des années 1950 à aujourd'hui).

Sortir du contre-terrorisme pour retomber dans les affres de la Guerre Froide

La guerre globale contre le terrorisme amène les États-Unis à réinvestir progressivement le continent, mais sous un angle strictement sécuritaire et en favorisant l’investissement d’alliés, sans nécessairement prendre en compte les changements socio-économiques affectant les différents pays du continent. Ainsi, les forces armées américaines et les services de renseignement ont investi des ressources politiques et stratégiques en Somalie (contre Al Qaïda et l’État Islamique), à Djibouti (contre Al Qaïda dans la Péninsule Arabique, Yémen) ou au Nigéria (contre Boko Haram). Elles ont fortement soutenus les alliés investis militairement sur le terrain, à l’image de la France au Sahel, de l’ANC congolaise contre les ADF-MTM (EI) en République Démocratique du Congo, de l’AMISOM en Somalie, des milices en Libye (le maréchal Haftar, mais aussi ses adversaires à Misrata) et développé des coopérations militaires, à l’image des partenariats sahéliens et de l’exercice Flintlock, pilotés par les forces spéciales (SOCAF). Sur fond de lutte contre le terrorisme, de "stabilisation" et de règlement d’anciens comptes (traque de Joseph Kony dans la région des Grands lacs), le commandement pour l’Afrique (AFRICOM) est devenu l’acteur central de la politique africaine américaine au début du XXIe siècle.

L’administration Biden a pris conscience de l’enjeu de sortir strictement d’une approche militaire en Afrique et a proposé, en août 2022, une stratégie spécifique pour le continent, approche plutôt novatrice. Celle-ci s’est incarnée rapidement dans plusieurs déplacements d’autorités, notamment le secrétaire d’État, Anthony Blinken, ou la vice-présidente, Kamala Harris, mais aussi dans une communication stratégique plus visible : sommet États-Unis-Afrique de décembre 2022 à Washington, visite d’État récente du président kenyan à la Maison Blanche… Cette politique s’est aussi nourrie des politiques d’influence et d’attractivité soutenues depuis l’administration Obama (programme Young Leaders, bourses de recherche dans les universités américaines, soutien à l’entreprenariat…). Sur le plan culturel, cette politique est assez visible, du cinéma (Black Panther, The Woman King), au musée (Histoire et culture afro-américaine) et à la télévision (Iwaju), et cherche à mettre en lumière et valoriser les liens entre les États-Unis et le continent africain.

L’administration Biden a pris conscience de l’enjeu de sortir strictement d’une approche militaire en Afrique et a proposé, en août 2022, une stratégie spécifique pour le continent.

Pourtant, force est de constater que les vieux réflexes persistent et les responsables politiques africains restent prudents et parfois critiques de l’approche américaine, trop liée au retour d’une compétition désinhibée avec la Russie et la Chine. Ainsi, les pays du continent africain ont repris une importance pour la Maison Blanche pour essayer de freiner l’expansion de l’influence russe et les associer à l’isolement de la Chine.

Dans ce cadre, à titre d’exemple, les États-Unis ont par exemple lancé une offensive diplomatique en RCA pour convaincre le président Touadéra d’expulser les mercenaires russes contre un soutien en sécurité, notamment à travers des entreprises américaines. L’échange d’un soutien paramilitaire de l'État russe contre une entreprises américaine illustre l’incompréhension américaine de la réalité stratégique en place dans la région ou son manque de volonté de s’impliquer fortement sur ces dossiers, jugés secondaires par Washington alors que l’Ukraine et Taïwan consomment toutes les ressources stratégiques.

Pour autant, l’approche reste peu innovante : il est encore difficile d’en identifier les contours et le prisme sécuritaire persiste. Le cadre politique a pourtant fondamentalement changé et nécessite une approche renouvelée.

Réinvestir l’Afrique de manière visible

En Afrique de l’Ouest, les États-Unis essaient de se démarquer de l’approche française et de se rendre plus visibles, notamment pour contester l’expansion russe. Au Niger, cette approche a été marquée par un échec : souhaitant préserver au maximum leur coopération avec le pays, malgré l’arrivée au pouvoir d’une junte militaire anti-occidentale, les États-Unis sont restés dans un déni et ont refusé de voir la réalité en face. Ils ont été priés de quitter le pays alors qu’ils y avaient construit une de leurs plus grandes bases militaires en Afrique. Dans ce contexte, ils travaillent étroitement avec la Côte d’Ivoire pour y mettre des forces en mesure d’aider les Ivoiriens à anticiper la menace jihadiste. Une base militaire américaine serait même en construction à Odienné, dans le nord-est du pays. Africom est à la manœuvre et ne semble pas voir le risque politique pour la Côte d’Ivoire, alors que des élections présidentielles tendues auront lieu dans le pays en octobre 2025. La logique sécuritaire persiste. Au Tchad, les États-Unis ont soutenu Success Masra, président des Transformateurs, opposant devenu premier ministre, défait aux élections. Les autorités tchadiennes ont aussi demandé aux forces américaines de quitter le pays, alors même que les Russes pourraient être en train de venir. La position fragile au Sahel a été balayée par les autorités locales en pleine reconfiguration d’alliance.

À l’inverse, au Sénégal, la prise de position claire et forte des États-Unis lors de la tentative de l’ancien président Macky Sall de confisquer les élections a été très appréciée de la population et réaffirme le rôle des États-Unis comme garante des processus démocratiques, même si les nouvelles autorités ne sont pas particulièrement pro-américaines.

En Afrique centrale, les États-Unis sont plus impliqués dans les crises, mais avec un poids insuffisant qui tranche avec leur implication dans les autres crises sur la planète. Ainsi, la diplomatie américaine s’implique particulièrement au Soudan et en RDC, pour faciliter la médiation entre les camps opposés, sur fond de pénétration russe réussie (Soudan) ou redoutée (RDC). Peu de résultats sont visibles sur le terrain, alors que les combats font rage respectivement depuis 2023 et 2021, ce qui n’illustre pas un investissement suffisant.

En Afrique centrale, les États-Unis sont plus impliqués dans les crises, mais avec un poids insuffisant qui tranche avec leur implication dans les autres crises sur la planète.

À l’inverse, pour le Soudan, la Russie s’investit directement sur le terrain, tout en assurant un dialogue avec les deux camps. S’agissant de la RDC, malgré des efforts louables, ceux-ci sont fragilisés par l’embargo sur les armes que dénonce l’armée congolaise ou, plus récemment, une tentative de coup d’État hasardeuse par un responsable politique américano-congolais.

Le fort investissement au Kénya, mis en lumière récemment, confirme la dynamique, mais aussi son caractère ponctuel et peu risqué. Le Kenya est un allié traditionnel des États-Unis et si le renforcement récent est important, il ne confirme pas une nouvelle dynamique mais un renforcement des alliances traditionnelles. Changement structurel mais qui reste l’illustration d’une approche avant-tout sécuritaire : le Kenya devient le 4e État africain, après la Tunisie, le Maroc et l’Égypte, gagnant le statut de "major Non-NATO ally", ce qui signifie qu’il dispose désormais de facilités pour recevoir de l’équipement militaire, de l’entraînement et des prêts pour des investissements militaires.

Quelle stratégie ?

Une approche nouvelle et innovante, intégrant la compétition contre les puissances autoritaires tout autant que le bien-être des partenaires africains, consisterait à soutenir fortement, officiellement et officieusement, les forces démocratiques des pays africains. Afin d’éviter le piège actuel du prisme sécuritaire, déjà posé en ces termes durant la guerre froide et durant la guerre contre le terrorisme, qui revient à soutenir les pires responsables politiques pour s’assurer que leurs pays ne basculent pas dans le giron russe ou chinois, ou qu’ils mènent bien une lutte à mort contre les jihadistes, les États-Unis devraient reprendre de la profondeur stratégique en limitant les mauvaises actions de court-terme au profit d’un positionnement fort et attractif de moyen-terme.

Cette stratégie est susceptible de s’appliquer de la même manière aux Européens et sera ainsi développée dans le dernier papier de cette série.

Le président des États-Unis, Joe Biden, et le président du Kenya, William Ruto, à l'occasion d’une visite d’État de ce dernier à Washington le 23 mai 2024.

Copyright image : Roberto SCHMIDT / AFP

 

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