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19/11/2025
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Mers et océans : économie contre écologie ? Dépasser le clivage avant le naufrage

Mers et océans : économie contre écologie ? Dépasser le clivage avant le naufrage
 Sabine Roux de Bézieux
Auteur
Vice-présidente de la commission des affaires européennes et internationales du CESE, cofondatrice de la Fondation de la Mer

La COP30 rappelle à la France, puissance maritime, que les mers et les océans remplissent une fonction essentielle pour réguler le climat en même temps qu'ils jouent un rôle économique stratégique. Ces deux aspects sont-ils incompatibles ? Quels sont les atouts de la France pour prendre soin des océans et des mers, victimes des émissions de gaz à effet de serre ? Quelles évolutions peut-on attendre de la part des politiques publiques ? Quel peut être l'impact positif des entreprises ? Un état des lieux proposé par Sabine Roux de Bézieux, cofondatrice de la Fondation de la Mer.

La France, 2e plus vaste zone économique exclusive (ZEE) du monde, puissance maritime qui possède 10 % de la biodiversité marine et 20 % des atolls, entretient un lien particulier avec les mers et les océans et cet enjeu global est particulièrement stratégique pour le pays. À cet égard, le Grenelle de la Mer en 2009 a initié une prise de conscience. Une de ses préconisations fut la création d’une Fondation pour la mer, qui a vu le jour début 2015. Si la place donnée aux océans lors de la COP21, en décembre de la même année, a été jugée trop mineure, l’actualité récente (Assises de l’économie de la mer à La Rochelle, les 4 et 5 novembre, ou Conférence des Nations unies sur l’Océan à Nice en juin dernier) montre que la place de l‘océan progresse. Quels sont les atouts de la France pour prendre soin des océans et des mers ? En quoi ces sujets sont-ils stratégiques ? Quelles évolutions peut-on attendre de la part des politiques publiques ?

Les mers et les océans, un rôle central dans la régulation mondiale

Les mers et océans, qui représentent 71 % de la surface de la planète et séquestrent 30 % du CO2 - ce qui en fait le plus grand puits de carbone du globe - jouent un rôle central dans la régulation mondiale du climat. Les grandes circulations océaniques [mouvement des grandes masses d'eau à l'origine de courants marins de profondeur], et en particulier la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC) qui régule la température de l’hémisphère Nord, contribuent à équilibrer le climat mondial. C’est aussi dans les océans que se trouve la plus grande réserve de biodiversité de notre planète, dont beaucoup reste à découvrir : moins de 20 % des fonds marins sont cartographiés et seulement 250 000 espèces marines sont connues (un peu plus de 10 % de toutes les espèces connues sur terre). Chaque année en moyenne, plus de 2 000 nouvelles espèces marines sont découvertes, dont certaines ont des propriétés médicinales bénéfiques. Cette biodiversité océaniques nourrit aussi la planète : la faune aquatique constitue au moins 20 % des apports moyens en protéines animales pour plus de 3 milliards de personnes. En somme, 40 % de la population mondiale dépend directement de la bonne santé des mers et océans.

Les mers et océans, qui représentent 71 % de la surface de la planète et séquestrent 30 % du CO2 - ce qui en fait le plus grand puits de carbone du globe - jouent un rôle central dans la régulation mondiale du climat.

Au-delà de ces aspects environnementaux, les mers et océans sont une importante ressource économique pour un nombre croissant de pays. La mondialisation des échanges est en réalité une maritimisation : 90 % du commerce mondial transite par mer, et le trafic est en forte augmentation. Les ports maritimes ont traité plus de 839 millions de conteneurs dans le monde en 2022, soit quatre fois plus qu’en 2000.

Il faut aussi rappeler que la numérisation du monde passe par une infrastructure bien réelle, dont l’essentiel se trouve au fond des océans : les 1,3 million de kilomètres de câbles sous-marins assurent plus de 95 % du trafic numérique intercontinental (transactions financières, vidéos, etc.). Les mers et océans fournissent aussi de l’énergie à une part croissante de la population, via la multiplication des parcs éoliens, les installations d’énergie thermique des mers (SWAC), les usines marémotrices, et les nombreuses initiatives autour de la houle et des vagues.

Enfin, les mers et océans représentent 97 % de l’eau disponible sur la planète, et les usines de dessalement offrent de l’eau douce à des millions de personnes, notamment dans le Golfe : 90 % pour le Koweït, 96 % à Oman et 70 % en Arabie saoudite.

Une dégradation causée par l’activité humaine

La COP 21 l’a souligné dans son préambule : l’océan est un écosystème dont "il importe de veiller à l’intégrité". Or, l’océan est aussi la première victime des émissions de gaz à effet de serre, qui conduisent à son acidification et à son réchauffement, donc à la montée des eaux. Le changement climatique pourrait également bouleverser la dynamique mondiale des courants océaniques dans les décennies à venir, avec un impact y compris sur le continent européen. La lutte contre le réchauffement climatique passe donc par la préservation des grands équilibres océaniques. Les mers et océans produisent aussi environ 50 % de l’oxygène primaire grâce au phytoplancton et pourtant des centaines d’espaces maritimes sont déjà hypoxiques - morts faute d’oxygène. Les pertes de biodiversité marine sont également inquiétantes : un tiers des mammifères marins, un quart des récifs coralliens et des mangroves sont aujourd’hui menacés.

Les pollutions issues des activités humaines sont une cause majeure de dégradation des mers et des océans. Certes, les marées noires gigantesques des années 1970-2000 se sont peu à peu devenues rares, mais les fuites d’hydrocarbures se poursuivent et 70 % d’entre elles proviennent désormais de la terre. La pollution par les plastiques a remplacé celle par les hydrocarbures : l’équivalent d’un camion de déchets plastiques se déverse toutes les minutes dans les mers et océans. Le plastique, à la différence du pétrole ou du fioul, n’est pas une matière organique : il ne se dégrade pas en matière naturelle. Les macroplastiques deviennent des microplastiques puis des nanoplastiques, qui sont ingérés par les espèces marines, et peuvent avoir un impact sur leur santé, comme sur celle des humains qui les consommeront. Cette pollution plastique est elle aussi majoritairement tellurique (80 %) et tout l’enjeu est de l’arrêter avant qu’elle entame son périple océanique.

L’équivalent d’un camion de déchets plastiques se déverse toutes les minutes dans les mers et océans.

Les nombreuses activités économiques liées à la mer multiplient les pressions sur des écosystèmes déjà fragilisés : tourisme du littoral et croisière, pêche et aquaculture, construction navale, sans oublier l’exploitation des ressources énergétiques, minières ou biologiques.

Ces activités se sont développées au cours des décennies avec des impacts souvent élevés sur la biodiversité marine et du littoral, créant des conflits croissants entre les différents types d’usagers d’une part, mais aussi avec les associations de protection de l’environnement, au point qu’une incompréhension, parfois une cassure, divise les acteurs économiques et les acteurs de la préservation. Pourtant, les chiffres sont implacables : 94 % des habitats marins et côtiers d'intérêt communautaire évalués en métropole sont en mauvais état. L’urgence est d’autant plus forte que les pressions ne font qu’augmenter : l’OCDE estime que la production mondiale de plastique devrait tripler d’ici 2060, les projets d’exploitation minières des grands fonds marins commencent à se concrétiser, plusieurs conventions internationales sont bloquées par des pays ne souhaitant plus aucune contrainte écologique, alors que d’autres (les petites îles du Pacifique par exemple) alertent sur les risques existentiels qui les menacent.

Réconcilier économie et écologie grâce aux mers et océans : gageure ou opportunité ?

"On aime ce qui nous émerveille et on protège ce que l'on aime", disait fameusement Cousteau. Il faut commencer par faire connaître la mer, ses richesses, ses fragilités, son potentiel et les dommages que nous lui infligeons, parler au grand public, éduquer les plus jeunes en travaillant avec le ministère de l’Éducation nationale, faire évoluer les politiques publiques, mobiliser les entreprises ...

Le rapport Biodiversité et économie, les inséparables appelait à la construction d’une empreinte biodiversité pour prendre en compte, sur toute la chaîne de valeur, les impacts de l’entreprise sur la nature. Certaines initiatives existent déjà, comme le Référentiel Océan lancé en 2019 par la Fondation de la Mer, ensemble d’indicateurs dont s’est inspiré le Référentiel de l’EFRAG (Groupe consultatif européen sur l'information financière) pour la CSRD (Directive relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises, de 2022), afin de faire entrer les mers et les océans au cœur même des processus de reporting des entreprises. Ce Référentiel Océan est calqué sur les dix cibles de l’ODD14 (Objectif du développement durable) et permet aux entreprises de mesurer leurs impacts. Au sein de la CSRD, la directive européenne sur la durabilité, le troisième standard de reporting (ESRS) s’intéresse aussi aux ressources marines et aquatiques : la norme précise bien que ces éléments sont liés à d’autres comme le changement climatique (ESRS1), la pollution (ESRS2), la biodiversité et l’économie circulaire (ESRS4). Cette étape essentielle ne fait cependant que démarrer, et les retards pris par la mise en place du Green deal suscitent de légitimes inquiétudes.

Les entreprises peuvent en effet jouer un rôle crucial : les mers et les océans se retrouvent tout au long de leur chaîne de valeur. Dès lors, les actions menées pour réduire l’extraction de matières non renouvelables de l’Océan (hydrocarbures, sable), pour éliminer les rejets perturbateurs dans l’air et l’eau (rejets polluants, mais aussi bruit ou chaleur excessive émise) ou pour ne consommer que des produits prélevés de manière durable dans l’Océan, sont des mesures à fort impact. Le secteur maritime travaille à sa décarbonation via des économies de carburant, comme le montre le retour de la propulsion vélique. Pourquoi ne pas imaginer que le système fiscal dérogatoire du transport maritime (calculé sur le tonnage net des navires et non sur le résultat financier) intègre une dimension environnementale qui récompense les armateurs les plus vertueux ?

Le secteur économique a mis du temps à se mobiliser. De façon paradoxale, si les chefs d’entreprise se sentent personnellement touchés par les enjeux de la mer, ils considèrent le plus souvent que leur entreprise n’est pas concernée. Les chiffres du mécénat en faveur de l’Océan sont très en retrait par rapport à d’autres causes, y compris environnementales. Le mécénat climatique et environnemental ne représente que 7 % du mécénat distribué en France et 10 % de la philanthropie mondiale. Les projets en faveur des mers et des océans n’ont longtemps représenté qu’une portion congrue de ces montants. Les efforts menés par des acteurs comme les fondations et les ONG portent néanmoins des fruits. Une étude américaine montre que la philanthropie dédiée aux mers et aux océans a quasiment doublé en dix ans. L’enjeu sera de maintenir cette tendance afin que les mers et les océans prennent la place qui leur revient dans les politiques de mécénat environnemental des entreprises, à travers des programmes qui répondront aux besoins du terrain et aux attentes des mécènes.

Puisque les jeunes placent désormais la question environnementale en tête de leurs préoccupations, les entreprises peuvent s’appuyer sur leur engagement en faveur de l’Océan comme outil d’attractivité et de rétention. Le succès médiatique des grandes courses océaniques souligne, sans équivoque, l’engouement du grand public pour des aventures humaines menées au sein de la nature.

Si l’économie est responsable de la dégradation de l’état des mers et des océans, elle peut aussi être source de solutions.

Enfin, si l’économie est responsable de la dégradation de l’état des mers et des océans, elle peut aussi être source de solutions. Les solutions sont nombreuses pour développer des solutions fondées sur la nature (digues naturelles contre la montée des eaux, énergies marines renouvelables, …) ou investir dans les ressources biologiques encore inconnues.

La France détentrice de la 2e ZEE au monde, doit être exemplaire

La mer occupe une place particulière dans notre pays. Lors du Grenelle de la Mer en 2009, qui avait réuni pour la première fois l’écosystème de la mer, la mer avait été prise comme sujet transversal, et d’autres initiatives ont suivi : One Ocean Summit à Brest en 2022, accueil de la 3e conférence de l’ONU pour l’Océan à Nice en 2025, Assises de l’économie de la mer à La Rochelle en novembre 2025.

Pourtant, la gouvernance de la Mer est encore complexe : une dizaine de ministères sont concernés, et le ministère de la Mer n’est pas toujours incarné par un ministre dédié. Seul le Secrétariat général de la mer, rattaché au Premier ministre, a une vision élargie de l’Action de l’État en mer. Une fois par an se tient un Comité interministériel de la mer qui réunit tous les acteurs du maritime. Sa fréquence peut sembler insuffisante au regard des enjeux : protection et aménagements du littoral, déploiement du Référentiel Océan pour les entreprises, dispositif d’abondement public-privé de SOS Corail ou encore lutte contre la pêche illégale, méritent d’être accélérés. Les collaborations du monde économique avec les associations environnementales sont encore fragiles, et trop court-termistes.

Beaucoup reste à accomplir et il faudra agir sur tous les publics et tous les paramètres : grand public et société civile, entreprises, pouvoirs publics. Il faut mobiliser autour de nouveaux thèmes pour faire évoluer la réglementation française, européenne et mondiale : lien entre océans et santé (concept One Health), écoconception et recyclabilité des produits manufacturés, quotas de pêche… La France doit continuer à promouvoir une approche originale combinant enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Enfin, elle doit prendre au sérieux sa dimension maritime, qui mériterait presque d’avoir une traduction constitutionnelle : la France n’est-elle pas une république océanique ? 

Copyright image : JEAN-SEBASTIEN EVRARD / AFP
Bateau de pêche à Port-Charly, Le Croisic, 27 mars 2017.

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